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> Cité De La Poussière Rouge, Des nouvelles chinoises de Qiu Xiaolong
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Ecrit le : Mercredi 06 Août 2008 17h53
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"Cité de la Poussière rouge"


1. L'attribution de logement (1988), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 06.08.08 | 16h34 • Mis à jour le 06.08.08 | 16h34

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1988.

En mars, l'Assemblée nationale populaire a discuté et approuvé les tâches principales de notre pays pour les cinq prochaines années.

En juin et juillet, l'inflation a atteint les deux chiffres et les prix ont flambé. Shanghaï, comme d'autres grandes villes, a connu une vague d'achats sous l'influence de la panique. Après avoir décidé d'autoriser le décontrôle de la plupart des prix en fonction des marchés, le gouvernement est revenu au plan initial de réforme des prix et des salaires.

*

Dans les années trente, quand Lao She écrivait sa célèbre saga Quatre générations sous un même toit, une famille nombreuse était considérée comme une bénédiction. Or, dans les années quatre-vingt, il y avait une différence fondamentale. Alors que les quatre générations du roman avaient vécu dans une grande maison, la famille de Liang, elle, partageait une seule pièce à tout faire de quatorze mètres carrés dans une maison shikumen de la cité de la Poussière rouge. Les quatre générations devaient utiliser des rideaux pour isoler le lit de son grand-père, le lit de ses parents, la couchette de son frère aîné accompagné de sa femme et de son nouveau-né, le lit de camp pliant de Liang lui-même, et une table qui servait à manger, à étudier, à boire le thé, à coudre et à repasser selon l'heure et l'occasion. Un pot de chambre était dissimulé derrière un rideau en plastique dans un coin. C'était, comme on dit, devoir célébrer un rituel taoïste dans une coquille d'escargot.

La situation a empiré lorsque, après avoir reçu son diplôme à l'université, Liang a obtenu un poste dans un institut d'études littéraires. Il avait désespérément besoin d'une pièce à lui où se consacrer à l'écriture et à la recherche. Les membres de sa famille lui montraient tous les égards possibles. Dès la fin du dîner, ils débarrassaient la table et sortaient pour qu'il puisse lire ou écrire en paix. Mais ça ne pouvait pas marcher plus d'une heure. Son grand-père voulait écouter la radio, ses parents tenaient à regarder la télévision, et son frère aîné souhaitait bavarder avec sa femme, sans parler du bébé qu'il fallait changer.

Liang a bientôt dû affronter une nouvelle difficulté. A près de 30 ans, il n'avait pas de petite amie. Rien d'étonnant à ça, puisqu'il n'était pas question qu'il en ramène une chez lui. Il avait essayé une fois, un soir d'hiver. Sa famille avait évacué les lieux bien avant son arrivée. La fille n'a pas paru s'apercevoir tout de suite de l'encombrement de la pièce et ils se sont mis à parler de Dickens et de Balzac. Perdus dans le XIXe siècle, ils ne voyaient pas le temps passer. Mais Liang n'a pas pu éloigner sa famille très longtemps. Son grand-père a fini par se sentir gêné de tousser chez le voisin. Et son frère aîné, après avoir liquidé dehors la moitié d'un paquet de cigarettes, a décidé de frapper à la porte en s'excusant.

La fille n'est pas revenue en dépit de leurs intérêts communs. A quoi bon fréquenter et épouser un homme sans feu ni lieu ?

La femme la plus intelligente et la plus efficace ne peut pas faire à manger sans riz, dit le proverbe. Tout le monde s'accordait pour penser que si Liang n'avait pas de petite amie à son âge, ça n'était pas sa faute.

Au début de l'année, il a appris que l'institut allait obtenir de la municipalité un certain nombre de logements. C'était une grande nouvelle. Avant 1949, chacun pouvait louer ou acheter une habitation, mais depuis des années les gens ne pouvaient plus se loger qu'à travers leur "unité de travail".

L'institut a constitué un comité destiné à attribuer les logements qu'il obtiendrait. Dans une ville de grande pénurie dans ce secteur, chaque candidat sur la liste d'attente avait ses arguments, et le comité devait faire beaucoup de calculs avant de décider. Sur le formulaire de candidature, Liang s'est inscrit dans la catégorie des "jeunes âgés". Ce terme qui désignait les célibataires de plus de 25 ans n'était pas agréable pour Liang, mais très utile pour convaincre le comité qu'un logement était la condition indispensable à son mariage.

"Camarade Liang, il y a deux ou trois couples sur la liste d'attente, a dit le président du comité.

- Mais ils n'habitent pas dans de mauvaises conditions. L'un dispose d'une mansarde, l'autre, d'une pièce séparée. Ils peuvent vivre dans la même maison que leurs parents, a répliqué Liang. Mon cas est tout à fait différent.

- Nous comprenons, c'est pourquoi vous figurez dorénavant parmi les premiers sur la liste d'attente. Nous ferons de notre mieux pour vous, camarade Liang."

Mais la compétition est devenue féroce. D'autres candidats se sont jetés sur le comité comme des fourmis sur un wok chaud. L'un d'eux a fait remarquer que si Liang était en effet célibataire, rien ne prouvait qu'il avait déjà une fiancée qui attendait qu'il l'épouse. En d'autres termes, sa situation n'était pas si grave et il pouvait encore attendre.

Liang, dépité, a parlé de l'obstacle qu'il rencontrait à ses connaissances. En particulier à Pingping, la libraire, une amie et rien de plus. Bien qu'elle ait été assez séduisante, à peu près de son âge, il ne l'avait jamais considérée comme une compagne potentielle.

"C'est un cercle vicieux. Sans petite amie, pas de logement, mais sans logement, pas de petite amie.

- Tu crois que tu aurais vraiment une chance si tu avais une petite amie ?

- Je crois, oui, une chance sérieuse.

- Alors dis-leur que je suis ta petite amie.

- Bon. " Liang était très surpris. Il n'avait jamais pensé à ça, mais il avait entendu parler de ces "petites amies temporaires". L'offre généreuse de Pingping l'a touché. C'était facile de faire savoir qu'ils se fréquentaient. Ses collègues venaient très souvent à la librairie.

"Ne t'inquiète pas, lui a-t-elle dit. Ça se fait beaucoup."

Liang a donc reparlé au comité en insistant sur l'existence de sa future épouse.

"Voyons, Liang. D'où sort-elle ? Vous ne nous en aviez jamais parlé.

- C'est vrai. Elle s'appelle Pingping, elle travaille à la librairie Xinhua de la rue de Nankin. Elle a beaucoup de clients parmi les membres de notre institut. Vous la connaissez sans doute vous aussi. C'est pour ça que je n'ai jamais parlé d'elle. Nous nous connaissons depuis longtemps, et nous sommes sûrs de nos sentiments à présent.

- Pingping ?" Le président du comité a paru incrédule. "Vraiment ? Eh bien, voir c'est croire."

(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong

*


1. L'attribution de logement (1988)

L'auteur de La Danseuse de Mao (éditions Liana Levi) raconte dans cette nouvelle l'étrange destin de Liang, 30 ans, universitaire doué mais freiné dans ses recherches par l'absence de logement. Les appartements libres sont en effet réservés aux couples. Or Liang est célibataire et sans petite amie connue...


Article paru dans l'édition du 07.08.08



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Ecrit le : Jeudi 07 Août 2008 16h15
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"Cité de la Poussière rouge"
2. L'attribution de logement (1988), par Qiu Xiaolong
LE MONDE | 07.08.08 | 15h42 • Mis à jour le 07.08.08 | 15h42

iang n'a pas eu d'autre choix que de demander à Pingping de venir au bureau. Elle est venue, s'est assise près de lui et lui a parlé longuement sur un ton très intime. Ensuite ils sont partis main dans la main en annonçant qu'ils allaient dîner au restaurant Deda, ce qu'ils ont fait. Il s'y sentait obligé. L'endroit apportait une atmosphère romantique à la soirée.

Mais le comité restait sceptique. "Sa visite ne prouve rien. On entend parler de fiancées de complaisance, vous savez. Si vous êtes prêt à vous marier, mieux vaut avoir un certificat de mariage. Certains disent que vous ne l'avez fait venir que pour la galerie."

Il hésitait à lui annoncer la nouvelle. Ce qu'elle avait fait était très généreux, mais rien ne l'obligeait à s'engager aussi loin. Quelques jours plus tard, c'est elle qui a abordé le sujet dans un café.

"Comment ça s'est passé avec le comité ?

- Ils pensent que ça ne prouve rien.

- Vraiment ? Je vois." Elle l'a regardé bien en face.

Il a eu un sourire gêné et n'a rien ajouté.

Elle a baissé la tête. "Quelle preuve leur faut-il ? Un certificat de mariage. Alors pourquoi pas ? Montre-leur le certificat. C'est pour le logement. Tu n'auras aucune obligation ensuite."

Il est resté sans voix. Elle a relevé la tête, comme animée soudain d'une flamme intérieure, et a dit : "Autant faire les choses jusqu'au bout."

Dans la pénombre du café, le choix a paru inévitable. Le bruit courait déjà peut-être qu'elle était prête à l'épouser.

Le jour même, ils sont allés au bureau de l'administration civile demander un certificat de mariage.

Puis Liang est allé informer le comité qu'ils avaient le certificat. Mais ça n'a toujours pas suffi.

"Nous vous croyons, Liang, mais les autres couples sur la liste sont mariés depuis des années."

"Alors tu dois jouer la dernière carte", a dit Pingping. Elle regardait son bureau en se mordillant un ongle.

"Quelle dernière carte ?

- Il paraît que, pour un couple, dormir dans le bureau est un moyen efficace de faire pression sur le comité d'attribution de logements.

- Mais comment puis-je te demander de faire ça ?

- Il y a une banquette dans ton bureau, et je dois pouvoir dormir dessus. Tu coucheras sur une natte de bambou sur la table. Ça devrait aller pour l'été. Nous mettrons un Thermos dans le coin, et une cuvette. Il y a une cantine au rez-de-chaussée. Tout ira bien."

Ce sens aigu de l'observation a inquiété Liang. Elle n'était entrée qu'une fois dans son bureau. Il s'est aperçu qu'il était trop tard pour refuser. Ce serait perdre la face. Pensant qu'elle ne parlait peut-être pas sérieusement, il a bredouillé sans dire ni oui ni non. Ce serait elle qui perdrait la face en s'installant avec lui.

Mais, ainsi qu'elle l'avait décidé, elle est arrivée le lendemain matin avec un chariot contenant des Thermos, une cuvette, un crachoir, des tasses, un petit réchaud à alcool et, bien entendu, des oreillers, des couvertures et des serviettes.

Les collègues de Liang sont restés muets d'étonnement. Ils se sont vite levés pour se retirer, embarrassés.

"Non, ne partez pas. Je ne fais que laisser quelques affaires. Je ne viendrai retrouver Liang que ce soir après votre travail. Je regrette, nous n'avons pas le choix ; un couple marié a besoin d'une pièce à lui, vous comprenez."

Puis elle a distribué des petits sachets rouges de sucreries de mariage aux collègues de Liang, qui ont murmuré des félicitations. Liang a reçu lui aussi un sachet décoré d'un grand idéogramme Double Bonheur doré.

Le soir venu, ils se sont enfin retrouvés seuls dans le bureau.

C'était un soir d'été. Conscients d'être mariés, ils ne pouvaient pas dormir. La table n'était pas confortable. Ils se sont regardés dans l'obscurité. Pingping s'est assise au bord du bureau et a déboutonné son chemisier. Ensuite, leurs corps sont restés enchevêtrés, laissant des flaques de sueur sur le bureau auquel il travaillait depuis son arrivée à l'institut. Il s'est vaguement dit que ça ressemblait à une revanche contre le système, avant de sombrer dans des ténèbres sans rêves.

Le lendemain matin, il s'est réveillé dans la lumière du jour, désorienté à la vue de Pingping en pyjama, pieds nus, qui accueillait ses collègues en maîtresse de maison. Il a compris qu'il ne devait plus craindre pour son attribution de logement, et voyait déjà l'heureuse conclusion dans le regard de ses collègues. Mais, en ce matin d'été, il se dit que c'était une bataille qu'il devait gagner à tout prix. Il allait prouver qu'il avait le cran nécessaire.

La bataille a continué, jusqu'à la fin qu'avait prévue Pingping : le comité a remis à Liang la clé du logement. Pingping était enceinte de sept mois.

Ce n'était pas une pièce neuve, elle avait été occupée par une famille, mais, pour eux, un logement de douze mètres carrés était une aubaine. Pingping a décidé qu'ils ne s'installeraient pas tout de suite. Elle voulait le remettre à neuf. Comme il n'était plus question qu'elle vienne dans son bureau, il l'a installée à la Poussière rouge, où sa mère s'occuperait d'elle.

Liang a continué de dormir dans le bureau. Surtout parce qu'il ne voulait pas entendre les chamailleries continuelles entre Pingping et sa mère - celle-ci était convaincue qu'elle l'avait embobiné depuis le début pour se faire épouser. Après tout, elle avait plusieurs mois de plus que lui, ils étaient tous les deux des "jeunes âgés", et comme c'était une situation bien pire pour une femme, elle avait dû voir là sa dernière chance.

Il avait du mal à se convaincre qu'il avait réellement obtenu le logement. En voyant une femme bouffie, presque une étrangère, se quereller et criailler dans la cité où il avait grandi, le visage couvert de poussière, les cheveux en désordre, il n'a pu s'empêcher de penser en toute honnêteté que c'était elle qui avait gagné la pièce grâce à ses efforts et à ses sacrifices. Il s'est dit avec un certain remords qu'il ne restait plus en elle la moindre joie de vivre.

Liang n'avait aucune envie non plus d'aller habiter cette pièce, même rénovée, d'y passer des années, avec ses enfants, et peut-être ses petits-enfants, tous sous le même toit comme à la Poussière rouge.

Au dîner de fête organisé à la cité pour le premier mois de son fils, il a remis à Pingping la clé du nouveau logement en déclarant qu'il partait travailler à Shenzhen. Dans cette zone économique spéciale, la nouvelle politique du gouvernement offrait aux habitants des avantages inaccessibles aux autres parties de la Chine socialiste. Ils pouvaient par exemple gagner davantage d'argent et s'acheter des appartements neufs bien à eux.

Il a simplement dit : "La Chine va changer. Je vais acheter un appartement neuf là-bas, à nous."
(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


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Article paru dans l'édition du 08.08.08




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Ecrit le : Vendredi 08 Août 2008 19h49
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"Cité de la Poussière rouge"

1. Le bol de riz en fer (1990), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 08.08.08 | 16h33 • Mis à jour le 08.08.08 | 16h33

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1990.

La Chine a surmonté avec succès la tempête politique de 1989. La loi martiale a été levée à Pékin. Des centaines de manifestants ont été relâchés après avoir avoué leur participation au mouvement étudiant.

En avril a été adoptée la Loi fondamentale de la région administrative spéciale de Hongkong de la RPC afin de garantir la permanence du système économique d'Hong-kong pendant cinquante ans.

Avec la poursuite de la réforme économique, la restructuration ou la fermeture des entreprises d'Etat se sont accélérées. Cette année a également été mise en oeuvre la modernisation de l'Armée populaire de libération. "Un ciel clair après la pluie", nous sommes confiants dans l'avenir de la Chine socialiste.

*

Dong Keqiang avait été considéré comme un des jeunes veinards de la cité de la Poussière rouge. Les Dong habitaient là depuis la génération de son grand-père. Contrairement à la plupart des résidents, celui-ci, un technicien qualifié qui avait un bon salaire avant 1949, avait pu installer sa famille dans toute une aile de la maison, composée d'une salle à manger, d'un salon, d'une chambre et d'une petite pièce aveugle servant de toilettes. Au cours des années, la famille s'était agrandie et ces pièces avaient perdu leur fonction. Dong avait pourtant sa chambre, et comme il était le seul héritier mâle, il allait finir par posséder toute l'aile.

Ça n'était pas tout. Après 1949, son grand-père avait conservé son statut d'ouvrier dans le nouveau système de classes, et son père aussi. Dans les années soixante-dix, de telles origines ouvrières avaient été très bénéfiques pour Dong. Il était devenu petit garde rouge, puis membre des Jeunesses communistes et finalement technicien aux télécommunications de Shanghaï, entreprise d'Etat rentable - il avait un "bol de riz en fer".

L'expression était issue de la tradition de manger le riz dans un bol. Les gens n'ayant pas toujours les moyens de se nourrir, quand quelqu'un perdait son emploi, on disait souvent qu'il avait perdu son bol de riz, ou qu'il l'avait cassé. Depuis l'instauration du système des entreprises d'Etat après 1949, les employés n'étaient plus jamais licenciés, et à leur retraite ils bénéficiaient d'une pension et de l'assurance médicale. Tous avantages dus au système socialiste.

Un "bol de riz en fer" désignait cette garantie de sécurité de l'emploi. Dans le système égalitariste, presque tout le monde touchait à peu près le même salaire, et quand, au milieu des années 1980, certains ont commencé à avoir leur propre affaire, ceux qui tenaient un bol de riz en fer n'y ont pas vu de motif d'inquiétude. Personne ne pouvait prévoir comment ces nouveautés fonctionneraient.

Un après-midi, Tante Liu, la célèbre marieuse de la cité, a présenté Dong à Lulu, une jeune fille dans le vent. Au début, celle-ci rechignait à rencontrer un technicien ordinaire, mais Tante Liu l'a convaincue en lui expliquant que le grand-père de Dong avait plus de quatre-vingts ans et que dans pas longtemps Dong hériterait de toute une aile.

Ils se sont retrouvés au parc du Bund. Dong a eu le coup de foudre. Ils ont bavardé et ri et se sont promenés pendant une heure ou deux dans le parc. Il l'a invitée à dîner le soir même. Lorsqu'elle a proposé le restaurant de l'Hôtel de la Paix, de l'autre côté de la rue, un hôtel cinq étoiles où il n'avait jamais mis les pieds, il n'a pas hésité, persuadé d'avoir assez d'argent sur lui pour la soirée.

Ils sont donc montés au restaurant du huitième étage et ont choisi une table près de la baie vitrée donnant sur la rivière. Lulu a dit qu'elle aimait beaucoup l'atmosphère de l'endroit.

Mais les prix sur la carte dorée lui ont donné un coup. Il n'allait pas pouvoir impressionner Lulu en choisissant les spécialités du chef. Sans lui tendre la carte, il a commandé en habitué : "Porc aux champignons, poulet de la concubine impériale, boulettes de viande des quatre bonheurs, soupe de pousses de bambou d'hiver..." Chacun de ces plats coûtait moins de cent yuans. Elle ne disait rien et regardait par la fenêtre, l'air absent.

"Que diriez-vous d'un poisson et de crevettes ?", a demandé la serveuse, avec un regard à la carte qu'il avait en main.

C'était la question qu'il redoutait. Une langouste australienne à manger de trois façons - tranches crues, sautée à l'échalote et au gingembre, et riz au jus de langouste - coûtait neuf cents yuans. Il n'a même pas essayé de vérifier le prix exact d'une grosse courbine frite en forme d'écureuil. Il n'était pas radin, mais il n'avait que huit cents yuans sur lui. Il a parcouru la carte encore une fois. A son grand soulagement, il a trouvé quelque chose parmi les spécialités du chef : "Carpe vivante du fleuve Jaune."

A sa connaissance, la carpe n'était pas considérée comme un délice onéreux. Au marché derrière la cité, on l'achetait à pas plus de trois ou quatre yuans le kilo. Une carpe vivante pouvait sauter un peu plus haut, mais pas trop. La spécialité du chef était suivie d'un prix dit "à l'unité" : seize yuans. Qu'il s'agisse de kilo ou de jing, l'équivalent d'une livre, le prix semblait acceptable.

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros (A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
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Ecrit le : Samedi 09 Août 2008 16h37
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"Cité de la Poussière rouge" - 2 . Le bol de riz en fer (1990)

LE MONDE | 09.08.08 | 15h08 • Mis à jour le 09.08.08 | 15h08

La serveuse attentionnée qui suivait le regard de Dong sur la carte a suggéré : "Une carpe d'un kilo, un kilo et demi ? Plus petite elle n'aurait pas beaucoup de chair, mais plus grosse elle ne serait pas tendre.

- C'est parfait."

Lulu l'a regardé avec des vagues de printemps ondulant dans ses yeux - la carpe y nageait probablement.

La commande est vite arrivée. En dépit de tous les plats tentants, il ne se délectait que de la vue de Lulu. Elle a commencé à manger en tapotant ses lèvres pulpeuses avec une serviette rose, et elle avait un sourire radieux.

Puis la carpe vivante a été servie par une autre serveuse vêtue de batik, les pieds nus dans des socques de bois, ses chevilles blanches ornées de bracelets d'argent étincelant sur la moquette rouge. Elle a déposé la carpe devant eux dans un immense plat décoré de saules.

"Regardez !", s'est exclamée Lulu.

Les yeux du poisson tournaient encore. Il n'avait aucune idée de la façon dont le poisson était cuit. Ça tenait du miracle. Elle lui a servi un morceau du dos du poisson avec ses baguettes. Ce geste intime lui a gonflé le coeur de tendresse. Le goût était extraordinaire, frais et exquis. Elle a sucé la joue du poisson avec une grâce sensuelle qui dépassait ses rêves les plus fous, ses doigts fins effleuraient à peine ses lèvres. Soudain maladroit, il a sorti un oeil de la carpe avec le bout d'une baguette et a éclaboussé la nappe.

Elle a dit avec un doux sourire : "Le meilleur, c'est la chair autour de l'oeil. A Hongkong, il y a une spécialité d'yeux de poisson. Mais pas de carpe. Huit commandes par jour seulement."

La chair autour de l'oeil avait le goût de tofu gras et une texture indescriptible. Il n'en avait encore jamais entendu parler. Il en a conclu qu'elle devait être une habituée des restaurants chics. Mais elle le méritait, un sourire sur ses lèvres valait des tonnes d'or, comme on dit.

Il ne voyait pas le temps passer telle la rivière au-dessous d'eux dans le crépuscule.

Elle a poussé un soupir de satisfaction. La serveuse a apporté l'addition sur un plateau d'argent.

Le coup a été plus rude encore, une addition de plus de deux mille cinq cents yuans. Il avait fait un calcul mental. Avec le poisson d'un kilo environ, elle ne devait pas dépasser les six cents yuans, ou à peine. Il a appelé la serveuse et l'a questionnée.

"Le prix à l'unité c'est le prix au liang, aux cinquante grammes.

- Comment est-ce possible ?

- C'est l'usage dans les restaurants cinq étoiles. Vous n'y étiez encore jamais allé ?

- Si, bien entendu.

- Alors vous devriez savoir ce qu'est le prix à l'unité." Elle lui a montré la dernière page de la carte. "Regardez. C'est clairement indiqué."

En effet, c'était imprimé là, en tout petits caractères, bien qu'il n'ait jamais eu l'idée de vérifier. En d'autres circonstances, il aurait pu admettre son ignorance, payer avec ce qu'il avait et s'acquitter du solde plus tard. Mais il n'a pas voulu, pas en compagnie de Lulu. Il ne pouvait pas se permettre de perdre la face de cette façon. L'alternative était de passer pour un homme qui défend un principe, pas son argent. C'était le seul moyen de pouvoir conserver une chance de se racheter à ses yeux.

"Allons donc. Les journaux de Shanghaï sont pleins d'histoires d'arnaques de ce genre. J'ai un copain au Wenhui. Il serait prêt à publier un article là-dessus.

- Et qu'est-ce qu'il peut dire ?" La serveuse était sarcastique.

"Nous ne sommes plus au temps de Victor Sassoon, le magnat juif qui a construit l'hôtel avec l'argent qu'il avait gagné sur le dos du peuple chinois. Nous vivons dans une société socialiste. Je suis ouvrier dans une entreprise d'Etat. Ce poisson coûte plus de deux mois de mon salaire. Vous trouvez ça juste ?

- Alors vous avez un bol en fer. Vous savez quoi ? Ici les clients ont des bols en or et en argent. Ils possèdent leurs propres entreprises. Je vais vous dire une chose. Nous ne sommes pas un restaurant d'Etat. Si vous êtes si fier de votre bol en fer, vous n'avez rien à faire ici."

Pendant qu'il continuait à discuter, Lulu s'est levée et a quitté la table sans un mot. Il s'est dit qu'elle était sans doute allée aux toilettes. Mais elle n'est pas revenue.

Le responsable de la sécurité est arrivé, a exigé tout l'argent qu'il avait sur lui, l'a pris au collet et l'a mis dehors.

Quand il a téléphoné à Lulu pour la revoir, elle lui a répondu simplement : "Vous pouvez peut-être vous permettre de perdre la face de cette façon, mais moi pas."

Dong ne le pouvait pas non plus. Il a donc quitté son entreprise d'Etat et Shanghaï pour Shenzhen avec un projet d'affaire bien à lui. Il s'est mis à fabriquer des bols à riz en acier inoxydable, créant ainsi l'archétype d'un bol qui avait encore une importance symbolique pour les gens. C'était une trouvaille commerciale géniale, et très vite son produit s'est vendu dans tout le pays.

(Fin de l'épisode)

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


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Article paru dans l'édition du 10.08.08



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Cité de la Poussière rouge
1. Vieux Fang le Bossu (1995)

LE MONDE | 11.08.08 | 16h54 • Mis à jour le 11.08.08 | 16h54

Ceci est le dernier Bulletin d'information de la Poussière Rouge pour l'année 1995.

Au début de l'année, la Chine a procédé à des essais de tirs de missiles et à des manoeuvres militaires dans le détroit de Taïwan, démontrant sa détermination à lutter pour la réunification du pays.

La durée de l'enseignement obligatoire a été portée à neuf ans.

En septembre, le Comité central du Parti a adopté la proposition de poursuivre la réforme économique à travers la transformation de l'économie planifiée traditionnelle en économie socialiste de marché.

Notre gouvernement a pris des mesures efficaces pour enrayer l'inflation, qui a atteint 17 %.

*

Permettez-moi de dire tout d'abord qu'une histoire est rarement indépendante de celui qui la raconte. Pourquoi en choisir une plutôt qu'une autre ? Eh bien parce que celle-là a une signification particulière pour le narrateur. Par exemple ce que je vais raconter ce soir à propos de Vieux Fang le Bossu. C'est très lié à ce qui m'est arrivé pendant de longues années. Plus de vingt ans.

Ensuite, une histoire ne tombe jamais du ciel, elle n'a pas non plus de conclusion claire. Entre Vieux Fang le Bossu et moi, le face-à-face n'a eu lieu que cette semaine, bien que des choses beaucoup plus graves nous soient arrivées à lui et à moi il y a des années.

Je n'ai aucun préjugé contre la difformité d'un homme. Mon père est devenu infirme lui aussi - pendant la révolution culturelle. Il se trouve seulement que je ne connais pas le véritable nom de Fang. Aussi loin que remontent mes souvenirs, tout le monde ici l'appelait par son surnom. Et lui aussi. Vous avez quelque chose contre les surnoms ? Très bien, alors je l'appellerai Fang. S'il arrive que ma langue fourche, c'est parce que sa bosse a une importance, une correspondance symbolique dans l'histoire.

J'ai entendu parler de Fang pour la première fois au début des années soixante. C'était un ouvrier qui venait de prendre sa retraite de l'aciérie n° 3 de Shanghaï, et aussi un membre honorable du comité de quartier. Un homme âgé, petit, chauve, avec des lunettes démodées aux verres en cul.jpg de bouteille, et une bosse comme un wok retourné. J'étais enfant et je ne m'intéressais pas au comité de quartier. C'était pour moi un simple bureau où les ménagères allaient se plaindre ou recevoir les bons d'alimentation.

La révolution culturelle a tout changé. Le comité s'est concentré sur la mobilisation des gens dans la lutte contre les ennemis de classe. Mao disait : "Nous devons mener jusqu'au bout la révolution de la dictature du prolétariat." Fang s'est distingué à une réunion de quartier en prononçant un discours passionné sur le thème : "Savourer la douceur du présent et se rappeler l'amertume passée."

"Qu'est-ce que je suis ? Un pauvre infirme. Dans l'ancienne société, partout on me méprisait, j'étais un moins que rien. Un jour j'ai glissé et je suis tombé devant la cité, et plusieurs jeunes voyous sont venus me donner des coups de pied, me cracher dessus et m'injurier en me traitant de vieille tortue renversée. Camarades, ce n'est que dans le système socialiste que j'ai commencé à mener une existence heureuse, merveilleuse. A cause de mon infirmité, j'ai été autorisé à prendre ma retraite à quarante-cinq ans et à en toucher l'intégralité. J'aurais pu rêver de ça avant la Libération en 1949 ? Jamais de la vie. Je dois tout au Parti, au président Mao. Quiconque ose être contre le président Mao, je le combattrai jusqu'à mon dernier souffle dans la direction la plus nouvelle de la lutte des classes."

Le discours était sincère, mais bref. L'exemple cité n'était pas bien choisi. Les voyous sont de tous les temps. Il n'était nul besoin de l'ancienne société pour se moquer de Fang. Quant à la direction la plus nouvelle de la lutte des classes, Fang comprenait à peine le langage politique mouvant des journaux, il l'enregistrait et le répétait comme une machine.

Peu après, un groupe s'est formé dans le quartier sous le nom d'Equipe de propagande de la pensée de Mao Zedong. Elle se composait d'une douzaine de retraités, d'un tambour gigantesque, de plusieurs gongs et cymbales de cuivre, et d'un tas d'affiches colorées. Fang tenait un mégaphone d'une main, et dans l'autre, une liste des ennemis de classe. Avec son brassard rouge aussi éclatant qu'un nuage enflammé par l'aurore, il conduisait l'équipe au domicile désigné des ennemis de classe dans la cité.

Devant chaque maison visée, son mégaphone retentissait. "A bas le suppôt du capitalisme Zhang Shan. Nous devons le piétiner mille fois pour qu'il ne puisse pas se retourner pendant les cent prochaines années." A la porte suivante, "A bas le contre-révolutionnaire Li Si. Pour ton crime contre le socialisme, tu mérites de mourir mille fois." Et à la troisième, "A bas le droitier Huang Huizhong, tu dois confesser ton crime au peuple."

Fang avait une voix forte, et sa capacité pulmonaire maximale lui donnait une qualité métallique. Ses yeux lançaient des couteaux, ses narines jetaient des flammes. L'espace d'un quart de seconde il était gigantesque - la colère prolétarienne incarnée.

Les activités révolutionnaires de l'équipe étaient censées exercer une pression sur les ennemis de classe. Un slogan répandu à l'époque était : "La dictature prolétarienne doit s'appliquer dans chaque recoin de notre société socialiste." C'est ainsi que le chemin de Fang et le mien se sont croisés pour la première fois. Mon père était un cadre du Parti de rang moyen qui est devenu soudain un "suppôt du capitalisme" en 1966. Donc un ennemi de classe. Fang est arrivé à notre porte avec son mégaphone, comme il était de son devoir. "Brûlons le suppôt du capitalisme puant ! Faisons frire le suppôt du capitalisme pourri ! Aux ordures le suppôt du capitalisme maudit !"

La critique révolutionnaire de masse s'intensifiait. Bientôt les ennemis de classe ont été amenés sur une estrade improvisée, un énorme tableau noir autour du cou avec leur nom écrit dessus et barré. Vieux Fang le Bossu s'est révélé le plus actif et le plus imaginatif dans ces tableaux, à croire qu'il tirait une énergie inépuisable de sa bosse. Sa vue inspirait une terreur nouvelle à ceux dont il tenait la liste à la main.

Une jeune mère disait à son bébé au berceau : "Si tu pleures, Vieux Fang le Bossu va venir." Adaptation très appropriée du traditionnel : "Si tu pleures, le loup aux yeux blancs va venir."
(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis), par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


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"Cité de la poussière rouge"
2. Vieux Fang le Bossu (1995), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 12.08.08 | 16h21 • Mis à jour le 12.08.08 | 16h21

J'étais jeune, et pourtant assez grand pour trembler pour mon père. Il me semblait que c'était une question de temps avant qu'il monte sur l'estrade, où je l'imaginais avec un tableau noir suspendu autour du cou.

Il avait eu une jambe cassée pendant une réunion de critique publique à l'usine. Dans une réunion de quartier de ce genre, j'allais devoir lui servir de béquille, debout avec lui sur l'estrade. Cette image de béquille humaine me donnait des cauchemars. Une nuit, j'ai été tiré de mon lit par la voix de tonnerre de Fang. "Suppôt du capitalisme Guohua, tu es condamné !" Je me suis précipité en bas en me frottant les yeux, mais il n'y avait personne. J'aurais juré que j'avais entendu sa voix. Mon père a dit que des enfants du voisinage avaient pu l'imiter pour me faire une blague, ou bien que j'avais rêvé.

Heureusement, je n'ai pas eu à subir l'humiliation publique. Mon père a été libéré tout à coup de son statut de "suppôt du capitalisme" par une organisation de gardes rouges qui, par une prise de pouvoir surprenante, ont déclaré que mon père était de leur côté et que c'était un cadre révolutionnaire éducable.

J'étais loin de m'attendre à ce que Fang devienne une menace plus directe. En 1969, Mao a lancé le mouvement des jeunes instruits à la campagne. Des millions de lycéens et d'étudiants sont partis se faire rééduquer par les paysans pauvres et moyen pauvres, mais quelques-uns sont restés, dont moi, "jeune en attente d'affectation" à cause d'une bronchite.

L'équipe de propagande de la pensée de Mao a axé son action sur de nouvelles cibles : les jeunes instruits restés en ville. Fang et ses compagnons ont utilisé sur eux la même tactique d'humiliation publique avec des slogans différents. "Comme nous l'enseigne notre grand dirigeant le président Mao, il est nécessaire que les jeunes instruits aillent à la campagne..." La voix forte de Fang s'élevait au-dessus d'un fracas assourdissant de gongs et de tambours. A la consigne générale il ajoutait au fur et à mesure les noms de sa liste en allant de maison en maison. "Zhou Wu, tu n'écoutes pas le président Mao. Tu en subiras les conséquences !" "Chen Liu, tu es contre le mouvement des jeunes instruits. Tu dois te corriger !"

Il y avait deux jeunes instruits dans la même maison shikumen, Zhengming et moi. La seule différence entre nous était qu'il n'avait pas d'excuse pour être resté. J'étais épargné pour le moment, mais son nom a été prononcé haut et fort par le mégaphone de Fang. "Tu dois partir maintenant, Zhengming, sinon nous ne te laisserons jamais en paix, ni le jour ni la nuit."

Fang et ses compagnons faisaient leur ronde trois fois par jour : tôt le matin, l'après-midi et tard le soir, de façon à ce que le maximum de gens entendent le message. C'était une tactique efficace, car non seulement elle faisait pression sur les jeunes instruits de la liste, mais en outre elle empoisonnait la vie de tous les voisins, lesquels, ne pouvant pas se plaindre de cette propagande, se retournaient contre les jeunes.

"Tu ferais mieux de partir, Zhengming, a dit Grand-Mère Hua dans la cuisine collective, sinon nous ne serons jamais tranquilles ici."

Zhengming m'a demandé mon avis. Il se sentait tellement coupable qu'il était prêt à céder sous la pression. Je ne lui ai donné aucun conseil. Mon père souffrait de rhumatismes. Je ne pouvais pas me permettre de créer davantage de tension chez moi.

J'ai répondu mollement : "A l'instant où Fang dira mon nom, je risque de devoir partir aussi."

Zhengming est parti. Moins d'un an plus tard, il a perdu trois doigts dans un accident de tracteur. On a dit qu'il l'avait fait exprès pour pouvoir rentrer en ville, en application des dispositions gouvernementales relatives aux jeunes instruits handicapés. Je n'ai pas suivi l'affaire. Je m'inquiétais trop pour mon propre sort. Dès que j'entendais le bruit familier des tambours et des gongs, je bondissais et j'épiais en tremblant derrière le rideau. Une bronchite n'était plus un motif de dispense. L'équipe de propagande de la pensée de Mao Zedong était décidée à trouver de nouvelles cibles parmi les jeunes instruits restés en arrière.

Encore une fois, j'ai eu de la chance, et le mouvement des jeunes instruits s'est interrompu brutalement avant que le mégaphone de Fang n'appelle mon nom. Au lieu de se transformer avec succès en paysans pauvres et moyen pauvres à la campagne, les jeunes n'arrivaient pas à gagner leur vie dans ces villages reculés. Mao lui-même a écrit une lettre admettant qu'il pouvait y avoir eu des erreurs dans ce mouvement.

Mais l'équipe de Fang avait déjà entrepris une autre campagne. De ma fenêtre, j'entendais Fang crier de nouveaux slogans. A cette époque-là, les campagnes se multipliaient et Fang ne risquait pas d'en manquer.

Après la fin de la révolution culturelle, je suis allé à l'université à Pékin. Je me suis surpris à penser parfois à Vieux Fang le Bossu pendant mes études. Mon père m'a appris que, depuis la dissolution de l'équipe de propagande, il travaillait pour le comité de quartier et patrouillait toujours au marché comme une sorte de chien de garde en portant un brassard rouge - mais différent.

Je n'ai eu une idée précise de la nouvelle activité révolutionnaire de Fang qu'à mon retour à Shanghaï au début des années quatre-vingts, où je suis entré comme journaliste au Wenhui. Le Parti avait déjà entrepris la réforme économique à Shenzhen, mais la présence de marchands privés au marché d'État du quartier représentait encore une menace aux yeux des orthodoxes. Le travail de Fang consistait à confisquer les paniers de bambou des marchands ambulants et à les piétiner de toutes ses forces. Il devait en tirer une satisfaction intense et se prendre pour un loyal champion du socialisme chaque fois qu'il chassait une jeune paysanne en pleurs.

Je n'ai pas été très étonné de voir Vieux Fang le Bossu apparaître au marché et patrouiller avec énergie comme s'il était monté sur ressort, mais sa férocité à l'égard des marchands ambulants m'a surpris. Ils n'étaient pas des ennemis de classe. Et la presse du Parti parlait de coexistence de formes différentes de propriété dans la nouvelle économie.

"Ce vieux salaud est cinglé", a pesté Zhengming en ligotant un crabe de rivière vivant qu'il venait d'acheter à un marchand privé.
(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
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Article paru dans l'édition du 13.08.08



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"Cité de la Poussière rouge"
3. Vieux Fang le Bossu (1995), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 13.08.08 | 15h46 • Mis à jour le 13.08.08 | 15h46

Je ne gardais pas autant de rancune personnelle contre Fang. Ce qui m'a poussé à le braver a été encore un égarement du yin et du yang. Et j'ignorais que notre vie à tous deux en resterait influencée, de manières très différentes.

Mon travail au Wenhui m'accaparait. Un samedi après-midi, je suis rentré très vite à la Poussière rouge pour préparer le dîner de mon père. Au marché voisin, j'ai vu une femme nettoyer un plein seau d'anguilles de rizière près de l'évier public. Je ne saurais dire ce qui a retenu mon attention, mais j'ai ralenti le pas et je me suis arrêté pour la regarder. Elle battait l'anguille sur le sol de ciment, accrochait sa tête à un gros clou fixé au bout d'une planche, tirait dessus, lui ouvrait le ventre, la vidait, lui tranchait la tête et découpait le corps avec délicatesse. C'était la préposée aux anguilles du marché et elle gagnait quelques fens en vendant les arêtes et les entrailles aux restaurants qui en font des soupes de nouilles. Le sang couvrait ses mains, ses bras et ses pieds nus.

C'est alors que je l'ai reconnue. C'était Qing, la "reine" de mon lycée, partie à la campagne avec le premier groupe de jeunes instruits en 1970. J'avais entendu des histoires tragiques sur sa vie là-bas. A présent mère célibataire de deux enfants, elle paraissait au moins quinze ans de plus que son âge, les têtes des anguilles à ses pieds, à peu près de la taille de ses orteils nus, leurs yeux encore vivants. Elle ne m'a pas reconnu.

Sur une impulsion, j'ai décidé d'acheter un kilo d'anguilles vivantes. Pour préparer un plat bien shanghaïen d'anguilles frites à mon père. J'allais sortir mon portefeuille quand des cris m'ont fait me retourner. Vieux Fang le Bossu fonçait sur nous, rappelant bizarrement un faucon, et saisissait Qing par la peau du cou comme un poussin. Ahuri, je l'ai vu l'entraîner en direction du comité de quartier...

Je suis soudain devenu furieux. Pendant toutes ces années, cet homme avait été une malédiction. D'abord pour mon père, ensuite pour moi, et à présent pour elle. Elle était pitoyable, cette ancienne jeune instruite, sans travail et sans qualification, obligée de nourrir ses enfants de ses mains couvertes de sang. Ce qu'elle vendait au marché ne lui appartenait pas. Combien pouvait-elle tirer de ces déchets ?

J'ai décidé de faire quelque chose. Ce soir-là j'ai rassemblé des documents récents du parti relatifs à la réforme du système socialiste de propriété. Après les avoir étudiés avec soin, j'ai eu une longue conversation avec le camarade Jun, président du comité de quartier.

Je lui ai expliqué : "Nous ne sommes plus à l'époque où la lutte des classes passait avant tout. D'après Le Quotidien du peuple, lui accorder trop d'importance ne profite pas à la réforme. Les temps ont changé, et un marché privé libre est devenu un supplément nécessaire au marché d'État. Fang a tort de traiter les marchands ambulants de cette façon."

Le camarade Jun a hoché la tête pendant tout mon discours sans tenter de m'interrompre.

"Donc je pense que vous devez lui confisquer son brassard rouge. Cette affaire pourrait faire du bruit. Ce serait très mauvais pour l'image de la Poussière rouge."

Le camarade Jun a dû trouver la menace grave. En effet, quand je suis retourné au marché, il n'y avait plus signe de Fang. On a dit qu'il tremblait comme une feuille quand il avait rendu son brassard rouge. Je n'ai pas vu Qing non plus. C'était sans doute tant mieux. Le sang des anguilles avait changé l'image que je conservais d'elle.

J'ai vu mes propres chances dans la réforme économique en cours. En réalité, j'avais eu l'idée de monter une affaire quand j'avais étudié les documents ce soir-là pour chasser Fang du marché. J'ai quitté Shanghaï pour Shenzhen, puis Shenzhen pour Hongkong. La suite a été une succession de bonnes affaires. Disons que j'ai eu de la chance jusqu'ici.

Un voyage professionnel m'a ramené à Shanghaï il y a quelques jours. Tant de choses avaient changé dans le quartier de la Poussière rouge que j'en croyais à peine mes yeux. Les stands de casse-croûte sont apparus comme les pousses de bambou après la pluie. Près de l'entrée de la cité, il y a aussi une baraque qui sert des repas en barquettes avec deux ou trois tables de bois, sept ou huit bancs, et un gros poêle à charbon en plein air. C'est commode pour les résidents de la cité, et pour les employés des nouvelles entreprises proches.

Mais j'ai eu un choc en y voyant Vieux Fang le Bossu. Bien différent - ce qui n'avait rien d'étonnant - de celui que je me rappelais avec son mégaphone et son brassard rouge. Il s'était ratatiné, un nain avec une bosse encore plus prononcée, un angle de quatre-vingt-dix degrés entre sa tête et le bas de sa colonne vertébrale. Ce qui m'a réellement stupéfié, c'est qu'il était aide-serveur, et il devait se dresser sur la pointe des pieds pour attraper les assiettes sur l'étagère.

Je me suis assis à table et j'ai commandé un bol de nouilles au porc frit avec des légumes au vinaigre. Il est venu me servir. Croyez-le ou non, c'était notre premier face-à-face, son visage au niveau du mien. Le vieil homme ne m'a pas reconnu et j'ai pris le bol sur le plateau qu'il tenait à hauteur de sa tête.

L'endroit était une de ces entreprises privées contre lesquelles il s'était si longtemps battu. Et le propriétaire n'était autre que Zhengming, à qui j'ai demandé de venir s'asseoir avec moi.

Il m'a dit que la réforme économique avait durement frappé plusieurs retraités de la cité. Autrefois, qu'une entreprise ait été rentable ou pas, les retraités bénéficiaient d'une pension et des soins médicaux gratuits, mais désormais c'était laissé à la décision de l'entreprise, et l'aciérie d'Etat de Fang était tombée très bas. Il ne touchait même pas la moitié de sa retraite. Avec l'inflation, il était courant que les retraités prennent un emploi de complément.

"Il gagnait un peu plus en travaillant au comité de quartier, mais, pour une raison que j'ignore, il a été renvoyé il y a plusieurs années. J'ai eu pitié de lui ; je le paie deux cents yuans par mois et je le nourris."

Je n'ai pas dit à Zhengming que j'étais peut-être responsable du renvoi de Fang. On pouvait aussi voir ça comme une ironie du sort : Fang était peut-être responsable de mon entrée dans le monde des affaires.

Après que Zhengming eut quitté la table, j'ai regardé autour de moi. Personne ne laissait de pourboire. En Chine socialiste, d'un point de vue politique, c'était encore mal vu de recevoir un pourboire. Pendant que Fang s'éloignait, je suis parti en laissant un billet de dix yuans sur la table.

(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis), par Fanchita Gonzalez Batlle
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Article paru dans l'édition du 14.08.08


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"Cité de la Poussière rouge"

1. Le masseur des pieds (1998), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 14.08.08 | 15h21 • Mis à jour le 14.08.08 | 15h21

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1998.

En mars, le camarade Zhu Rongji a succédé au camarade Li Peng au poste de premier ministre et s'est employé à faire entrer la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce.

A l'automne, la Chine a connu de graves inondations sur le cours du Yangzi et d'autres fleuves, mais sous la direction de notre grand parti, le peuple chinois a remporté la victoire contre la catastrophe naturelle. Puis une crise financière a éclaté en Asie, et la Chine a mérité le respect du monde pour son rôle économique majeur.

*

La chance de Ding-Cheveux-Noirs a tourné de façon spectaculaire cette année-là. Mais comme toute chose en ce monde, c'était l'aboutissement d'un long enchaînement de causes et d'effets, car, comme le dit la maxime, une chiquenaude, une goutte d'eau, tout est prédéterminé et déterminant.

Cette longue chaîne avait commencé à la fin des années soixante-dix, quand Ding-Cheveux-Blancs, un vieux célibataire de la cité de la Poussière rouge, avait pris sa retraite de l'établissement de bains du Yangzi. Il avait transmis alors son emploi et son tingzijian à son neveu Ding-Cheveux-Noirs, qui était encore jeune garçon et habitait dans la campagne de Jiangbei, au nord du Yangzi. C'était une dérogation spéciale par égard pour le statut du vieil homme, que le président Mao avait reçu dans les années soixante en tant qu'ouvrier modèle national.

Avant de repartir à la campagne, l'oncle n'a dit qu'une phrase à son neveu. "Tu peux réussir dans n'importe quelle profession." Travailler dans un établissement de bains n'était pas considéré comme très enviable, pas même en Chine socialiste. Avant 1949, les employés des bains venaient pour la plupart du district de Jiangbei, une région pauvre et arriérée plutôt mal vue à Shanghaï. Ajoutons que l'emploi dévolu au jeune garçon était celui de masseur des pieds au bord de la grande piscine.

Le jeune homme, quant à lui, trouvait qu'il avait beaucoup de chance d'être employé dans un établissement d'Etat à Shanghaï plutôt que de travailler la terre. Il bénéficiait de toutes sortes d'avantages annexes. Entre autres, il n'avait plus à se soucier de l'eau chaude et pouvait se baigner autant qu'il voulait tout au long de l'année, un luxe que même les résidents les plus aisés de la Poussière rouge n'auraient pas pu se permettre.

Il n'avait pas à préparer ses repas chez lui, car il disposait d'un grand poêle dans l'établissement, où les employés chauffaient ou faisaient cuire leur riz du petit déjeuner au dîner. Enfin, et surtout, il n'avait plus à s'occuper de ses vêtements.

Dès qu'il arrivait aux bains, il se déshabillait, prenait une douche et s'enveloppait dans une serviette, c'était son uniforme de travail. Et aussi une nécessité, puisqu'il massait et transpirait près de la piscine chaude toute la journée. Il n'avait donc presque jamais besoin de s'acheter de nouveaux vêtements. Le costume Mao hérité de son oncle paraissait encore neuf au bout de plusieurs années.

De son oncle, il avait aussi hérité le savoir-faire. Il s'est bientôt fait une réputation dans son domaine et, à son tour, il s'est découvert une réelle passion pour son travail. Peu à peu, il s'est intégré à la cité, même si on le considérait encore comme un "Jiangbeien" à cause de son accent marqué.

Finalement, le jour est venu pour lui de penser à se trouver une petite amie. Par l'intermédiaire de Tante Liu, il a rencontré Linlin, une jeune fille qui travaillait dans un magasin collectif de sauce soja. Dans la "balance des alliances" de Tante Liu, une employée d'une entreprise collective moins payée pouvait se montrer l'égale d'un employé d'un établissement d'Etat.

Linlin n'a pas tardé à lui rendre visite à la Poussière rouge. Comme il avait sa pièce indépendante, ses voisins retenaient leur respiration quand elle venait et tendaient l'oreille, à l'affût de bruits suspects. Le comité de quartier restait lui aussi sur le qui-vive. Mais Linlin a tout à coup cessé de venir.

Ding n'a pas voulu parler de sa volatilisation. Le bruit courait qu'elle était due à une erreur qu'il avait commise : un jour où elle lui avait apporté des fruits aux bains, il était venu à sa rencontre sans rien d'autre qu'une serviette autour des reins. Elle avait été plus qu'embarrassée. Puis une autre explication a surgi : il avait un problème d'orientation sexuelle, en raison de sa longue fréquentation des corps d'hommes nus. Et le fait que Ding-Cheveux-Blancs soit resté célibataire toute sa vie ajoutait à la crédibilité de cette histoire.

Ding-Cheveux-Noirs ne semblait pas attacher trop d'importance à la perte de sa petite amie. Il n'essayait pas non plus de réfuter les explications de son célibat prolongé. Il continuait d'aller travailler avec ardeur, portant toujours la même veste Mao.

Le temps s'est écoulé, comme l'eau sale des bains.

En ces années de révolution culturelle, il y avait beaucoup plus important que les supputations sur son éventuel problème personnel. On n'en a plus parlé, même si son existence semblait confirmée.

La révolution culturelle a commencé dans le fracas et s'est achevée dans un gémissement. Après la mort du grand dirigeant le président Mao et la démission de notre sage dirigeant le président Hua, c'est notre dirigeant vétéran le président Deng Xiaoping qui a entrepris la réforme économique, au moment où Ding-Cheveux-Noirs atteignait ses trente ans avec tout son accent de Jiangbei presque intact ; mais il avait perdu la moitié de ses cheveux, et son surnom par voie de conséquence. C'était tout aussi bien, puisqu'il était depuis longtemps le seul Ding de la Poussière rouge. Ses remarques occasionnelles pendant les conversations du soir laissaient entendre que, s'il avait ses soucis comme nous tous, ceux-ci s'effaçaient dans la piscine d'eau chaude.

"Au fond, quelle est la différence entre les gens quand ils sont nus ?"

Mais la réforme économique a fait une grosse différence pour l'établissement de bains d'Etat. Le service qu'on y trouvait était désormais considéré comme trop bas de gamme pour les nouveaux riches qui s'intéressaient au "service spécial" assuré par les jeunes masseuses des bains privés. Par ailleurs, ils étaient devenus trop chers pour les nouveaux pauvres, aussi l'établissement d'Etat a-t-il périclité.

Ding a été licencié, et mis "en attente de la retraite" avec un tiers de son salaire. Cette disposition de la nouvelle politique permettait de chercher d'autres emplois, mais, contrairement à certains, l'expérience de Ding était parfaitement inutile hors des bains.

(A suivre)
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2. Le masseur des pieds (1998), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 15.08.08 | 15h58 • Mis à jour le 15.08.08 | 15h58

Mais on ne peut jamais savoir comment la chance va tourner. Un de ses anciens clients, devenu un Gros-Sous propriétaire de plusieurs entreprises, avait rendu son épouse furieuse en s'amusant un peu trop dans les nouveaux bains privés. Pour se dédouaner, il avait juré à celle-ci qu'il ne s'agissait que de massage des pieds, et il lui a suggéré de faire appel aux services de Ding à domicile, afin d'en apprécier les incroyables bienfaits. Le Gros-Sous, qui avait entendu parler de l'orientation sexuelle de Ding, n'a pas hésité à lui proposer une somme considérable.

"Va la voir, Ding, et réussis à la convaincre des effets miraculeux du massage des pieds."

Il y est allé. C'était une résidence somptueuse. Et l'épouse était une déesse en peignoir blanc qui est sortie de la salle de bains pour l'accueillir en laissant sur le parquet des empreintes de fleurs de lotus. Il ne pourrait jamais comprendre comment ce Gros-Sous pouvait aller voir ailleurs avec une telle femme chez lui. Mais quelque chose de plus immédiat et de plus personnel le préoccupait. Les pieds nus qui étaient posés sur ses genoux, aussi parfaits que s'ils avaient été sculptés dans du jade blanc, aux ongles tels des pétales frémissants, faisaient trembler le repousse-peau dans sa main. Certains auraient payé très cher rien que pour toucher son petit orteil, doux et blanc comme un litchi pelé. Ding est quand même parvenu à assurer un bon massage, qui lui a valu un généreux pourboire, et c'est devenu une habitude.

De temps à autre, il pouvait prendre une douche gratuite, lorsqu'elle s'endormait sur le canapé pendant qu'il lui massait les pieds avec application. C'était presque comme au bon vieux temps, quand il venait d'arriver à Shanghaï. Sa réputation s'est répandue parmi les dames riches. Comme son orientation sexuelle ne faisait aucun doute, elles le recevaient chez elles tel un eunuque du palais. Certaines aimaient se faire masser dans leur chambre et lui tendaient leurs pieds tout en continuant à bavarder au téléphone, adossées à leurs oreillers de duvet, d'autres l'invitaient carrément dans la salle de bains et se prélassaient dans la baignoire, un pied entre ses mains. Le spectacle devenait trop éprouvant pour lui. Mais il savait qu'il devait se contrôler et continuer de transpirer dans l'atmosphère lourde.

Désormais, il veillait aussi à s'habiller convenablement pour travailler, et même à suivre la mode. Il portait un pantalon très ample, presque trop exotique pour la Poussière rouge. En dehors de ça, il se considérait comme un sacré veinard. Il gagnait vraiment beaucoup d'argent. En deux soirs, il pouvait se faire plus que son ancien salaire mensuel. C'était un travail facile et fantastique, il se nourrissait de la vue de ces femmes nues ou demi-nues, de leurs orteils gracieux qui se tortillaient entre ses doigts, de leurs plantes de pied élégantes qu'il pouvait pétrir et modeler tout à loisir.

On disait depuis quelque temps que l'argent brûle un homme. Avec celui qu'il avait dans sa poche, Ding brûlait de désir. Le spectacle permanent de ces beautés nues n'arrangeait rien. Encore une fois, il a envisagé d'avoir une petite amie, mais à cause de sa réputation douteuse, personne ne voulait lui en présenter une. Il ne pouvait pas non plus passer par les petites annonces. Il perdrait toutes ses clientes.

Il a alors pensé aux établissements de bains privés. Il était curieux de savoir en quoi consistait leur massage des pieds. Comment ces jeunes filles pouvaient-elles travailler sans l'expérience qu'il avait ? Un après-midi, il s'est rendu dans un de ces nouveaux lieux. D'après la liste des services affichée au mur, un simple massage des pieds ne coûtait pas cher.

Un grand barbu lui a demandé à l'entrée : "Une fille ?"

C'était ce qu'il avait imaginé. Il a acquiescé.

"Double service ?"

Ça, il ne l'a pas compris, mais il a acquiescé de nouveau, décidé à ne pas trop parler de peur de montrer son inexpérience. Une jeune fille l'a conduit dans une cabine où elle l'a fait s'asseoir sur un lit étroit. Elle lui a enlevé ses chaussures, lui a mis les pieds dans une bassine d'eau chaude et a commencé à les lui masser. Rien de remarquable dans sa technique, mais la douceur de ses doigts changeait tout, notamment quand elle s'est mise à gratter les callosités de son talon avec ses ongles. Il se posait encore des questions quand elle a demandé : "Je descends votre pantalon ?"

Il a hoché la tête, ne sachant ni quoi dire ni quoi faire. Sans se déshabiller, elle lui a baissé le pantalon, s'est penchée et s'est mise à le lécher avant de le prendre dans sa bouche. Elle devait s'être gargarisée avec un produit magique, car sa bouche est devenue très chaude, presque brûlante à mesure qu'elle accélérait son rythme. C'était plus qu'il ne pouvait humainement endurer. Il a explosé dans sa bouche.

C'est alors que plusieurs policiers ont fait irruption et l'ont pris en flagrant délit. Les heures suivantes ont été un cauchemar, il était paralysé, incapable de parler ou d'agir. Il a passé la nuit au poste de police le plus proche.

On l'a relâché dès le lendemain matin faute d'antécédents, mais le comité de quartier de la Poussière rouge a été informé. C'était à lui de déterminer la peine appropriée. D'ordinaire, elle prenait la forme d'une séance de critique, où Ding devrait avouer sa faute en donnant tous les détails et plaider coupable. Mais le camarade Jun, président du comité, hésitait, et il est venu en discuter avec Vieille Racine, qui habitait la cité depuis de nombreuses années.

"Quelle tuile. Se faire prendre la première fois !

- Qu'est-ce qu'on va faire ?

- Si cette histoire se sait, il perd gravement la face, mais avec un résultat positif. Au moins, il a prouvé qu'il était un homme. Et toutes les histoires sur son orientation sexuelle disparaîtront du jour au lendemain dans le quartier.

- Oui, mais si ça sortait du quartier ?, a demandé Vieille Racine inquiet.

- C'est bien le problème", a reconnu le camarade Jun.

Le travail de Ding reposait sur ses préférences sexuelles présumées. Quand la nouvelle se répandrait, ce serait la fin de sa carrière. Il y avait déjà beaucoup de chômeurs dans le voisinage, un boulet de plus en plus lourd pour le comité.

"Mais il doit être puni. Sinon je ne pourrai pas faire mon rapport au poste de police du district.

- Attendez, il n'y a pas une campagne de lutte contre la libéralisation bourgeoise ? Et si on le punissait à ce titre ? a proposé Vieille Racine. Tous ses nouveaux vêtements chics, surtout son pantalon trop ample avec un tas de poches. J'ai entendu dire que c'est une nouvelle mode américaine, hip-hop.

- Excellente idée, Vieille Racine. Vous êtes un génie. La libéralisation bourgeoise, c'est vraiment un mot parapluie. Et pour Ding, une solution juste et convenable."

(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 16.08.08



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"Cité de la Poussière rouge" : 1. Père et fils (2000)


LE MONDE | 16.08.08 | 13h23 • Mis à jour le 16.08.08 | 13h23

Ceci est le dernier Bulletin d'information de la Poussière rouge pour l'année 2000.

La Chine a lancé avec succès le satellite de communications Chinasat-22. Avec l'introduction d'Internet dans notre vie quotidienne, le gouvernement a renforcé la réglementation dans ce secteur.

Le président Jiang Zemin a prononcé un discours important sur les "Trois Représentations" qui doivent être la ligne directrice du travail du parti.

Les autorités de notre Parti ont intensifié la répression contre la corruption des officiels en exécutant un ancien vice-président du Congrès national du peuple.

Cette année a aussi vu le début du transfert des populations nécessité par le projet de barrage des Trois Gorges.

Le PNB a augmenté de 8 %.

"Regardez cette photo. Il est tout jeune, son foulard rouge de jeune pionnier resplendit au soleil doré de la Chine socialiste", a dit le camarade Kang, assis à l'entrée de la cité de la Poussière rouge. Il parlait avec difficulté et toussait, le poing devant la bouche, tout en tournant la page d'un album de photos.

Nous savions pourquoi le camarade Kang avait tenu à venir nous montrer cette photo ce soir-là malgré sa maladie de coeur. A cause de son fils Kang Gros-Sous, qui était devenu le contraire de ce qu'il avait espéré, à savoir "un digne successeur dévoué à la grande cause du communisme".

Nous savions aussi que son fils n'était pas le seul motif d'accablement du camarade Kang : ce qui se passait dans le pays en était un autre. Il voulait revoir le passé une fois de plus, vraisemblablement pour tenter encore de justifier la quête de toute sa vie. Il y avait peu de chances que sa santé chancelante lui permette de passer avec nous beaucoup d'autres soirées comme celle-là. Nous faisions donc cercle autour de lui en agitant nos éventails de feuilles de roseau au rythme des conversations.

Le camarade Kang était entré au Parti communiste en 1948, un an avant la libération de Shanghai. Au début des années 1950, il a été nommé directeur d'une grande usine de textile. Cadre consciencieux du Parti de rang moyen, il s'est consacré à son travail : transformer une entreprise privée en entreprise d'Etat avec les avantages du socialisme - sécurité de l'emploi et assurance médicale pour tous les employés - et accroître la production en accord avec le plan quinquennal.

Il aurait pu quitter la cité de la Poussière rouge au début des années 1960 pour aller dans un appartement plus grand, mais, tel le généreux camarade modèle Lei Feng, il y avait renoncé en faveur de quelqu'un d'autre. La révolution culturelle l'a pourtant transformé en "suppôt du capitalisme" et il a porté le grand tableau noir accroché autour du cou avec son nom barré dessus. Il a été envoyé ensuite dans une "école des cadres" pour se réformer par le travail forcé. Sa femme est morte deux ans plus tard en laissant leur fils unique tout seul en ville. Le camarade Kang n'est rentré chez lui qu'à la fin de la révolution culturelle ou presque, ombre ratatinée de l'ancien bolchevik, traînant une jambe estropiée, devenu un parfait étranger pour son fils.

Il a expliqué en toute sincérité à ce dernier : "Dans la longue histoire de l'humanité, le socialisme est un nouveau système qui ne peut que connaître des cahots sur sa route", citant mot pour mot le Quotidien du peuple. "Nous ne devons jamais perdre la foi en notre Parti, en notre système."

Puis, lorsque la nouvelle politique de retraite des cadres est entrée en vigueur au milieu des années 1980, le camarade Kang s'est retiré sans essayer de s'accrocher à son poste. Même s'il ne pouvait pas s'empêcher d'être préoccupé par les problèmes de l'usine, il ne voulait pas se mêler du travail du nouveau directeur.

En bref, le camarade Kang est resté fidèle toutes ces années à son idéal de membre loyal du Parti. A l'exception peut-être d'une occasion : il a accepté les indemnités pour ce qu'il avait perdu pendant la révolution culturelle, afin de payer le billet d'avion de son fils, qui a voulu partir au Japon dans une école de langues au milieu des années 1980. Le camarade Kang n'aimait pas cette idée, mais son fils lui a dit qu'il n'avait pas pu étudier ici à cause de lui, un "suppôt du capitalisme" dans les années 1970. Et il se sentait coupable.

Mais ce qui a désolé le camarade Kang, c'est la transformation subie par son fils. A son retour du Japon, il avait reçu un surnom, Kang Gros-Sous.

Au Japon, au lieu de suivre les cours à l'école de langues, Kang Gros-sous avait travaillé partout où il avait pu et économisé comme un avare. A la fin des années quatre-vingt, alors que de plus en plus de gens étaient prêts à quitter la Chine, il est revenu avec un petit capital en déclarant qu'il voyait ici davantage d'opportunités pour ses affaires.

"Au Japon, les réglementations commerciales ne laissent pas beaucoup de marge de manoeuvre. Mais ici, c'est différent, les possibilités de gagner beaucoup d'argent abondent, a-t-il dit. Le gouvernement encourage à présent les entreprises privées qui apportent un supplément à l'économie. Tout est nouveau. Malgré tous les manuels qui existent sur les affaires, certains cadres du Parti n'en ont encore pas lu une seule ligne."

Il a donc monté son affaire, un immense restaurant dans le faubourg de Qibao. En ce temps-là, il n'y avait pas beaucoup de restaurants dans cette ville. Les établissements d'Etat n'avaient pratiquement pas changé leur menu depuis vingt ans.

Dernier roman paru en France La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong-Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong

*


Résumé

C'est l'histoire de Kang le pur et de Kang Gros-Sous. Le père et le fils. Le militant maoïste convaincu et l'homme d'affaires vacciné contre les turpitudes marxistes-léninistes. Qiu Xiaolong raconte ici l'irrésistible ascension financière de Kang Gros-Sous qui, après une formation au Japon, revient avec des idées bien précises sur le commerce et la manière de le mener au mieux dans une Chine en transition. Loin du puritanisme et de l'austérité maoïste


Article paru dans l'édition du 17.08.08



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Cité de la Poussière rouge
2. Père et fils (2000), par Qiu Xiaolong
LE MONDE | 18.08.08 | 15h34 • Mis à jour le 18.08.08 | 15h34

lL a introduit un nouveau style, avec dans des aquariums des poissons, crevettes, clams, langoustes, et crabes vivants que les clients pouvaient choisir eux-mêmes comme au marché. L'objet de leur choix était ensuite pesé, nettoyé, et aussitôt cuit en fonction de leurs exigences particulières. Ce service proche de celui du marché donnait l'impression d'une meilleure qualité et d'un prix plus avantageux. Les clients ont commencé à affluer. Ils ont bientôt dû attendre leur tour à l'accueil en prenant un numéro.

A la conversation du soir, Kang Gros-Sous nous a proposé avec enthousiasme : "Venez dans mon restaurant. Je vous ferai cinquante pour cent.

- Mais alors tu ne gagneras rien ?

- Pas avec vous, mes vieux voisins. Nous sommes maintenant à l'âge des "dépenses professionnelles socialistes". Avec la réforme économique, c'est la mode et c'est politiquement juste que les cadres du Parti invitent aux frais de l'entreprise, dans leur intérêt. Ça n'est pas leur argent, ils peuvent se permettre de le jeter par les fenêtres. Ce sont mes mines d'or, et j'ai plusieurs salons spéciaux pour ce genre de clients."

Kang Gros-Sous a ajouté sérieusement : "Les braves gens honnêtes comme mon père se font de plus en plus rares. Il s'est consacré tout entier au Parti, avec quel résultat ? Ne lui parlez surtout pas des dépenses professionnelles socialistes."

Nous n'avons rien dit. Nous avons appris qu'outre les salons, Kang Gros-Sous fournissait aussi à ses clients des reçus spéciaux. Pour un repas de huit cents yuans, le reçu pouvait s'élever à trois mille. Ses clients se multipliaient. Combien il gagnait, nous n'en avions pas la moindre idée. Il a déménagé dans un appartement luxueux des beaux quartiers. Il a essayé de convaincre son père de le suivre, mais le vieil homme a dit non.

Quand d'autres restaurants privés du même genre sont apparus, Kang Gros-Sous est passé au karaoké. Il nous a expliqué : "Le karaoké est une distraction très appréciée au Japon. On chante en lisant les paroles sur un écran de télé.

- Arrête, Kang Gros-Sous. Tu crois que les Shanghaïens vont payer pour chanter ? lui a demandé un résident. Nous pouvons chanter tout notre soûl chez nous ou dans la cité, et sans rien payer.

- D'abord, qu'on soit japonais ou chinois, les Asiatiques ne se laissent pas aller très facilement. Le karaoké offre une sorte de consensus qui permet de faire ce qu'on n'oserait pas normalement." Kang Gros-Sous a ajouté avec un sourire mystérieux : "Et puis un club de karaoké peut satisfaire toutes sortes de besoins."

Les résidents de la Poussière Rouge ne croyaient pas à sa théorie, mais il avait foi en lui-même. Il a transformé son restaurant en club de karaoké doté de nombreux salons privés. Encore un succès colossal. De toute évidence, on ne se satisfaisait plus d'un bon repas. Un sage confucianiste l'a dit il y a un millier d'années : Quand vous êtes bien nourri et vêtu, votre esprit s'égare.

Le karaoké est devenu une pratique à la mode obligatoire, surtout pour ceux qui "s'enrichissent d'abord" comme l'avait prévu le camarade Deng Xiaoping. Car les gens n'allaient pas là seulement pour le karaoké. Comme les hôtels de la ville exigeaient encore un certificat de mariage quand un couple se présentait, ces salons privés aux portes fermées répondaient à des besoins reconnus, mais non formulés. Bientôt sont apparues des hôtesses de karaoké censées chanter avec les clients. On pouvait imaginer sans peine quels autres services elles assuraient derrière la porte fermée.

Lorsqu'on a entendu parler de ces filles à la Poussière Rouge, le camarade Kang a piqué une crise de rage. "Ne vous inquiétez pas, père. Notre club respecte la loi. Le commissariat de Jin'an n'est qu'à cinq minutes. Si nous faisions quelque chose d'inconvenant, la police se précipiterait tout de suite."

Ce n'était vrai qu'en partie. On disait que le chef de la police du district était un client régulier du club. Il faut reconnaître néanmoins que Kang Gros-Sous était un bon fils qui faisait de son mieux pour rassurer le vieil homme. Il nous a dit : "A quoi bon discuter avec son père ? Autant discuter avec l'histoire. Ça n'avance à rien de jeter un manuel d'histoire."

Il avait d'autres raisons de s'abstenir de discuter avec le vieil homme, dont la santé déclinait. Et la réforme de l'assurance médicale n'arrangeait rien. Par le passé, les retraités des entreprises d'État bénéficiaient d'une prise en charge médicale complète ; désormais, cet avantage subissait une réduction sévère. Le camarade Kang ne disposait plus que de huit cents yuans par an, qui suffisaient à peine à l'achat de son médicament pour le coeur pendant trois mois, et il essayait de limiter ses visites à l'hôpital, malgré l'aide financière que lui proposait son fils.

Le succès de son affaire de karaoké empêchait Kang Gros-Sous de venir à la Poussière Rouge aussi souvent qu'il l'aurait voulu. Il nous a donc demandé de l'aider à prendre soin de son vieux père. Pour nous remercier, il a invité quelques-uns d'entre nous à son club où nous avons été traités comme des princes, et où les hôtesses de karaoké ont dansé pour nous. Au tarif horaire de trois cents yuans pour une soirée dans un salon privé de luxe, plus le repas et les boissons, l'addition devait être monstrueuse.

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros
(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 19.08.08



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Ecrit le : Mardi 19 Août 2008 17h13
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"Cité de la Poussière rouge"
3. Père et fils (2000), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 19.08.08 | 15h45 • Mis à jour le 19.08.08 | 15h45

On a calculé et discuté pendant des jours dans la cité. Comme les clients du club étaient pour la plupart des chefs d'entreprise ou des cadres du gouvernement, ils pouvaient dépenser sans compter. Les bénéfices du club devaient atteindre chaque nuit une somme à six chiffres. Sans compter les à-côtés. A commencer par le pourcentage reversé par les hôtesses sur leurs "services privés".

Avec la poursuite de la réforme économique, Kang Gros-Sous a pris une nouvelle décision commerciale qui nous a tous laissés perplexes, sauf le camarade Kang, qui était à l'hôpital et ne savait encore rien. Cette décision concernait l'usine même pour laquelle le camarade Kang avait travaillé pendant plus de trente ans.

Celle-ci connaissait de graves difficultés depuis longtemps. Dans l'ancien système, elle fabriquait en fonction des commandes du gouvernement sans se préoccuper de faire ou non des bénéfices. Elle devait à présent se battre pour survivre sur le marché, et elle était responsable des salaires et des bénéfices.

Fei, le nouveau directeur, était désarmé devant les problèmes qui assaillaient l'usine. La production ne valait rien et ne trouvait plus preneur dans les années 1990. Les ouvriers, qui tous avaient leur "bol de riz en fer" depuis très longtemps, ne pouvaient pas grand-chose. Le grand nombre de retraités devenait un fardeau. Fei était aussi désespéré qu'une fourmi qui rampe sur un wok brûlant.

Mais Fei n'était pas le seul dans cette impasse. Plus de la moitié des usines d'Etat se trouvaient dans une situation similaire, menacées par la faillite. Une nouvelle politique a été instaurée : une entreprise d'Etat pouvait se déclarer en faillite, et les employés seraient renvoyés chez eux avec une indemnité forfaitaire. Tout individu était encouragé à racheter cette entreprise à bas prix, avec une réduction supplémentaire s'il conservait des salariés pendant deux ans au moins - à raison de 10 000 yuans de remise par salarié.

Quand l'usine de textile du camarade Kang a été mise en vente elle aussi, le repreneur s'est révélé n'être autre que Kang Gros-Sous. Après avoir accepté de conserver environ deux cents employés - encore que personne ne savait comment il le pourrait -, il a obtenu l'usine pour une somme symbolique. C'était une escroquerie, mais dans la logique des affaires. Quant au camarade Kang, il l'a inclus dans un licenciement collectif des cadres, ce qui signifiait que le vieil homme continuerait de toucher son ancien salaire.

Ce qui nous a vraiment surpris, c'est le projet secret qui a été dévoilé après la signature de l'accord. Kang Gros-Sous allait faire de l'usine un terrain à bâtir. Son emplacement à proximité de la future ligne de métro attirait de nombreux investisseurs. Le terrain nu valait le double de ce qu'il avait payé pour l'usine. Il a conclu un accord avec un promoteur pour un projet commun qui lui permettait de tenir parole en conservant les employés comme ouvriers temporaires du bâtiment. Après quoi il posséderait un tiers des appartements.

Il faisait d'une pierre trois coups. Ce projet aidait l'Etat à se débarrasser d'un fardeau financier ; il continuait de nourrir les ouvriers, au moins pour deux ans ; il répondait aux besoins de logements de la ville. Sans parler du profit incroyable qu'il procurait à Kang Gros-Sous lui-même.

Les résidents ont posé des questions. Pourquoi Fei n'avait-il pas pu faire la même chose ? Les ouvriers auraient pu se partager une partie du profit. Et peut-être, par la suite, une partie des appartements. Kang Gros-Sous n'a pas eu l'air de vouloir en discuter avec nous, il devait aller voir son père qui venait de rentrer de l'hôpital. C'était un bon fils, qui essayait encore de laisser le vieil homme dans l'ignorance...

Mais le camarade Kang n'allait pas passer une soirée calme. Il examinait les photos de son fils portant le foulard rouge des jeunes pionniers quand une ouvrière retraitée de son usine est arrivée à la Poussière rouge en trébuchant. Elle ignorait que le "camarade directeur Kang" était malade et voulait lui faire part de ses doléances. Sous le coup de l'émotion, elle s'est mise à sangloter et à se plaindre devant les résidents.

"Oh, camarade directeur Kang, vous n'auriez jamais dû prendre votre retraite. Vous savez ce que Fei a fait à notre usine ? Ce salaud a détourné la propriété de l'Etat à son profit. Tout le monde sait qu'il a touché des indemnités de licenciement à six chiffres pour vendre l'usine. En plus, il a reçu une "enveloppe rouge" en douce, et un certificat pour un appartement de trois pièces quand le projet de construction sera réalisé. Le monde et la société ne sont plus ce qu'ils étaient. Le président Mao est mort, et vous êtes à la retraite. Qui va s'occuper de pauvres ouvriers retraités comme nous, à présent ?"

Le camarade Kang était médusé. Il avait passé les derniers temps entre sa maison et l'hôpital sans rien savoir de l'usine. Son front s'est couvert de sueur froide, et il a glissé de son siège, évanoui.

Ce soir-là, nous avons fait transporter d'urgence le camarade Kang à l'hôpital et nous avons prié pour son rétablissement. Mais nous étions inquiets de la réaction qu'il aurait au réveil quand il apprendrait tous les détails et le rôle de Kang Gros-Sous.

Petit Hua, nouveau résident à la Poussière rouge, s'est montré moins pessimiste. "Pourquoi tant d'histoires ? L'usine du père est maintenant au fils."

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros
(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
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Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 20.08.08


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Ecrit le : Mercredi 20 Août 2008 18h30
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"Cité de la Poussière rouge"

1. Confucius et les crabes (2001), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 20.08.08 | 15h49 • Mis à jour le 20.08.08 | 15h49

Ceci est le dernier Bulletin d'information de la Poussière rouge pour l'année 2001. Encore une année de grands succès pour le peuple chinois.

En dépit d'un incident diplomatique à propos de la capture d'un avion espion américain et de son équipage après sa collision avec un chasseur chinois en mars, la Chine a fait d'énormes progrès dans ses relations internationales.

En juin, les présidents de Chine, de Russie et de quatre pays d'Asie centrale ont signé le traité de l'Organisation de coopération de Shanghaï, destinée à promouvoir les échanges et les investissements entre eux.

En juillet, Pékin a été choisi pour accueillir les Jeux olympiques de 2008, signe éloquent du statut élevé de la Chine dans le monde d'aujourd'hui. En novembre, après des années de négociations, la Chine a rejoint l'Organisation mondiale du commerce.

C'était le retour de la saison des crabes. Aiguo, professeur de lycée retraité de la cité de la Poussière rouge, n'a pas pu s'empêcher de jeter un coup d'oeil vers le marché qui en vendait, mais il n'a pas ralenti. A quoi bon aller voir ramper les crabes vivants s'il ne pouvait pas se les payer, pas même une fois en mille ans ? Confucius dit : le temps s'écoule comme l'eau. Puis ses pensées se sont mises à vagabonder...

Plusieurs années avant la réforme économique commencée dans les années 1980, Aiguo, professeur confucianiste très déçu que Confucius ait été banni de l'enseignement, a commencé à avoir une obsession : les crabes. Il tenait à déguster les crabes de la rivière Yangchen trois ou quatre fois pendant la saison. Comme il était veuf, que son fils venait de commencer à travailler dans une aciérie d'Etat et fréquentait une jeune fille, Aiguo justifiait son unique passion par des références à des écrivains célèbres tels que Su Dongpo, un poète de la dynastie des Song pour qui un festin de crabes était le moment le plus heureux de sa vie - Que ne puis-je manger des crabes sans un surveillant des vins à côté de moi -, ou Li Yu, un érudit de la dynastie des Ming, qui avouait écrire pour gagner l'argent des crabes, autant dire de sa survie. Intellectuel pétri de "Confucius dit...", il devait s'abstenir de discourir sur le sage en public, mais il avait ses règles rituelles pour manger les crabes chez lui.

"Confucius ne mangeait pas un mets qui avait perdu sa couleur ou son odeur ordinaire. Il ne mangeait pas un mets qui n'était pas cuit convenablement. Il ne mangeait pas ce qui n'avait pas été coupé d'une manière régulière, ni ce qui n'avait pas été assaisonné avec la sauce convenable. Il avait toujours du gingembre sur sa table. Il ne manquait pas de faire une offrande aux ancêtres, et il l'offrait toujours avec respect." Aiguo citait les Analectes de Confucius devant un plat de crabes fumants en ajoutant : "C'est en réalité à propos des crabes de la rivière Yangchen, de tout ce qu'ils exigent, jusqu'au morceau de gingembre."

""Confucius dit..." Tout est bon pour excuser sa folie des crabes, disait son fils aux voisins avec un haussement d'épaules résigné. Ne l'écoutez pas."

En effet, Aiguo avait cette faiblesse, et il entrait dans une frénésie de crabes caractéristique quand le vent d'ouest se levait en novembre, comme si des crabes pinçaient et grattaient son coeur. Il devait vaincre ce besoin avec "deux crabes de la rivière Yangchen et un verre de vin jaune". Alors seulement il pouvait travailler toute l'année, plein d'énergie et de "Confucius dit...", jusqu'à la saison des crabes suivante.

Aiguo a pris sa retraite au moment où la réforme économique s'accélérait et où le prix des crabes a flambé. Une livre de gros crabes coûtait trois cents yuans, plus de la moitié de sa retraite mensuelle. Les crabes étaient désormais un luxe réservé aux nouveaux riches de la société en transition. Pour la majorité des amateurs de crabes de Shanghaï tel Aiguo, la saison des crabes est presque devenue une torture.

Dans la même maison shikumen habitait Gengbao, un ancien élève d'Aiguo. Gengbao reconnaissait à peine celui-ci comme son professeur, parce qu'il lui avait donné beaucoup de mauvaises notes qui l'avaient fait abandonner les études. Le Livre de la voie et de la vertu dit : Dans l'infortune réside la fortune. A la suite de son échec scolaire, Gengbao a créé une affaire de grillons dans les premiers temps de la réforme et il est devenu riche. A Shanghaï, les gens pariaient sur les combats de grillons, et un insecte féroce pouvait se vendre des milliers de yuans. Gengbao était capable de capturer les combattants les plus redoutables dans un "cimetière secret", où les grillons absorbaient l'énergie infernale et se battaient donc comme des diables.

Quoi qu'il en soit, c'était un fabuleux créneau. Bien qu'il ait gagné beaucoup d'argent et se soit acheté un appartement neuf ailleurs, il avait décidé de ne pas quitter le feng shui de sa mansarde à la Poussière rouge, dont il pensait qu'il lui avait porté chance. Il partageait toujours la cuisine collective et une passion commune avec Aiguo : les crabes. A la différence que Gengbao pouvait en manger autant qu'il voulait, ce dont il faisait grand étalage en exhibant ses crabes dans la cuisine et en clouant les carapaces sur le mur au-dessus du poêle à briquettes, comme des masques monstrueux. Aiguo en souffrait, soupirait et citait une maxime classique de Confucius : "C'est la faute du maître si l'élève n'apprend pas convenablement."

"Qu'est-ce que vous racontez ?, répliquait la bru d'Aiguo. Gengbao est un Gros-Sous. Vos ancêtres ont dû brûler de grandes baguettes d'encens pour que vous ayez un élève qui réussisse aussi bien."

La seule consolation d'Aiguo depuis quelque temps, c'était de pouvoir reparler ouvertement de Confucius. Mais comme il était retraité, il ne pouvait faire ses discours que devant son petit-fils Xiaoguo, encore à l'école élémentaire.

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros
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Article paru dans l'édition du 21.08.08


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Ecrit le : Jeudi 21 Août 2008 18h29
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"Cité de la Poussière rouge"
2. Confucius et les crabes (2001), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 21.08.08 | 16h07 • Mis à jour le 21.08.08 | 16h07

L'exposition des mystérieuses carapaces de crabes sur le mur de la cuisine intéressait davantage l'enfant, qui n'avait jamais goûté au crabe.

"C'est comment le goût du crabe, grand-père ?"

Une mission impossible pour le professeur retraité. On ne peut pas connaître le goût du crabe sans le mettre dans sa bouche. Aiguo adorait son petit-fils. Confucius dit : "Sachant que c'était impossible, il s'efforça quand même de le faire, car c'était ce qu'il devait faire." Finalement, il a réussi à démontrer - jusqu'à un certain point - combien un crabe pouvait être délicieux, en préparant la sauce spéciale pour crabes : du vinaigre noir, du sucre, une tranche de gingembre et de la sauce soja.

Aiguo a laissé Xiaoguo tremper une baguette dans la sauce et la lécher. "Ça ressemble un peu à ça, lui a-t-il dit, mais en bien meilleur, Xiaoguo."

Cette expérience a fait découvrir à Aiguo un moyen inattendu de satisfaire sa passion ; tous les souvenirs de crabes lui sont revenus à l'instant où la baguette a touché sa langue. Il est allé plus loin en faisant frire le jaune et le blanc d'oeuf séparément dans un wok et en les mélangeant ensuite avec la sauce spéciale. Le résultat rappelait la célèbre "chair de crabe frite" du restaurant Wangabaoh. Et, à sa grande surprise, les petites crevettes ou le tofu séché trempés dans la même sauce produisaient parfois un effet similaire. Les jours où il ne trouvait rien dans le réfrigérateur, qui restait sous la stricte surveillance de sa bru, il trempait simplement ses baguettes dans de la sauce spéciale en buvant son vin jaune à petites gorgées et en mâchant les tranches de gingembre.

Inutile de dire que toutes ces expériences ont aiguisé la curiosité de Xiaoguo, qui les observait de près et ne se lassait pas de poser des questions à Aiguo à propos des crabes.

Aiguo, succombant de nouveau à Confucius, a déclaré à son petit-fils abasourdi : "On peut quand même profiter de la vie en habitant dans une cité pauvre et en ne trempant ses baguettes que dans la sauce pour les crabes. Confucius dit quelque chose de très approchant à propos d'un de ses meilleurs élèves..."

Mais un jour, au moment où il tournait dans l'allée et arrivait près de la maison shikumen de la Poussière rouge, Aiguo a senti qu'il se passait quelque chose de grave chez lui. En entrant, il a vu son petit-fils Xiaoguo en train de laver sa casquette dans l'évier de la cuisine collective. Il a aperçu avec consternation une carapace de crabe rouge clouée sur le mur blanc. Il a aussitôt interrogé Xiaoguo.

Et voici l'histoire : ce matin-là, en allant à l'école, Xiaoguo était passé devant la porte ouverte d'une nouvelle maison et avait vu des gens préparer un gigantesque banquet d'offrandes à leurs ancêtres. Ce devait être une famille riche, plusieurs voitures magnifiques étaient garées devant la maison, et des moines embauchés dans un temple bouddhiste psalmodiaient. Il n'a pas pu s'empêcher de regarder de plus près. Soudain, il a vu un crabe, qui avait dû profiter de la frénésie de la cuisine pour s'échapper, filer sur le trottoir. Alors Xiaoguo a ôté sa casquette, et en un éclair il a ramassé le crabe vicieux. Au lieu d'aller à l'école, il est retourné chez lui en courant, a préparé une sorte de sauce spéciale et a fait bouillir le crabe. Après l'avoir dévoré sans vraiment le goûter, il a peint sur la carapace un visage multicolore et l'idéogramme "serment". Puis il l'a mise au mur comme un masque primitif.

"Comment peux-tu manquer l'école pour un crabe ? Honte à toi !", a crié Aiguo, en colère, et il a giflé son petit-fils. "Et, en plus, un crabe égaré appartenant à l'offrande d'autres personnes ! C'est tout à fait contraire aux rites confucianistes. Et tu as mis le crabe dans ta casquette. C'est un comble. Alors qu'un des élèves de Confucius a tenu à redresser sa toque avant de mourir pour respecter les rites."

Aiguo s'est radouci en voyant Xiaoguo pleurer à fendre l'âme. "Applique-toi à étudier. Quand tu entreras à l'université, je t'achèterai des crabes.

- A quoi ça sert ? a répondu Xiaoguo en ravalant ses sanglots. Toi et mon père vous êtes allés à l'université, et après ?

- Alors qu'est-ce que tu vas faire ?

- Je serai un Gros-Sous, et je t'achèterai des crabes. Des tonnes de crabes, je le jure. C'est ce que j'ai promis sur la carapace du crabe.

- Confucius dit...

- Fait chier !"

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros
(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 22.08.08




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"Cité de la Poussière rouge"
1. Le billet de loterie (2005), par Qiu Xiaolong
LE MONDE | 22.08.08 | 16h04 • Mis à jour le 22.08.08 | 16h04

Ceci est le dernier Bulletin d'information de la Poussière rouge pour l'année 2005. Encore une année de victoires pour nos grands pays.

Les avions affrétés pour les vacances du nouvel an lunaire ont effectué les premiers vols entre la Chine et Taïwan depuis 1949. La Chine et la Russie ont procédé à des manoeuvres militaires conjointes.

En octobre, la Chine a réussi son deuxième vol spatial habité au cours duquel deux astronautes ont tourné autour de la Terre dans la capsule Shenzhou.

Nous sommes aussi conscients des problèmes de notre temps. L'explosion de l'usine pétrochimique de Jili a entraîné une pollution très grave de la rivière Songhua, un accident qui a attiré l'attention sur les problèmes environnementaux en Chine, et notre gouvernement a pris les mesures appropriées.

Cette année, le PNB a augmenté de 9,9 %.

*

A la cité de la Poussière rouge, dans la vie des gens ordinaires, beaucoup de choses allaient de soi. Notamment pour Tante Liu, la célèbre marieuse, quand elle calculait les chances de deux personnes. C'est ainsi qu'elle voyait depuis des années la possibilité que Jin et Qing deviennent un couple.

Jin avait un "bol de riz en fer" dans une usine d'Etat et une petite pièce à la Poussière rouge. C'était un homme bon, mais faible, qui manquait cruellement d'assurance. Qing, ancienne jeune instruite et mère célibataire, travaillait à un stand d'anguilles au marché. Ils avaient tous deux plus de trente ans. Ainsi, dans la balance des alliances de Tante Liu, ils iraient bien ensemble.

"Qu'est-ce qui fait le bonheur dans un couple ?, demandait Tante Liu, et elle répondait elle-même. L'équilibre. Quand l'équilibre est rompu, les ennuis commencent."

Jin et Qing se sont unis sur cette base réaliste. Ainsi que Tante Liu l'avait prédit, ils semblaient bien s'entendre. Les soirs d'été, on pouvait parfois voir Qing déposer un morceau de porc dans le bol de son mari, et lui, éventer sa femme. Le fils d'un premier mariage de Qing à la campagne aimait bien Jin lui aussi.

Comme la plupart des gens ordinaires de la cité, ils allaient probablement passer là une vie ordinaire.

Mais on ne peut compter sur rien en ce monde. Avec la réforme économique, l'usine d'Etat de Jin s'est essoufflée et son salaire a subi une réduction sévère. Il ne s'est pas cru en mesure de protester, mais le fait était là, intolérable : il gagnait moins que sa femme avec ses anguilles.

Elle n'avait pas un travail facile, car les anguilles de rizière devaient être nettoyées vivantes, ce qui leur donne un goût tout à fait unique. Les ménagères averties de Shanghaï n'achèteraient jamais des anguilles déjà préparées par les marchands ambulants. Qing commençait tôt le matin, debout à un stand près de la sortie arrière du marché, et préparait les anguilles fuyantes pour les clients qui exigeaient que tout se passe sous leurs yeux. Ils payaient peu pour ce service, parfois rien du tout. Il était convenu qu'ils lui laissaient les arêtes et les viscères. Elle gagnait sa vie en les vendant à un restaurant connu pour sa spécialité de soupe aux nouilles et aux arêtes d'anguille, et à ses voisins qui avaient des chats et qui cuisaient les restes de riz parfumés à l'anguille, une gâterie pour leurs chasseurs de rats. C'était une épouse douée qui utilisait les déchets pour cuisiner et en faisait une soupe délicieuse, crémeuse, et prétendue très nutritive, avec une poignée de ciboule émincée.

"Quand le toit fuit, il faut qu'il pleuve toute la nuit", dit le proverbe. Au moment où le salaire de Jin était réduit, la préparation des anguilles s'est mise aussi à péricliter. Le bruit courait que les anguilles étaient à présent nourries aux hormones, et le restaurant de nouilles a perdu des clients. Pour des raisons mystérieuses, la population de rats a diminué dans le quartier et les jeunes ont dénoncé le fait de donner du poisson et de l'anguille aux chats comme une forme de cruauté envers les animaux. Elle n'a eu d'autre choix que de se tuer à la tâche.

Aussi est-elle devenue une mégère se plaignant à tout bout de champ de son "incapable de mari". Sans son incompétence, elle ne serait pas obligée de trimer comme ça, les mains couvertes de sang d'anguille toute la journée.

Jin reconnaissait au fond de lui qu'elle n'avait pas tort, bien qu'il ait fait de son mieux lui aussi. Lorsqu'il la voyait rentrer et s'effondrer sans s'être lavée après avoir peiné plus de douze heures au stand d'anguilles, il se sentait terriblement coupable. Comment pourrait-il répliquer ? Il se faisait un sang d'encre et maigrissait à vue d'oeil. L'été, il s'asseyait dehors, nu jusqu'à la ceinture, et sa poitrine décharnée ressemblait à une planche à laver qui a beaucoup servi. En fin de compte, personne ne pouvait vivre de soupe aux arêtes d'anguille, aussi bonne soit-elle.

Leur situation était d'autant plus triste que les choses s'arrangeaient pour beaucoup de leurs voisins, à qui la réforme apportait de bien meilleures conditions matérielles. Ce contraste exacerbait le dépit et l'indignation de Qing.

"Avec un homme pitoyable comme toi, qu'est-ce que je peux attendre ?"

Désespéré, Jin s'est mis à acheter des billets de loterie, d'abord en secret. Il trouvait de temps en temps des boulots de menuiserie après son travail et en économisait chaque fen à cet usage. Comme il donnait tout son salaire de l'usine à sa femme, elle ne le soupçonnait pas de faire quelque chose dans son dos. D'autres résidents de la Poussière rouge achetaient aussi des billets de loterie. Ils en ont parlé le soir, et quelqu'un a fait allusion à Jin.

Assise dehors, ses pieds nus couverts de sang d'anguille posés sur un tabouret de bambou, elle disait : "Il n'a pas un fen, et pas de chance non plus." Elle ne s'était pas lavée après sa journée de travail. Dans la petite pièce unique, son fils faisait ses devoirs, et Jin était censé l'aider un peu. "Comme une tortue écrasée par une pierre tombale, sa chance ne pourra jamais se retourner."

Un soir où elle était assise dans sa position habituelle en attendant que son fils ait terminé ses devoirs et que ce soit à son tour de se laver, Jin s'est précipité dehors chaussé d'une seule sandale en plastique en criant : "J'ai gagné ! J'ai gagné à la loterie ! Le gros lot !

- Quoi ? Tu veux rire !" Elle lui a lancé un regard sévère, sa main agrippée au dossier de la chaise de bambou comme une anguille qui se tortille.

(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
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Article paru dans l'édition du 23.08.08



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2. Le billet de loterie (2005)

Le couple formé par Jin et Qing se heurte à de grandes difficultés financières. Sans le lui dire, Jin commence alors à acheter des billets de loterie. Jusqu'au jour où Jin sort de leur minuscule logement de la cité de la Poussière rouge en criant : "J'ai gagné ! Le gros lot ! " Mais Qing n'a pas l'air d'y croire

Cité de la Poussière rouge

LE MONDE | 23.08.08 | 15h01 • Mis à jour le 23.08.08 | 15h01

Il n'avait pas l'air de plaisanter. En fait, il ne plaisantait plus avec elle depuis des années. Il y avait quelque chose de différent dans sa voix. Une lueur folle dans les yeux, il est parti au trot vers l'entrée de la cité en brandissant une page arrachée au journal.

Il répétait : "Le gros lot", la bouche couverte d'écume blanche tel un crabe égaré.

Avant que Qing ne réagisse, il avait disparu. Les voisins se sont rassemblés autour d'elle. Ils savaient qu'il avait acheté un billet la semaine précédente, Jin l'avait montré à l'un d'eux. Personne, toutefois, ne pouvait être sûr qu'il ait vraiment gagné. Ils devaient trouver le billet. Qing ne savait pas où il l'avait mis. Sans le billet, tout était perdu.

A la grande surprise de tous, Jin, qui était parti par l'entrée de devant, est revenu par la sortie arrière de la cité, comme si la Poussière rouge constituait tout son univers.

Il n'avait pas de billet de loterie à la main, rien que la page de journal, que Liu Quatz'yeux lui a arrachée. Nu jusqu'à la ceinture, Jin ne portait qu'un short sans poches. Il a continué à courir vers l'entrée de devant.

En fouillant dans la pièce, elle a trouvé un carnet où étaient notés les numéros des billets qu'il avait achetés. Tante Liu est venue elle aussi et a examiné la page de journal avec le numéro gagnant imprimé en rouge. Il correspondait à un de ceux du carnet. Il gagnait un million de yuans.

Qing gémissait, le coeur brisé. "Je suis maudite. Nous gagnons enfin à la loterie et il perd le billet, et aussi la tête."

Le soir venait. De plus en plus de gens s'attroupaient. Ceux qui étaient venus pour les conversations du soir assistaient au drame.

Un voisin a demandé : "Qu'est-ce qu'on fait, Vieille Racine ?

- Eh bien, a répondu Vieille Racine en plissant les yeux à cause de la fumée de sa cigarette, de qui a-t-il le plus peur ?

- De sa femme, bien sûr, le tigre rugissant à l'est de la rivière.

- Amenez-la."

Elle est arrivée en courant. Elle savait que le célèbre Vieille Racine était de bon conseil.

"Gifle-le aussi fort que tu pourras. Dis-lui de ta voix la plus perçante que ça n'était qu'un rêve de printemps et d'automne, et qu'il n'a pas gagné à la loterie.

- Mais comment faire ça ? Il est millionnaire à présent. S'il apprend que je l'ai giflé, il ne me le pardonnera jamais.

- Tu ne l'as jamais fait ?

- Cette fois c'est différent.

- Ne t'inquiète pas. Fais-le maintenant, femme."

Quand Jin est encore revenu en courant, elle s'est avancée vers lui et l'a giflé avec force.

"Tu rêves, imbécile !"

Immobile, étourdi, une traînée de sang d'anguille laissée par sa main sur sa figure, il a eu un regard horrifié avant de chanceler et de s'écrouler.

Elle a tapé du pied dans la poussière en gémissant. "Oh, et maintenant, qu'est-ce qu'on va faire ?"

Mais Jin revenait à lui. Toujours chancelant, il s'est remis debout. La lueur folle dans ses yeux avait disparu et il a bredouillé, penaud.

"Pardonne-moi, ma femme, j'aurais dû te le dire plus tôt. J'ai acheté des billets de loterie en cachette.

- Non, toi, pardonne-moi, mon mari, pour tout..."

Vieille Racine les a interrompus. "Où est le billet, Jin ? Donne-le-lui !

- Je vais le faire. Il est dans ma boîte à outils", a répondu Jin docilement.

Mais elle ne l'a pas suivi dans la pièce, elle est restée plantée là, les mains nouées, comme si elle souffrait.

"Qu'est-ce qui se passe ?

- Je peux à peine bouger la main. On dit qu'un gagnant à la loterie est prédestiné dans le ciel, et moi je l'ai giflé. J'ai peur que ma main soit paralysée pour me punir.

- Ne sois pas ridicule. Ta gifle a sauvé ton mari.

- Comment ça ?, a demandé un jeune garçon curieux.

- Trop d'excitation l'avait rendu fou. Il avait besoin d'un choc, un coup sur la tête, comme dans une histoire zen, pour le faire revenir dans la réalité.

- Ça tient debout, a remarqué Liu Quatz'yeux. Ne t'en fais pas, Qing. C'était vraiment une gifle d'affection."

Mais elle n'a pas écouté jusqu'au bout. Elle est entrée chez elle d'un pas décidé.

"C'est probablement grâce au sang d'anguille, a conclu un autre voisin comme sous l'effet d'une inspiration soudaine. Il était possédé par le mauvais esprit. Qu'est-ce qui est le plus efficace pour chasser le mauvais esprit ? Le sang animal, comme on le lit dans beaucoup de romans classiques.

- Ça devait être une gifle nourrissante, a dit un troisième, avec assez de sang d'anguille sur sa figure pour faire un bol de soupe."

"Fini la soupe aux arêtes d'anguille, a déclaré Qing, qui sortait de chez elle en souriant à travers ses larmes et en tenant un bout de papier à la main. Avec le billet de loterie, plus besoin."

*


Cité de la Poussière rouge

sort en librairie le 25 août,

avec plusieurs nouvelles inédites.

Editions Liana Levi, 200 pages, 17 €

(Fin)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis)

par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 24.08.08


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