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Ecrit par: P'tit Panda Dimanche 17 Août 2008 00h08
Shaolin Land
LE MONDE | 16.08.08 | 16h14 • Mis à jour le 16.08.08 | 16h14
(à Pékin)

Yu Liting a 7 ans et, sous ses airs d'enfant espiègle, une vraie détermination. "Il veut devenir grand maître", glisse Shi Xingsheng, qui veille sur lui tel un grand frère. Shi Xingsheng est maître de kung-fu, après quinze années passées à apprendre cet art martial chinois dans une école située près du monastère de Shaolin, le saint des saints. Le jeune maître et l'apprenti sont passés par Paris, en mars, à l'occasion d'une de ces tournées estampillées "Shaolin" qui reviennent chaque année, ou presque, faire aux spectateurs européens stressés la démonstration des bienfaits du wushu (les arts martiaux chinois en général) pour le corps et pour l'esprit.

La fascination occidentale pour le kung-fu remonte aux années 1970, lorsque l'art martial donna son nom à un feuilleton américain inspiré de l'enseignement de Shaolin : "Petit Scarabée", disciple d'un grand maître de kung-fu, devenu adulte sous les traits de l'acteur David Carradine, a marqué toute une génération de téléspectateurs, essentiellement mâles. Pourtant, à cette époque, il ne restait plus grand-chose du monastère. Celui-ci avait été fermé et saccagé par les Gardes rouges, pendant la révolution culturelle, et seule une poignée de moines âgés entretenait péniblement la flamme quand il a rouvert, en 1979.

Tout changea en 1982 avec le succès mondial d'un film avec Jet Li, Le Temple de Shaolin... et l'arrivée au temple d'un jeune novice de 16 ans nommé Shi Yongxin. L'adolescent se fit rapidement repérer par le supérieur de l'époque, l'abbé Xingsheng, qui lui confia la rénovation du monastère et la collecte des fonds pour la financer. On était en 1987 : Shi Yongxin se retrouva à 22 ans à la tête du temple de Shaolin. Son habileté à tisser des liens (avec David Carradine ou les caciques du Parti) fit merveille pour projeter le temple dans le monde moderne.

Vingt ans plus tard, la simple évocation du nom de Shaolin fait briller les yeux de dizaines de milliers de jeunes Chinois qui rêvent de devenir un jour la star d'un film de kung-fu. Et la ville voisine de Dengfeng, dans la province centrale du Henan, est devenue "la ville du wushu, comme Las Vegas est celle des casinos", assure Frédéric Pinlet, professeur de kung-fu et président du Dragon bleu, association "pour la promotion des arts martiaux chinois en France".

Dengfeng compte aujourd'hui une centaine d'écoles d'arts martiaux et environ 30 000 étudiants (soit presque la moitié de sa population), dont les plus jeunes ne sont pas plus âgés que Yu Liting. "Dans la journée, des centaines de gamins s'entraînent sur les esplanades, devant les écoles, raconte Frédéric Pinlet, qui s'est rendu une dizaine de fois sur place depuis 1995. Certains ne voient leurs parents qu'une ou deux fois par an, en dehors des vacances d'été. Pour la plupart, ce sont des adolescents dont les parents se saignent pour payer leurs études, en espérant qu'ils obtiendront un diplôme et trouveront du travail."

Les frais de scolarité varient, selon la réputation des écoles, de 150 à 1 000 yuans (de 15 à 100 euros) par mois. Les élèves les plus doués pourront un jour être sélectionnés par les autorités du temple pour aller participer à une tournée de spectacles, devenir instructeurs ou même monter leur propre école de kung-fu. Mais les plus gros débouchés des écoles de Dengfeng sont les métiers de la sécurité, la police et l'armée.

Les Occidentaux sont de plus en plus nombreux à se rendre dans les écoles de kung-fu pour y suivre des stages. Shaolin est une affaire qui tourne. "C'est un gros business pour les Chinois", reconnaît Frédéric Pinlet. Les environs du monastère, avec leurs boutiques de souvenirs, cafés Internet et hôtels en construction, ressemblent plus à un parc d'attractions dédié aux arts martiaux qu'à un lieu de recueillement. Malgré son ticket d'entrée à 100 yuans, le temple, dont l'accès fut interdit aux étrangers jusqu'en 1984, est devenu un des hauts lieux touristiques chinois, avec plus de 2 millions de visiteurs en 2007.

En Chine même, des voix s'élèvent pour critiquer la commercialisation à outrance du monastère : "A force de coller à son temps, Shaolin perd son identité, s'indignait ainsi récemment Le Quotidien de la jeunesse. Il n'y a aucune place tranquille pour le Bouddha dans un temple entouré d'une profusion de commerces et d'écoles d'arts martiaux. Au lieu d'être un paradis spirituel, le temple devient une machine à fabriquer de l'argent."

Shi Yongxin n'a que faire de ces critiques. Il a oeuvré sans complexe pour moderniser Shaolin et faire de sa branche commerciale, Shaolin Zhiye, une entreprise florissante, à tel point qu'il a dû démentir, en avril, les rumeurs d'introduction en Bourse : "Le temple de Shaolin n'est pas une entreprise. Il ne peut pas être valorisé et se trouve dans l'impossibilité de faire faillite", a déclaré celui que les médias chinois ont surnommé "l'abbé-PDG", une étiquette qu'il rejette.

Les étapes de la modernisation du temple se sont succédé au rythme enlevé de la croissance chinoise : en 1993, Shi Yongxin engageait la première d'une longue série de poursuites judiciaires contre un fabricant de jambon utilisant la marque Shaolin - déposée aujourd'hui dans plus de 80 pays. En 1996, il créait un site officiel alors qu'Internet n'en était qu'à ses balbutiements. En 1999, il était intronisé abbé et prenait la robe jaune. Aujourd'hui âgé de 43 ans, il évite de se mêler de kung-fu et préfère se poser en dépositaire de la "philosophie de Shaolin".

La légende veut que le kung-fu (ou gongfu, ce qui signifie "l'homme accompli") ait été inventé en 527 par un moine bouddhiste venu d'Inde, Bodhidharma (Damo pour les Chinois), qui l'enseigna aux moines de Shaolin, mais sa dimension religieuse ressemble aujourd'hui à un glacis de circonstance. "Le terme de moine-disciple est le plus souvent impropre, assure Frédéric Pinlet. Il vaut mieux parler de maîtres de Shaolin."

L'abbé Shi Yongxin est devenu le détenteur officiel des clés du bouddhisme zen made in Shaolin. Après avoir remarqué que les films et séries télévisées "donnaient souvent une idée fausse de la philosophie de Shaolin", il a lancé une série de télé-réalité sur le modèle de "La Nouvelle Star", où de jeunes moines rivalisent pour être la prochaine vedette d'un film à gros budget. Sa dernière création est un site de vente en ligne de produits divers, du tee-shirt à quelques euros au coffret de trois livres sur les secrets de la médecine et du kung-fu, pour 9 999 yuans (1 000 euros).

Premier député bouddhiste de la République populaire, Shi Yongxin se défend d'être un moine politicien : "J'ai participé à l'Assemblée populaire nationale dans le but de protéger les droits et intérêts du bouddhisme." Il fait du lobbying pour que le kung-fu de Shaolin soit inclus par l'Unesco dans sa liste des chefs-d'oeuvre du patrimoine immatériel de l'humanité. A ses yeux, "l'organisation des Jeux olympiques revêt une énorme importance pour la nation chinoise. Les populations mondiales pourront connaître le nouveau visage de la Chine après trente ans de réformes et d'ouverture".

Le temple de Shaolin se tient cependant à l'écart des compétitions d'arts martiaux organisées pendant les Jeux, notamment d'une grande démonstration de wushu prévue à Pékin. Les détracteurs du monastère affirment que ses représentants auraient risqué de ne pas se montrer à la hauteur de leur réputation. Shi Yongxin rétorque que l'objectif suprême du kung-fu de Shaolin n'est pas la victoire en combat mais l'amélioration de l'individu. Pierre de Coubertin aurait apprécié.


Gilles van Kote et Olivier Montalba
Article paru dans l'édition du 17.08.08


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