Bienvenue invité ( Connexion | Inscription ) Recevoir à nouveau l'email de validation  

Reply to this topicStart new topicStart Poll

> Cité De La Poussière Rouge, Des nouvelles chinoises de Qiu Xiaolong
Suivre ce sujet | Envoyer ce sujet | Imprimer ce sujet
Pages : (2) [1] 2  ( Aller vers premier message non lu )
P'tit Panda
Ecrit le : Mardi 15 Juillet 2008 17h03
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"
Des nouvelles chinoises de Qiu Xiaolong
LE MONDE | 14.07.08 | 15h03 • Mis à jour le 15.07.08 | 14h02

"Cité de la Poussière rouge"
Des nouvelles chinoises de Qiu Xiaolong
LE MONDE | 14.07.08 | 15h03 • Mis à jour le 15.07.08 | 14h02

Le Monde commence dans son édition datée 16 juillet la publication de nouvelles inédites de Qiu Xiaolong, auteur d'excellents romans policiers, édités en France par Liana Levi. Notre correspondant à New York est allé à sa rencontre à Saint Louis (Missouri). Portrait.

Confucius dit : "Sachant que c'était impossible, il s'efforça quand même de le faire, parce que c'était ce qu'il devait faire." La maxime est citée par l'inspecteur Chen, le héros récurrent de Qiu Xiaoling, dans son roman De soie et de sang. Comme Chen, Qiu, 55 ans, aimerait "regarder devant". Comme Chen, Qiu sait que le régime de Pékin veut impérativement effacer la mémoire des années horribles du maoïsme : l'immense famine du Grand Bond en avant, le laogaï, cet équivalent du goulag, la révolution culturelle, surtout. Mais peut-on oublier la figure de son père, accusé, durant cette révolution, d'être un capitaliste parce qu'il tenait, avant 1949, une entreprise de parfums avec quatre salariés ?

A l'époque, son père, sur un lit d'hôpital, devient aveugle. Sous sa dictée, Qiu doit rédiger la confession que les gardes rouges lui imposent. Il a 15 ans. "L'humiliation, dit-il aujourd'hui. La sienne et la mienne. Mon père avait subi un lavage de cerveau. Il s'était convaincu lui-même d'avoir été un "exploiteur". Ça vous marque à vie." Alors, ajoute-t-il, "je comprends que l'on souhaite oublier le passé. Mais je n'admets pas qu'on force les gens à ne jamais y penser". Qiu sait qu'en Chine, aujourd'hui, évoquer ces souffrances est impossible, que ses livres y sont partiellement censurés. Mais il le fait quand même, parce que c'est ce qu'il doit faire.

Jusqu'ici, il n'a écrit que des romans policiers. Des enquêtes criminelles parsemées de références historiques, philosophiques et poétiques (il est aussi poète). Il s'est notamment fait connaître avec Mort d'une héroïne rouge, et la version française de La Danseuse de Mao vient de paraître. Pouvait-il en rester là ? Quand Liana Levi, son éditrice française, lui explique que Le Monde souhaite publier un inédit de lui, elle lui suggère de finir ce travail qu'il poursuit depuis cinq ans : 1948-2008, soixante ans de la vie à Shanghaï, sa ville.

Pour la première fois, il doit abandonner l'inspecteur Chen, son adjoint Lu et sa femme Peiquin, Gu Haiguang, M. Gros-Sous, figure de la corruption actuelle, le commissaire politique Zhang, emblème d'une Chine oublieuse où "le socialisme doit toujours être mis en avant, comme une pancarte avec une tête de mouton derrière laquelle on vend de la viande de chien et de chat". Cette saga, nos lecteurs en auront la primeur dès demain.

Confucius dit encore : "Un homme devrait s'abstenir de tuer et de cuisiner." Qiu a beaucoup tué, littérairement s'entend. Quant à la cuisine, non seulement il en pratique l'art avec un doigté consommé, mais elle a bouleversé son existence. En 1988, il vient un an à l'université Washington de Saint Louis pour rédiger son doctorat sur l'auteur moderniste américain T.S. Eliot. "Moderniste" est ici le mot-clé : à l'époque, le slogan du régime est celui des "quatre modernisations". Qiu a déjà une petite notoriété comme traducteur. Eliot, un moderniste ? Les autorités acceptent. Va pour Saint Louis. Survient, au printemps suivant, la révolte de Tiananmen. Il confectionne des plats qu'il vend sur le campus et envoie l'argent collecté à Pékin. La radio Voice of America fait un reportage sur lui. "Mon nom a été cité quatre fois, j'étais désespéré."

A Shanghaï, la police débarque chez sa soeur. Il ne peut plus rentrer et doit faire sortir sa femme. Depuis, il vit à Saint Louis avec elle et leur fille Julia. Ses oeuvres ayant été publiées dans une vingtaine de pays, il a cessé d'y enseigner pour se consacrer à l'écriture. Il est retourné en Chine une première fois en 1997. Depuis 2000, il y passe quatre mois par an, en plusieurs séjours. "Mon oeuvre porte sur la transition. J'ai besoin de sentir l'atmosphère. De manger, aussi. Comme on mange est extraordinairement parlant des évolutions."

Il vous accueille dans une villa tranquille, près de deux quartiers aux noms très français : Crève-coeur et Des Pères. Il a préparé des crevettes au jus et du porc aux épices. Un ravissement. Dans ses romans, les personnages se délectent de langues de moineau frites, de tortue au sucre glace et jambon, de ragoût d'yeux de boeuf, de lèvres de poisson à la vapeur. Lorsqu'un personnage y entre en scène, la nourriture n'est jamais loin : "C'était une créature délicieuse, avec un visage en forme de graine de pastèque." Un homme est "généreux avec son argent comme un chef du Sichuan avec son poivre noir".

Il parle doucement. Quand on l'interroge, il hésite, doute beaucoup. Parfois, il avoue : "Je ne sais pas, je n'ai toujours pas compris." Il y a longtemps qu'il fuit tout regard binaire sur l'humanité. Ses héros sont faillibles, ambivalents, et les criminels de ses romans souvent d'anciennes victimes. Il ne déteste rien tant que la cruauté, la déshumanisation. Comme dans ses romans, le coeur de l'oeuvre que Le Monde publie se déroule dans un shikumen, un quartier d'habitat collectif. Sa femme y a vécu, comme des dizaines de millions de Chinois - souvent, grands-parents, parents et enfants ensemble dans une pièce exiguë. "Marx, dit-il, a évoqué la misère affective et morale des ouvriers de ces quartiers. Mais le régime communiste en a construit par milliers."

Il n'est pas plus marxiste que confucéen. D'ailleurs, il pense que le maoïsme n'a eu que l'apparence de l'anticonfucianisme. En fait, il en a récupéré "tout l'aspect annulation de l'individu et soumission à l'autorité". Il se sent vaguement perdu dans la transition chinoise. "Les barrières morales disparaissent. Le nationalisme justifie que tout soit permis. La transition, c'est que le pire des deux s'est uni : le pouvoir du parti unique avec le capitalisme le plus sauvage." Serait-il amer ? Non, mais vivement inquiet : "Très peu de mes amis écrivains écrivent encore. Ils s'étonnent : "Comment, tu vis aux Etats-Unis et tu ne fais pas de business ?" L'argent est devenu en Chine le seul standard de la réussite. Les académiciens couvrent cette attitude en évoquant le concept d'accumulation primitive du capital. Ce sont des temps mauvais pour les poètes et les gens sensibles."

Très vite, il en revient à la relation passé-présent. Son pays, dit-il, vit dans "une hypocrisie générale acceptée. Il n'est pas une famille dont au moins un membre n'a souffert de la révolution culturelle. Chacun sait, et chacun sait aussi que ce fait ne doit pas être énoncé". Il a en tête un énorme projet sur la langue chinoise. Mais il est trop tôt. "Plus tard, je ferai des livres académiques. Mais il se passe tant de choses en Chine : c'est un matériau extraordinaire pour un romancier."

Devenus américains, lui et son épouse voteront pour Obama. Leur fille, 18 ans, pour McCain. En septembre, elle entrera à l'université de Philadelphie, pour y étudier la finance.

Sylvain Cypel
Article paru dans l'édition du 15.07.08

*



Image attachée
Image attachée


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Mardi 15 Juillet 2008 17h04
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

1. Le soir où j'ai été conçu (1952), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 15.07.08 | 13h56 • Mis à jour le 15.07.08 | 14h03

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1952. Encore une année de succès pour notre jeune Chine socialiste. En janvier, le président a appelé le peuple chinois à lancer une campagne nationale contre la corruption, le gaspillage et la bureaucratie. Le comité central du Parti communiste chinois a donné des directives pour la campagne des Cinq Anti qui vise les propriétaires d'entreprise privée.

La réforme agraire étant triomphalement appliquée dans tout le pays, environ 47 millions d'hectares de terres arables ont été distribués à des paysans sans terre. Le mouvement d'étude du remodelage idéologique a porté ses fruits dans les domaines éducatif, intellectuel, littéraire et artistique. Sur le front de la guerre qui se livre en Corée, les volontaires du peuple chinois ont remporté une victoire après l'autre. Et la Chine a acquis un nouveau prestige international en signant la convention de Genève.

En cette fin d'année, nous pouvons dire avec fierté que la tâche de restaurer l'économie nationale a beaucoup progressé.

C'était un dîner que mon père et ma mère ne pouvaient plus reporter. Ils l'avaient promis au début de l'année, quoique sans enthousiasme.

Mon père possédait un atelier de chapellerie et venait tout juste d'apprendre qu'il devait se définir comme "capitaliste", adjectif honni dans le nouveau système de classes instauré par Mao. Inviter à dîner d'autres capitalistes de la même engeance n'était pas raisonnable, un signe supplémentaire de leur prétendu mode de vie bourgeois décadent. En 1952, où l'on disait la jeune Chine socialiste menacée par les ennemis de classe, les résidents de la cité de la Poussière rouge vivaient en état d'alerte.

La réforme agraire se poursuivait activement dans tout le pays. Xie, un ami intime de mes parents, propriétaire terrien de Zhenhai, avait vu un membre de sa famille exécuté pour avoir marmonné des protestations au moment de son expropriation. A quoi ressemblerait la transformation socialiste des entreprises privées en ville ? Xie était pessimiste, il avait déjà transféré son capital à Hongkong, mais son usine était toujours à Shanghaï. Il s'apprêtait à partir, et mes parents se demandaient quand ils le reverraient. Organiser un dîner d'adieu pour lui était la moindre des choses.

Ma mère avait tout préparé dans le peu de temps dont elle disposait. La table était imposante : baguettes, cuillères et assiettes dans un ordre impeccable, et serviettes pliées. Un petit marteau de cuivre luisait parmi les coupelles bleu et blanc. Une jatte en verre pleine d'eau était posée au centre.

Mon père avait été ému de la voir travailler à la cuisine, comme le bodhisattva Guanyin aux mille bras, dans son corsage blanc à manches courtes qui collait à son buste en sueur. Ce n'était pas une mince affaire de préparer toute seule un tel repas. Accroupie au pied d'un évier de granit, ma mère ligotait avec un lien de paille un crabe vivant de la rivière Yangchen. Plusieurs crabes rampaient bruyamment sur le fond couvert de sésame d'un seau en bois.

Devant l'expression perplexe de mon père, elle lui a expliqué :

"Il faut les ligoter comme ceci, autrement ils perdront leurs pattes dans le panier vapeur.

- Mais pourquoi tout ce sésame au fond du seau ?

- Pour que les crabes ne maigrissent pas, pour qu'ils mangent assez avant de cuire. Je les ai achetés tôt ce matin.

- Tu t'es vraiment donné beaucoup de mal.

- Détends-toi, mon mari. Ce soir nous allons nous amuser."

Quand elle a eu fini de préparer la sauce spéciale pour crabe - vinaigre, sauce soja, sucre et gingembre émincé -, les invités sont arrivés l'un après l'autre.

Eux aussi se sont mis aussitôt à parler des crabes, comme si ces condamnés rampants constituaient le seul et unique sujet du jour, tandis que ma mère s'activait dans la cuisine. Personne n'a mentionné le voyage imminent de Xie à Hongkong.

Les crabes rouge et blanc sont arrivés sur la table dans les paniers vapeur de bambou doré. Le vin de riz, tiède à point, mettait une touche d'ambre sous la lumière douce. Sur l'appui de la fenêtre était posé un bouquet de chrysanthèmes qui devait avoir deux ou trois jours, moins touffu qu'avant, mais encore ravissant.

"On dirait presque une illustration arrachée au roman classique Le Rêve dans le pavillon rouge", a remarqué Shen, le rat de bibliothèque.

Mon père s'est dit qu'aucun des invités n'était prêt pour l'expérience poétique décrite dans le roman. Malgré les efforts de ma mère pour les dérider, tous devaient, comme lui, porter le fardeau intolérable d'être des capitalistes dans la nouvelle Chine communiste.

"Vous vous rappelez ce que Su Dongpo a dit à propos des crabes ?, a répondu Xie. Que ne puis-je manger des crabes sans un surveillant des vins assis à côté de moi.

- Ne t'inquiète pas. C'est un repas de famille. Il n'y a pas de surveillant des vins ici", a dit ma mère en souriant.

Leur dialogue n'a pas réussi à faire réagir les autres. Shen a poursuivi : "Vous vous rappelez ce que dit Grand-Mère Liu dans Le Rêve dans le pavillon rouge ?

- Au sujet du prix d'un festin de crabes... plus de six mois de revenus d'un paysan pauvre ?", a répondu Zhou, propriétaire d'une petite fabrique de parfums, avec une note d'irritation.

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 16.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Mercredi 16 Juillet 2008 16h37
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

2. Le soir où j'ai été conçu (1952), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 16.07.08 | 13h00 • Mis à jour le 16.07.08 | 13h00

Combien de temps la famille de Jia tient à ce rythme dans le roman ?

- Mangez les crabes et n'en parlez pas", a dit mon père en se rappelant que dans le roman la famille de Jia se trouve bientôt ruinée. La conversation est partie dans des directions diverses. Chaque famille affrontait de graves difficultés.

Les Zhou avaient un visage soucieux. Outre les problèmes syndicaux à la fabrique, ils traversaient une crise familiale. Leur fils unique essayait d'entrer au Parti communiste en dénonçant ses parents. Une rupture irréparable, forcément. "On n'y peut rien", a soupiré Mme Zhou en cassant une patte de crabe.

M. Liu était inquiet en dépit du boom que connaissait la pharmacie en raison de la guerre de Corée. Il était contrarié à cause de sa troisième concubine, qui prenait des cours du soir en économie politique. "Elle est rentrée en Jeep très tard hier soir. Dans la Jeep de qui, à votre avis ?"

M. Liu a poursuivi sans attendre de réponse :

"Le représentant militaire du gouvernement de la ville affecté à mon entreprise.

- Le représentant de l'Armée populaire de libération, avec une étoile rouge sur sa casquette ?, est intervenu Shen. Alors tu n'as pas trop à t'inquiéter. Il t'amènera des clients.

- L'argent ne tombe pas du ciel comme de la neige, sans raison." M. Liu a écrasé une coquille de crabe avec son poing au lieu de se servir du marteau de cuivre.

"C'est le monde à l'envers. Pensiez-vous qu'un jour le poisson mangerait le chat ?"

Après avoir terminé les glandes digestives d'un crabe femelle, Shen a retourné l'intérieur comme un gant et a montré dans sa paume quelque chose qui ressemblait à un petit moine assis en méditation. "Dans L'Histoire du serpent blanc, un moine fourbe doit se cacher après avoir brisé le bonheur d'un jeune couple. Finalement, il se réfugie dans le ventre d'un crabe. Regardez, il n'y a pas d'issue."

Personne n'a apprécié son histoire inopportune. Ma mère a allumé la radio pour détendre l'atmosphère. "Les volontaires du peuple chinois combattent les troupes américaines en Corée dans une guerre de tranchées des plus dure." La voix de la présentatrice vibrait de fierté. "Nos héroïques soldats surmontent des épreuves inimaginables, certains passent plusieurs jours sans rien manger et boivent leur urine."

Comme en écho, des tambours et des gongs ont retenti au bout de la rue pour fêter une nouvelle campagne nationale contre les Cinq Anti : corruption, fraude fiscale, vol de propriété de l'Etat, tricherie sur les contrats gouvernementaux et vol d'informations économiques, le tout visant les "capitalistes". Un comité de quartier venait d'être constitué dans la cité pour lutter en priorité contre les ennemis de classe. Les activistes du voisinage fêtaient une campagne politique après l'autre et en assuraient la propagande. Entre tambours et gongs, ils chantaient un nouveau chant, Le socialisme c'est bien.

"Le socialisme c'est bien, le socialisme c'est bien !

Dans les pays socialistes, le peuple a un statut élevé.

Les cliques réactionnaires sont abattues,

L'impérialisme s'enfuit la queue entre les jambes."

Mon père a eu l'impression que les tambours et les gongs battaient sur son coeur. Ses invités aussi, peut-être. Il s'est coupé au pouce en cassant une pince de crabe. Encore un mauvais présage. Le festin de crabes risquait d'être le dernier pour eux. Les murs ont des oreilles, et un de leurs voisins - ou même un des convives - pouvait faire un rapport à la police ou au comité de quartier. Il n'en fallait pas beaucoup pour que les instances du parti concluent que ces capitalistes ourdissaient une conspiration.

Les feuilles de thé oolong flottaient dans la tasse de Xie, noires, intactes. Il était parti tôt, sans même rester pour une partie de mah-jong ni pour faire honneur au dessert de ma mère - des bouchées miniatures à la chair de crabe. Les autres invités avaient suivi en trouvant une excuse quelconque.

Mes parents se sont bientôt retrouvés tous les deux avec pour seule compagnie plusieurs crabes vivants qui rampaient encore sur le fond couvert de sésame d'un seau près de la porte. Mon père a murmuré deux vers de Bai Juyi qu'il s'était retenu de citer à Xie : "Ivres et désolés ils vont se séparer./La lune s'apprête à sombrer dans la vaste rivière."

La table évoquait à présent un champ de bataille déserté par les troupes nationalistes en 1949 - un éparpillement de pattes cassées, carapaces écrasées et glandes reproductrices dorées -, avec des signes alarmants de lutte et de fuite. Mon père a suggéré à ma mère de ne pas s'en occuper. Ils se sont assis près de la fenêtre en silence. Elle lui a caressé la joue et lui a retiré des débris de crabe d'entre les dents. Il a retenu sa main un moment.

Une feuille qui tombait en tournoyant a attiré leur attention. Ils se sont levés en silence et sont montés à l'étage plus tôt que prévu. Ils n'avaient rien d'autre à faire, rien à dire. Il n'avait qu'elle, elle n'avait que lui. Ils ont fait l'amour tôt ce soir-là.

Dans le silence qui a suivi, mon père ne s'est pas endormi comme d'habitude. Un bruit léger semblait provenir d'un coin près de la porte. Il l'a écouté un bon moment avec inquiétude avant de se rappeler que plusieurs crabes étaient toujours vivants dans le seau. Epuisés, ils rampaient avec peine sur le sésame. Ce qu'il entendait, c'étaient les bulles d'écume dont ils s'enduisaient mutuellement dans le noir.

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Ce devait être un repas de fête. Un festin de crabes pour saluer le départ vers l'exil de Xie, riche propriétaire terrien peu soucieux de vivre sous le nouveau régime communiste qui s'installe en Chine. Mais la fête est triste. Il s'agit bien plutôt d'un repas funèbre sur arrière-plan crépusculaire. A l'image des crabes qui rampent à terre et tentent de survivre, les "capitalistes" se font tout petits en espérant ne pas se faire repérer.


Article paru dans l'édition du 17.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Jeudi 17 Juillet 2008 16h42
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



Retour de camp (1954), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 17.07.08 | 15h42 • Mis à jour le 17.07.08 | 15h43

Retour de camp (1954), par Qiu Xiaolong
LE MONDE | 17.07.08 | 15h42 • Mis à jour le 17.07.08 | 15h43

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1954. Une année riche en événements importants pour la jeune République populaire de Chine.

La première Assemblée nationale populaire de Chine a adopté la Constitution et a nommé Mao Zedong président de la République populaire de Chine.

En avril, une délégation chinoise dirigée par le premier ministre Zhou Enlai a participé à la conférence de Genève pour une solution pacifique de la question coréenne et la restauration de la paix en Indochine.

La route Sichuan-Tibet reliant Chengdu à Lhassa et la route Qinghai-Tibet reliant Xining à Lhassa ont été ouvertes à la circulation.

***

La nouvelle de la mort de Bai Jie à la guerre en Corée nous est parvenue au début de 1953. Cette jeune infirmière des Volontaires du peuple chinois avait à peine 20 ans. D'après ses compagnons d'armes, elle avait été atteinte par une balle perdue au cours d'une retraite précipitée. Son corps n'avait donc pas pu être retrouvé.

Sa photo a paru dans les journaux de la ville, et la radio a vanté ses nobles actions. Elle a été décorée à titre posthume de la citation du mérite de deuxième classe.

Sa famille, hissée au rang de famille de martyre de la révolution, eut droit à une fleur en papier rouge sur sa porte. Des larmes de fierté ont mouillé les yeux de ses parents inconsolables lorsqu'une statue rutilante leur fut offerte au cours d'une réunion de quartier. Ils furent invités partout pour parler de leur fille héroïque. On en apprit de plus en plus sur sa courte et glorieuse vie.

Quand Bai était partie pour la guerre de Corée, elle venait à peine de terminer ses études d'infirmière et travaillait dans un hôpital. Ses anciens camarades se souvenaient tous d'elle comme d'une étudiante brillante, obtenant les meilleures notes dans toutes les matières, active dans les mouvements politiques et aussi très jolie ; ses longues tresses flottaient sur sa poitrine comme de jeunes pousses de saule au printemps, et ses joues reflétaient les fleurs de pêcher sous la brise printanière. C'était une vraie beauté, comme le premier rayon de soleil à éclairer l'évier collectif de l'allée couvert de mousse. Elle ne manquait pas d'admirateurs secrets à l'école. Ni dans le quartier. Bien des garçons avaient eu le coeur brisé à la Poussière rouge.

Elle a été honorée jusque dans les causeries du soir de la cité. Lorsque la radio joua solennellement le Chant de bataille des Volontaires du peuple chinois, jeunes et vieux ont observé ensemble une minute de silence.

"Pleins d'ardeur, d'un pas énergique,
Nous traversons la rivière Yalu !
Protéger la paix, défendre la terre,
C'est sauvegarder notre foyer.
Les braves fils et filles de Chine
Sont unis pour résister à l'Amérique, pour aider la Corée,
Et pour vaincre les loups ambitieux des Etats-Unis."

Aussi brûlaient-ils tous de haine contre les agresseurs américains. La perte d'une si jeune et belle vie donnait tout son sens au slogan "A bas l'impérialisme américain !".

Toutefois, au milieu de cette année, à la grande consternation de la cité, Bai est revenue. Un coup de tonnerre dans un ciel bleu. En fin de compte, elle avait été blessée, capturée, enfermée dans un camp de prisonniers et, finalement, renvoyée chez elle.

Une sorte de linceul a aussitôt recouvert sa famille, la cité et ceux qui avaient connu Bai. Personne ne savait ce qu'elle avait vécu dans le camp américain, mais on a bientôt commencé à murmurer qu'elle figurait ici sur la liste du contrôle intérieur. Elle n'était plus une martyre révolutionnaire, mais une suspecte aux yeux du Parti. Après tout, il avait pu se passer n'importe quoi au camp où, selon Le Quotidien du peuple, des agents secrets étaient envoyés de Taïwan pour attirer des prisonniers dans leurs services en leur faisant des offres époustouflantes.

Nul ne pouvait garantir qu'elle n'avait pas subi un lavage de cerveau ou cédé à la corruption. Entre l'embargo appliqué par les Nations unies, qui pesait sur l'économie, les troupes nationalistes hostiles de Taïwan et les impérialistes américains qui patrouillaient à la frontière coréenne, la direction du Parti devait se montrer vigilante à l'égard de quelqu'un qui avait passé plus d'un an au contact des Américains.

Le comité de quartier ne savait comment se comporter avec Bai. Son retour inattendu et inexpliqué témoignait pour le moins de son manque de fiabilité politique. Il n'y eut aucune cérémonie de bienvenue dans la cité, ni à l'hôpital. La fleur rouge disparut de sa porte. Puis le sourire de son visage, après la visite de la police à son domicile. Nous n'avons pas su ce qui s'était dit derrière la porte fermée.

Elle a changé du jour au lendemain, telle une fleur qui a subi un coup de gel.

Au début, elle s'est efforcée de nous parler comme avant. Mais elle n'a pas tardé à s'apercevoir que tous l'évitaient comme la peste. Elle nous mettait dans une situation embarrassante. Sans doute n'était-ce pas sa faute, elle devait en souffrir aussi, mais les gens ne voulaient pas s'attirer d'ennuis en se compromettant avec une personne "politiquement indigne de confiance ou suspecte". En cette époque où, d'après le président Mao, la lutte des classes était vitale, on n'aurait su être trop prudent.

Bai a repris son travail à l'hôpital, mais n'y dirigeait plus le groupe d'études politiques. Elle n'intervenait plus non plus dans le bloc opératoire. Certains redoutaient le sabotage par les ennemis de classe, notamment lorsque des cadres supérieurs du Parti se trouvaient sur la table d'opération. Elle a donc été affectée à l'entretien.

En théorie, tous ces changements importaient peu, du moment qu'il s'agissait de "servir le peuple". Elle n'avait pas été cataloguée comme ennemie de classe, ni persécutée ni tourmentée. Elle n'était qu'effacée de la carte politique.

Elle était trop intelligente pour ne pas s'en rendre compte, mais que pouvait-elle faire sinon baisser la tête et marcher vite, comme si elle avait été marquée au front ? Elle ne parlait plus à personne, enfermée dans un cocon.

De fait, on aurait dit que depuis son retour elle était littéralement sous emballage hermétique. Au début des années 1950, tout le monde s'habillait plus ou moins pareil. Cependant, dans la cité, on se laissait un peu aller, on déboutonnait quelques boutons. Bai, au contraire, portait toujours des chemisiers à manches longues boutonnés jusqu'au menton et des pantalons qui lui couvraient les pieds, même par les chaudes journées d'été. Cela a donné lieu à de nouveaux murmures. Qu'avait-il pu lui arriver dans le camp de prisonniers ? On avait lu et entendu des histoires détaillées sur ce que les soldats japonais avaient fait subir aux femmes chinoises pendant la seconde guerre mondiale. Les barbares américains n'avaient pas dû être tellement différents.

Un jour, Jeune Hu est arrivé pour les conversations du soir en brandissant un magazine. "Devinez pourquoi Bai se couvre toujours de la tête aux pieds. Voici un article sur les prisonnières violées et marquées au fer dans les camps japonais. Plus de doute. Elle est marquée !"

Vieille Racine lui a crié : "Tu es malade ! Comment peux-tu dire ça ? Ecoutez bien, celui qui aborde à nouveau le sujet ne partagera pas le même ciel que moi."

Partager le ciel était un dicton très radical. Personne ne s'attendait à une telle réaction de Vieille Racine, qui n'était qu'un voisin de Bai. A la suite de son intervention, les rumeurs sur son secret se sont calmées.

A la fin de l'année, c'était une femme totalement transformée, comme empaillée, un épouvantail qui gesticule dans le vent, tremblant de terreur parmi les corbeaux quand l'obscurité tombe sur les champs. On avait du mal à croire qu'elle ait pu perdre sa beauté aussi vite qu'une fleur de poirier ses pétales après l'orage.

"Les pétales blancs piétinés sans cesse sur le sol noir et humide, a conclu Vieille Racine. La résurrection, c'est terrible."

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Qiu Xaolong dessine ici avec une grande maîtrise le destin de Bai Jie, à peine 20 ans, partie sur le front lors de la guerre de Corée. Elle a tout pour elle, cette jeune infirmière des volontaires du peuple chinois. Tout, sauf le bonheur de correspondre à ce que la nouvelle société attend d'elle...


Article paru dans l'édition du 18.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Vendredi 18 Juillet 2008 22h24
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

1. Bao le poète ouvrier (1958), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 18.07.08 | 15h46 • Mis à jour le 18.07.08 | 15h46

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1958. Encore une année victorieuse dans la révolution socialiste et la construction du socialisme.

En janvier, le comité central du Parti communiste chinois (PCC) s'est réuni pour discuter des perspectives du deuxième plan quinquennal.

En avril a été fondée la première commune populaire dans le Henan.

En mai, le PCC a adopté la ligne générale consistant à "avancer, viser haut et obtenir davantage de résultats économiques plus importants, plus rapides et meilleurs pour la construction du socialisme".

Le bureau politique du PCC a ensuite décidé de doubler la production d'acier. Tout cela a amorcé le Grand Bond en avant. Dans les provinces rurales, 90,4 % des foyers ont été incorporés dans les communes populaires.

***

C'est au milieu des années 1950 que Bao Hong est arrivé dans la cité de la Poussière rouge. Il venait de Ningbo, où il avait travaillé comme apprenti dans un magasin de tofu. Il avait l'intention d'exercer le même métier à Shanghaï et se disait capable de fabriquer de ses mains toutes sortes de tofu. En 1958, cependant, quand le président Mao a appelé au développement accéléré de l'industrie de l'acier dans le Grand Bond en avant, Bao fut affecté à l'aciérie n° 3 de Shanghaï.

Cette année a connu, entre autres mouvements politiques, la campagne nationale du Drapeau rouge pour la chanson populaire lancée par le président Mao dans le but de mettre en avant les écrivains et artistes ouvriers et paysans. Le président Mao n'a pas pris cette décision sur une impulsion du moment. Dès 1942, dans ses Interventions aux causeries sur la littérature et sur l'art de Yan'an, il avait présenté sa grande théorie selon laquelle la littérature et l'art servent la politique. Il était donc nécessaire qu'une équipe importante d'écrivains ouvriers et paysans joue un rôle éminent dans la construction de la nouvelle Chine socialiste.

Un matin, au début du printemps, le rédacteur en chef de Littérature de Shanghaï s'est présenté à l'aciérie. Bao faisait une courte pause, il essuyait son front en sueur, penché sur un bol de riz au tofu frit. Quand le rédacteur aux cheveux blancs a expliqué le but de sa visite à l'ouvrier de la sidérurgie, Bao a ri et a secoué frénétiquement la tête.

"Vous voulez rire, je suis ouvrier. Je ne suis allé que trois ans à l'école élémentaire. Si vous voulez que je vous fabrique du tofu, rien de plus facile. Et vous en aurez un aussi blanc que le jade en un clin d'oeil. Mais comment je pourrais écrire pour votre revue ?

- Précisément, je cherche un écrivain ouvrier, a insisté le rédacteur.

- Qu'est-ce que je peux vous dire ? Regardez ce morceau de tofu. Il a un goût de colle de riz. La faute à quoi ? A la fève de soja. Croyez-moi, telle sorte de fève de soja produit telle sorte de tofu. Et aussi à l'eau, qui donne au tofu cette couleur terne. Le marchand ambulant est une crapule. Je ne lui achèterai plus jamais rien. Bref, ce que raconte un ouvrier sans instruction n'intéressera jamais un intellectuel comme vous. Rien à faire.

- Attendez. C'est extraordinaire, camarade Bao. C'est remarquable. La fève de soja et le tofu. Et aussi l'eau. Ça, c'est de la dialectique. Excellent. merki.gif infiniment.

- Quoi ?"

Bao était complètement ahuri.

"Je reprendrai contact avec vous", a dit le rédacteur en chef en se levant et en griffonnant à toute vitesse plusieurs lignes dans son calepin. "Je le ferai sans faute, maître ouvrier Bao."

Quelques jours plus tard, l'homme l'a appelé. Il y avait un court poème en première page du quotidien Libération :

"Telle fève de soja produit tel tofu.
Telle eau donne telle couleur.
Tel savoir-faire fabrique tel produit.
Telle classe parle telle langue."

Le nom du poète, imprimé plus gros, n'était autre que Bao Hong, et une note de la rédaction précisait : "Dans sa langue simple et imagée, le nouveau poète ouvrier Bao a parlé vrai et avec éloquence : la lutte des classes est partout. Les ennemis de classe ne changeront jamais de nature, et nous, la classe ouvrière, nous prouverons notre valeur dans tout ce que nous entreprenons et disons. Les deux premiers vers sont deux métaphores dont les images sont transposées dans la proposition suivante. Dans le canon des poèmes, ce recours à l'allégorie est appelé xing."

Le journal à la main, Bao est devenu aussi blanc que le tofu.

Un de ses camarades a plaisanté. "En ce temps de révolution et de construction du socialisme si riche en prodiges, même un morceau de tofu peut être miraculeux. Vous avez devant vous un poète ouvrier du tofu.

- Je ne suis pas un ouvrier du tofu", a protesté Bao. Il était devenu soudain écarlate, comme sous une couche trop généreuse de sauce au piment.

Ce court poème n'en a pas moins eu un énorme succès : il a été repris dans Le Quotidien du peuple et dans plusieurs autres journaux. Il fut l'un des poèmes de l'année à figurer dans le plus grand nombre d'anthologies.

Bientôt, les poètes ouvriers et paysans sont apparus en nombre, comme les pousses de bambou après une averse de printemps. Lectures et récitations de poèmes révolutionnaires à la gloire des Trois Drapeaux rouges foisonnaient. Un concours de poésie a été organisé sur la place du Peuple au centre de la ville, et Bao était assis dans la tribune du jury.

Il a lui-même présenté un distique héroïque :

"Un cri de nos ouvriers chinois des aciéries,
Et la terre doit trembler trois fois."

Après le concours, à la deuxième conférence sur la littérature et sur l'art de Shanghaï, le maire lui a serré la main.

Bao est devenu alors membre de l'Association des écrivains chinois, qui soutenait un nombre limité d'"écrivains professionnels" en leur payant un salaire équivalent à ce qu'ils gagnaient dans leur unité de travail. Bao nous a expliqué fièrement que c'était dans l'intérêt de la littérature et de l'art socialistes, afin qu'un ouvrier comme lui puisse se consacrer à l'écriture au lieu de devoir travailler de 8 heures à 17 heures à l'aciérie. Xin, président de l'association, écrivain et vétéran du parti qui avait participé aux Causeries de Yan'an, avait soutenu personnellement sa candidature.

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.



Qiu Xiaolong

*


Résumé

L'auteur de La Danseuse de Mao (éditions Liana Levi) campe ici un portrait très réaliste de la figure du poète ouvrier sous le règne du président Mao. Le sidérurgiste, repéré et lancé par un rédacteur en chef, est d'abord sidéré par ce qui lui arrive. Puis il s'habitue...


Article paru dans l'édition du 19.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Samedi 19 Juillet 2008 18h10
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



2. Bao, le poète ouvrier (1958), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 19.07.08 | 15h13 • Mis à jour le 19.07.08 | 15h13

Bao écrivait désormais à plein temps dans son tingzijian, dont la fenêtre munie d'un rideau donnait sur un évier collectif de l'allée. Les ménagères qui utilisaient l'évier ne pouvaient s'empêcher de se hausser sur la pointe des pieds pour jeter un coup d'oeil à l'intérieur. On voyait Bao le nez chaussé de lunettes en train de lire avec application, de prendre des notes, de feuilleter un gros dictionnaire qui occupait la moitié de sa table.

Il venait de moins en moins à nos conversations du soir à l'entrée de la cité. Quand il le faisait, il se mettait à parler comme un homme de lettres, lâchant des expressions telles que "réalisme révolutionnaire" et "romantisme révolutionnaire" qui brillaient autant que sa nouvelle dent en argent.

Plusieurs nouveaux poèmes ont bientôt paru dans les journaux. L'un d'eux disait :

"Nous, le prolétariat, ne pouvons pas avoir un coeur de tofu face à l'ennemi de classe."

L'expression a été aussitôt adoptée. Un autre poème d'humeur écrit pour dénoncer les intellectuels bourgeois est arrivé jusque dans les manuels scolaires :

"Ils ne sont pas du tofu puant -

Car non seulement leur odeur est puante,

Mais ils ont aussi le goût de pourri.

Oh, ils ne sont que de la merde.gif."

Puis, à l'occasion d'une conférence dans une université, Bao a rencontré une jeune étudiante qui adorait ses poèmes et qu'il a épousée. Tout s'est passé très vite, de façon tout à fait magique, comme avec la goutte de coagulant dans le lait de soja pour faire le tofu.

A peine l'allée avait-elle remarqué sa première visite que la jeune fille préparait déjà les repas dans la cuisine collective en tant que Mme Bao. Une telle rapidité n'était pas vraiment surprenante. C'était une époque où Mao disait que, dans la construction du socialisme, un jour équivaut à vingt ans.

L'étudiante avait toujours sur elle un calepin noir et un stylo rouge. Dès que Bao disait quelque chose d'inhabituel, elle le notait. On racontait qu'à plusieurs occasions elle avait réussi à transformer certaines remarques anodines en poèmes et à les faire publier comme les tout derniers chefs-d'oeuvre.

Un soir d'été, les nouveaux mariés étaient assis dehors et partageaient une grosse tranche de pastèque. Comme les autres épouses du quartier, Mme Bao a voulu conserver les pépins, qu'elle ferait frire ensuite pour les grignoter, mais il l'a arrêtée.

"Regarde cette pastèque, a-t-il dit en crachant le pépin dans sa paume. Pas sucrée du tout, toute pâle. Et regarde les pépins, très petits, très mal formés. Un tel pépin ne peut produire qu'une pauvre petite pastèque."

Elle a répondu en plaisantant tendrement : "Regarde-toi. Tous tes boutons ressortent comme des pépins de pastèque."

Elle n'a pas tardé à faire connaître un nouveau poème de lui, apparemment inspiré par le premier, qu'il avait composé quand il travaillait encore à l'aciérie.

"Tel pépin donne telle pastèque.

Telle plante produit telle fleur.

Tels gens font telles choses.

Telles classes parlent telles langues."

Le poème a encore accru le prestige de Bao. Il a surtout prouvé qu'il pouvait aller plus loin que l'image centrale du tofu, car les voisins avaient toutes sortes d'avis et d'interprétations quant à ses capacités à faire de la poésie comme du tofu. L'épouse rayonnait dans la gloire de l'époux.

On supposait à présent que son statut élevé l'amènerait à s'installer dans un meilleur quartier. Mais il n'en a rien été, et sa femme plaisantait sur la prédilection de Bao pour le feng shui de leur tingzijian. N'était-ce pas là que la chance avait tourné pour Bao ? Ainsi, un accord spécial a assigné à Bao une seconde pièce à l'étage, en sa qualité de poète ouvrier connu dans tout le pays. Sa femme a déclaré qu'il le méritait bien.

Les voisins ont commencé à l'appeler poète-ouvrier Bao, et, lors d'une de nos conversations du soir, il a répondu par un sourire tandis que la radio diffusait une nouvelle chanson. C'était sa dernière création, La classe ouvrière est l'épine dorsale de la Chine :

"Nous, la classe ouvrière, sommes l'épine dorsale du pays.

Nous marchons derrière notre président.

Le pays et le monde au coeur,

Nous marchons sans trêve sur la voie de la révolution.

Comptant sur nos propres forces, travailleurs,

Nous marchons sans trêve sur la voie de la construction.

Brandissant bien haut nos drapeaux rouges,

Nous avançons avec courage.

Nous sommes la locomotive de l'ère nouvelle."

Vieille Racine a remarqué :

"Comme on dit : quand la chance vient à vous, on ne peut pas l'arrêter.

- Logement, épouse et célébrité : quelle métamorphose par un coup de chance !, a renchéri Liu Quatz'yeux. Et tout ça grâce au tofu."

Vieille Racine a poursuivi avec un commentaire plus profond :

"Tofu ou pas, vous ne pouvez pas repousser votre chance, mais vous ne savez jamais quel sera le résultat final, les gars."

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

*

Résumé

Bao était venu à Shanghaï pour préparer et vendre du tofu, cette pâte de soja si populaire en Asie. Devenu ouvrier sidérurgiste, Bao a été repéré par un journaliste qui en a fait un poète ouvrier respecté. C'est l'époque où Mao encourage les masses à concurrencer les élites chinoises. Le président veut impérativement mettre en avant les écrivains et les artistes ouvriers et paysans. Bao, d'abord ahuri par son succès, se pique au jeu. Il écrit, attend l'inspiration et publie...


Article paru dans l'édition du 20.07.08



--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Lundi 21 Juillet 2008 23h36
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

1. Une partie d'échecs chinois (1964), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 21.07.08 | 15h25 • Mis à jour le 21.07.08 | 15h25

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1964.

Après avoir essuyé les "trois ans de calamités naturelles", la Chine a fait de nouveaux progrès gigantesques dans la révolution et la construction socialistes. Mais, comme l'a fait remarquer le président Mao, au cours des quinze dernières années les associations d'écrivains et d'artistes et leurs publications n'ont pas assez appliqué la politique du parti et ont même glissé récemment vers le révisionnisme. Il est donc nécessaire de parler de la lutte des classes chaque année, chaque mois, chaque jour.

En octobre, la Chine a fait exploser avec succès sa première bombe atomique, et le gouvernement chinois a proposé de réunir une conférence internationale pour discuter de l'interdiction et de la destruction des armes nucléaires.

Sur le front international, le premier ministre Zhou Enlai a énoncé les fameux Cinq Principes de la coexistence internationale.

***

En 1964, Lihua a échoué à l'examen d'entrée à l'université.

Soyons juste, ses notes n'étaient pas mauvaises, et même légèrement supérieures au niveau requis, mais il était défavorisé. Dans la colonne "statut de classe" du formulaire de candidature, il avait dû écrire que son père, un ancien employé de bureau, avait eu des "problèmes historiques" - il avait milité dans une organisation étudiante associée au gouvernement nationaliste avant 1949. Une souillure politique - pas assez grave néanmoins pour que le vieil homme figure sur la liste noire de la nouvelle société - jetait une ombre sur l'horizon de Lihua.

Melong, un autre étudiant de la cité de la Poussière rouge, avait été admis à l'école normale de Shanghaï avec de moins bonnes notes, parce qu'il venait d'une famille ouvrière. La presse citait fréquemment une position du parti : "Le milieu familial compte, mais il n'est pas déterminant. Ce qui compte le plus, c'est la propre conduite politique des jeunes." On considérait toutefois en général que la deuxième phrase n'était là que pour la forme.

Ses parents ont quand même tenu à ce qu'il se représente l'année suivante, ou bien à ce qu'il commence à travailler dans un petit restaurant à la suite de la retraite anticipée de son père, qui y faisait la plonge du matin au soir depuis plus de vingt ans, debout devant un évier de ciment, les pieds dans des chaussures de caoutchouc. Lihua le voyait se débarrasser de ses chaussures dès qu'il rentrait chez lui, ses pieds trempés aussi livides que le porc gras salé du restaurant.

Il ne tenait guère à remplacer son père, mais ne mettait pas non plus beaucoup de coeur à réviser son examen, car il ne pensait pas qu'une nouvelle tentative changerait grand-chose. Résultat, il s'est sérieusement consacré aux échecs, histoire de tout oublier pendant quelque temps.

A raison de quatre ou cinq heures par jour devant l'échiquier, Lihua est devenu bientôt un joueur de très bon niveau à la Poussière rouge. Au cours d'une partie à l'extérieur, il a été découvert par Zhu Shujian, un maître chenu qui s'était retiré de l'équipe d'échecs de Shanghaï. Zhu a cru déceler de grandes qualités chez Lihua. Sans être prêt à le reconnaître déjà comme élève, il a commencé à l'emmener aux compétitions qui réunissaient les plus grands joueurs.

Lihua voyait là une possibilité de carrière bien plus tentante que celle de son père, à condition de réussir à entrer dans l'équipe de Shanghaï. L'échiquier lui offrait un monde différent, simple mais intéressant, rationnel, dans lequel seul comptait le calcul de chaque coup, comme dans un problème de mathématiques.

Un matin de juillet, Lihua a accompagné Zhu dans une petite rue pavée de la vieille ville, où un certain Wan Liang allait affronter plusieurs adversaires à la suite, hautement qualifiés eux aussi et réputés dans le milieu. Lihua avait déjà entendu le nom de Wan. Membre de l'équipe d'échecs de Shanghaï dans les années cinquante, classé deuxième dans un tournoi national plusieurs années plus tôt, il avait ensuite disparu soudainement de la scène.

La partie était organisée devant un débit d'eau chaude miteux au bout de la rue. Normalement, elle se déroulait à l'intérieur, où l'on pouvait boire, fumer, et parfois aussi manger. Le choix de l'extérieur était sans doute dû à la renommée de Wan, qui attirait un public très nombreux, et trois ou quatre Thermos d'eau chaude étaient alignées sur le trottoir. Le propriétaire du débit, un homme grassouillet appelé Han, était un amateur enthousiaste qui rayonnait de fierté.

Wan, homme émacié aux cheveux grisonnants, affichait un sourire permanent qui découvrait des dents jaunies par le thé et le tabac. Il se tenait à califourchon au bout d'un banc de bois, son adversaire assis à l'autre bout, l'échiquier placé entre eux. Un grand balai de bambou était posé contre le mur derrière Wan. Nu jusqu'à la ceinture, en simple short noir et socques de bois, il paraissait très mal nourri, ses côtes saillaient. En plein soleil, on aurait dit une planche à laver. La scène rappela à Lihua une expression shanghaïenne : "On pourrait jouer de la guitare à quatre cordes sur ses côtes."

Wan était un maître, il exécutait sans effort une manoeuvre stratégique qui aurait pris à Lihua vingt minutes de réflexion, mais ce dernier était étonné par ses manières. Il n'avait rien d'un professionnel, du moins tels que Lihua se les imaginait. Il posait ses pieds nus alternativement sur le banc. Il attrapait sa plante de pied dans une main, tenant de l'autre une énorme boulette de riz gluant, sans voir qu'il avait un grain collé sur le bout du nez.

De plus, Wan applaudissait à ses propres coups et critiquait bruyamment ceux de son adversaire. Et le public l'accompagnait de commentaires, de jurons et de rires. Wan semblait s'exciter de plus en plus. Il pimentait la partie avec des sarcasmes, empêchant ainsi son adversaire de se concentrer.

"Mon cheval, c'est vraiment un cheval qui galope dans le ciel, mais la position de ton soldat empeste comme une crotte de chien, disait Wan avec des mouvements de la tête. Ta façon de déplacer ta pièce, c'est comme si un aveugle montait un cheval aveugle le long d'une falaise abrupte par une nuit d'orage. Oh, tu dois avoir la tête farcie de paille !"

(A SUIVRE)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*

Résumé

Dans cette nouvelle, il est beaucoup question des échecs. Le jeu chinois se compose de 16 pièces : un général, deux mandarins, cinq soldats, deux éléphants, deux chevaux, deux chariots et deux canons. Mais Qiu Xiaolong s'intéresse bien davantage à ses personnages, le jeune impétrant Lihua et l'impétueux Wan, et au contexte historique, comme dans son dernier roman, La Danseuse de Mao, paru aux éditions Liana Levi.


Article paru dans l'édition du 22.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Mercredi 23 Juillet 2008 16h51
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon




"Cité de la Poussière rouge"


2. Une partie d'échecs chinois (1964), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 22.07.08 | 13h59 • Mis à jour le 22.07.08 | 13h59

Lihua se sentait de plus en plus mal à l'aise. Dans plusieurs années, s'il possédait les qualités et travaillait beaucoup, il serait peut-être capable de jouer avec autant de brio que Wan, et même devenir membre de l'équipe de Shanghaï. Et alors ?

Un véritable Don Quichotte. Lihua s'est souvenu tout à coup du personnage dont il avait lu l'histoire, un vieil homme dépouillé de sa belle armure, tenant une lance brisée, livrant des batailles successives avec une dignité imaginaire.

Wan était quand même un très grand joueur, et sa tactique dépassait l'échiquier. Elle exerçait une pression intolérable sur son adversaire, qui s'embrouillait et faisait des fautes. Les parties se terminaient toutes en moins de dix minutes.

Lihua ne savait pas comment était organisée la compétition. Chaque adversaire semblait avoir l'occasion de jouer une ou deux parties contre Wan. L'autre côté du banc était sans cesse occupé par de nouveaux venus. Finalement, il n'est plus resté qu'un concurrent, un homme robuste du nom de Pan, chauve, avec de gros sourcils et un air décidé dans ses petits yeux brillants.

Pan jouait lentement, avec entêtement, réfléchissant longtemps avant chaque coup, loin du style désinvolte de Wan. Et ce dernier a commencé à manifester son impatience par toutes sortes de mimiques, en pianotant sur le bord de l'échiquier, en soufflant dans sa tasse, en se tournant pour regarder la pendule à l'intérieur du débit d'eau chaude.

Alors que Pan tenait son canon en l'air en se demandant depuis plusieurs minutes où il allait tirer, Wan a dit : "En avant, attaque, Ami'er." C'était une allusion plaisante à un film, Le Visiteur des montagnes de glace, où Ami'er est un jeune homme naïf trop timide pour exprimer son amour. Le public a éclaté de rire. Pan est devenu tout rouge et a placé son canon de façon surprenante.

Wan s'est levé brusquement et s'est éloigné en emportant son balai de bambou avec cette phrase lapidaire : "Je dois y aller", et il s'est précipité de l'autre côté de la rue. Zhu a déclaré : "On fait une pause d'une demi-heure."

Lihua fut le seul à rester perplexe. C'était pourtant pour le moins impoli de la part de Wan de partir au milieu d'une partie. Se pouvait-il qu'il doive à son tour réfléchir longuement à sa contre-attaque ? C'était peut-être un moyen de sauver la face puisqu'il n'avait cessé de pousser Pan à jouer vite.

Wan est revenu environ vingt minutes plus tard, a jeté le balai de bambou dans un bruit de lance brisée et a menacé le général de Pan avec son chariot comme s'il n'avait même pas réfléchi. C'était une contre-attaque superbe qui a immédiatement changé le cours de la partie. Pan transpirait abondamment, la figure rouge et les doigts tremblants.

Wan a reniflé très fort. "Qu'est-ce que c'est que ça ? Ça pue le melon d'hiver."

Lihua ne sentait rien. En regardant autour de lui, il a remarqué qu'un curieux tenait un bol de riz humide à la main, mais n'y a pas vu de melon d'hiver fermenté. Lorsque les autres se sont esclaffés, il a compris que c'était encore une remarque insultante sur le savoir-faire de Pan.

C'en était trop pour Pan.

"Pour qui tu te prends, Wan ? N'oublie pas ton statut de "mauvais élément" ! En tant qu'ennemi de la société socialiste, tu es tout juste bon à balayer la rue comme un chien, la queue entre les jambes. Comment tu oses faire le malin après deux ans de prison ?"

Wan a blêmi, il tremblait comme une feuille.

Zhu s'est interposé. "Allons, Pan. Un jeu n'est qu'un jeu. Ne parle pas comme ça.

- Pisse et regarde si le reflet de ton cul.jpg puant est aussi propre que ça ! Avant la libération de 1949, tu jouais pour un chef de guerre, Zhu." Pan écumait, les veines de ses tempes gonflaient, tortillées comme des vers. "Tu crois que les révolutionnaires ne le savent pas ? C'est la dictature du prolétariat, maintenant !"

Zhu est resté muet sous l'outrage. Han, le propriétaire du débit d'eau chaude, s'est approché de Pan en tenant une tasse de thé chaud. "Ecoute-moi, Pan. Tout de même, nous sommes devant ma boutique...

- Ecouter qui ? Un petit boutiquier ! Ton statut de classe est à peine moins noir que celui de Wan. Occupe-toi de ton foutu débit d'eau chaude !

- Tu mords comme un chien enragé aujourd'hui. Est-ce que je t'ai jamais fait payer ton thé pendant toutes ces années ? Même un chien sait frétiller de la queue en signe de reconnaissance."

Han aussi était furieux, il a fracassé la tasse de thé contre le bord du trottoir. "Qu'est-ce qu'il a, mon statut de classe ? Mon fils est soldat dans l'Armée populaire de libération !"

Pan, hors de lui, a renversé l'échiquier d'un mouvement violent. Toutes les pièces ont roulé à terre, comme autrefois les soldats dans la retraite désastreuse de la bataille de Feishui...

Après avoir quitté, seul, le débit d'eau chaude, Lihua ne s'est pas rappelé comment s'était terminé le fiasco. Il n'a pas cherché à réétudier la partie coup par coup comme il le faisait d'ordinaire.

Ce soir-là, il a décidé de ne pas se représenter à l'examen d'entrée à l'université. Il a repris le poste de plongeur de son père dans le petit restaurant.

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Mais qui est donc Wan, ce virtuose du jeu d'échecs chinois, pour se permettre de traiter avec la plus grande désinvolture ses adversaires ? Qui lui permet de railler son partenaire en dévalorisant ses pièces (le général, le mandarin, le soldat, le canon, le chariot, etc.) ? Voilà ce que se demande le jeune joueur Lihua, qui assiste à cette partie quand Wan s'exclame : "Mon cheval, c'est vraiment un cheval qui galope dans le ciel, mais la position de ton soldat empeste comme une crotte de chien. Ta façon de déplacer ta pièce, c'est comme si un aveugle montait un cheval aveugle le long d'une falaise abrupte par une nuit d'orage. Oh, tu dois avoir la tête farcie de paille !"


Article paru dans l'édition du 23.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Mercredi 23 Juillet 2008 16h54
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



1. Combats de criquets (1969), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 23.07.08 | 14h57 • Mis à jour le 23.07.08 | 15h23

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1969. Cette année, notre parti et notre peuple ont remporté de grandes victoires dans la révolution culturelle.

Au neuvième congrès national du Parti communiste chinois, qui s'est tenu sous la présidence de notre grand dirigeant Mao, son compagnon d'armes et successeur a présenté le rapport politique confirmant la théorie et la pratique de la révolution culturelle. Un nouveau bureau politique s'est constitué.

La Chine a effectué avec succès son premier essai nucléaire souterrain.

***

L'été 1969, dans un recoin au fond de la cité de la Poussière rouge, le soir tombait dans la joyeuse effervescence des combats de criquets. On apportait son pot à criquet en terre cuite, et on s'accroupissait en cercle pour regarder les insectes se battre. Après une bataille acharnée, le criquet vainqueur chantait en grattant ses ailes au milieu du pot, tandis que le vaincu tournait en rond et essayait de s'échapper. Les propriétaires des bestioles et les spectateurs criaient des encouragements et des menaces, comme si le destin du monde dépendait de l'issue du combat dans le pot.

J'allais à l'école primaire, et même si je restais littéralement collé des heures à ce recoin de la Poussière rouge, j'étais trop jeune pour avoir un criquet. Aucune chance que mes parents me permettent d'aller en capturer un dans les faubourgs. Ils n'aimaient pas ces combats parce qu'on y pariait, mais ils acceptaient que j'y assiste : au moins, je restais dans la cité.

Un soir de cet été-là, Cousin Min m'a fait cadeau d'un criquet qu'il avait attrapé dans un cimetière de Qingpu. Il l'avait appelé Grand Général. Il n'était pas très grand, mais très noir, ses mandibules gigantesques occupaient le tiers de sa tête, elles luisaient au soleil comme deux haches. Les gens croyaient à l'esprit de la terre : tout ce qui grandissait dans le cimetière devait avoir acquis son esprit yin. Ça devait être un sacré criquet.

J'ai demandé à Min pourquoi il avait voulu me le donner.

"Je n'ai pas le temps. Nous devons nous battre pour le président Mao."

C'était la quatrième année de la révolution culturelle. Le vieux système de gouvernement s'était effondré, les gardes rouges avaient pris le pouvoir, et leurs intérêts divergeaient. Chaque faction se disait loyale au président Mao et dénonçait la trahison des autres. Les différentes organisations s'étaient affrontées d'abord avec des mots, ensuite avec des pierres ou des couteaux, et finalement avec des fusils.

Je n'y comprenais pas grand-chose, et ça ne m'intéressait pas. Mais c'était la première fois que je possédais un criquet. Quel prestige d'avoir un tel trésor ! Les gens me parlaient comme à un égal, parfois ils faisaient tout pour être gentils, notamment quand ils voulaient que mon Grand Général se batte contre leurs criquets. J'ai acquis beaucoup de connaissances concernant ces combats. Par exemple comment choisir sa nourriture, faire un abri provisoire en bambou, améliorer son habitat, tailler une baguette de jonc pour l'aiguillonner et garder le pot au chaud par temps froid...

Le Grand Général a fait de la cité un monde nouveau pour moi. Ayant absorbé l'énergie infernale du cimetière, il attaquait ses adversaires comme un diable : il arrachait les pattes, fendait les mâchoires et ouvrait les ventres dans l'arène pourpre du pot de terre.

Le premier jour où je l'ai fait combattre, il a vaincu cinq criquets à la suite, battant le record de la Poussière rouge. Et il recueillait toujours beaucoup d'applaudissements - moi aussi - avec ses mandibules qui luisaient au soleil et ses belles ailes. Il avait sous l'aile gauche un petit point orange qui ressemblait au grain de beauté sur le menton du président Mao, mais je savais qu'il valait mieux ne pas en parler aux autres.

Un criquet est vraiment la créature la plus impénétrable au monde, comme si elle était née pour se battre - pour son maître, devrais-je ajouter. Je lui ai donné en secret un nom plus long : Invincible Grand Général Li Yuanba, nom du héros du Roman des Sui et des Tang. Petit, basané, brandissant deux haches comme de gigantesques montagnes, Li Yuanba coupe ses ennemis en deux pour le plus grand avantage de l'empire Tang. C'est exactement ce que faisait mon Grand Général.

Bientôt, après avoir soumis tous ses rivaux de la Poussière rouge, il a défié hors du quartier d'autres criquets renommés. Sa réputation s'est répandue partout. Un illustre vétéran de ce type de combats est venu du district de Yangpu pour le voir.

Naturellement, j'étais impatient de raconter ces victoires à Min, mais chez lui, Tante Xiuxiu m'a dit qu'il devait rester dans son école.

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*

Résumé

Le tout jeune narrateur est comblé par le cadeau de son cousin : un criquet. Un criquet puissant et combatif auquel il donne le surnom de Grand Général. Cela pourrait n'être qu'un jeu d'enfant passionné. Mais ce jeu, sous la plume de Qiu Xiaolong, fait écho aux vrais combats armés de son cousin, jeune garde rouge prêt au sacrifice pour le président Mao.



Article paru dans l'édition du 24.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Jeudi 24 Juillet 2008 16h55
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon




"Cité de la Poussière rouge"


2. Combats de criquets (1969), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 24.07.08 | 14h54 • Mis à jour le 24.07.08 | 14h54

Le quartier général de son organisation de gardes rouges, Orage révolutionnaire, était attaqué par l'organisation rivale, Chassons les tigres et les léopards, qui bénéficiait du soutien d'une organisation rebelle de la police locale. J'ai demandé à Tante Xiuxiu de dire à Min que le Grand Général se battait de façon admirable.

Le lendemain, cependant, le Grand Général a perdu face à un criquet inconnu sorti d'une boîte de bambou, autant dire un criquet de troisième catégorie. C'était totalement inexplicable.

Comme dit le proverbe, c'est courant pour un général d'être vainqueur ou vaincu. Pour la plupart, les criquets pouvaient reprendre le combat en une ou deux heures, mais ce n'était pas le cas de mon général. J'avais beau essayer de le titiller avec la baguette de jonc, il refusait de combattre de nouveau. Honteux et surpris, je le voyais s'éloigner simplement de tout adversaire sans même montrer ses mandibules. S'il était coincé, il sautait du pot de terre cuite comme un pauvre couard.

Le Grand Général n'a pas tardé à se faire huer par tous les propriétaires de criquets. Et je suis redevenu un gamin insignifiant. Peu d'adultes me parlaient encore dans la cité. Désespéré, j'ai consulté un gourou des criquets, qui m'a donné plusieurs conseils.

Suivant ses indications, j'ai d'abord essayé de l'affamer. Le principe était simple. Quand on a faim, on est prêt à se battre pour manger - n'importe quoi. Le cannibalisme s'applique aussi aux criquets. Mais ça n'a pas marché. Dès que j'ai mis le Grand Général dans le pot d'un adversaire, il s'est précipité sur les restes de riz comme un mendiant avant de courir se mettre à l'abri.

J'ai continué avec l'expérience du régime au poivre rouge. Le poivre était censé rendre ses mandibules acérées, brûlant d'envie de se planter dans son ennemi. Ça n'a servi à rien non plus.

Finalement, j'ai eu recours à la technique de la "résurrection". J'ai noyé le criquet dans un bol d'eau et je l'ai mis à sécher au soleil jusqu'à ce qu'il revienne petit à petit à la vie. J'ai répété l'opération de noyade et de résurrection plusieurs fois. Ce traitement extrême devait, comme le Styx, effacer de son cerveau le souvenir de la défaite. Une fois, j'ai laissé le criquet sous l'eau un peu trop longtemps, et quand je l'ai repêché, son ventre paraissait gonflé. Le Grand Général a pourtant réussi à revenir à la vie.

Pendant que j'étais penché sur le criquet en train de ressusciter, Tante Xiuxiu est venue me chercher. Elle s'inquiétait pour Min. Son école était encerclée par Chassons les tigres et les léopards, et le téléphone était coupé. Min résistait toujours, dans le quartier général, avec plusieurs de ses camarades. Elle n'avait pas de nouvelles de lui depuis plusieurs jours. Je l'ai rassurée de mon mieux avant de courir au combat de criquets prévu dans l'après-midi.

Après sa dernière résurrection, le Grand Général ne manifestait toujours aucun esprit combatif. En dernier recours, je l'ai lancé en l'air. D'après mon gourou, c'était un traitement de choc dont les effets étaient les mêmes que ceux de la résurrection, visant à transformer par la commotion une tête de lâche en casque guerrier. J'ai été étonné de voir le Grand Général s'échapper de nouveau hors du pot. Dans ma hâte de le recouvrir avec ma main, je lui ai cassé un petit bout de patte.

"Maintenant, il est vraiment en colère", a constaté mon gourou.

Le Grand Général s'est en effet mis à cogner son adversaire avec une puissance phénoménale, lui coupant la moitié de la tête dès le premier round. Il a arraché une patte d'un deuxième ennemi, et cassé la mâchoire d'un troisième dans le même pot. Les applaudissements ont éclaté tout autour, mais je commençais à m'inquiéter. Le Grand Général était désavantagé. Des jours de jeûne, le régime au poivre et le traitement par la résurrection, tout ça allait peser lourd. Lors de l'engagement contre le Diable noir, son cinquième adversaire, le Grand Général a titubé. L'une de ses pattes, brisée, saignait sans doute déjà sans qu'on le voie. Bien que boiteux, il s'obstinait à tenir bon. J'étais sur le point d'abandonner pour le bien de mon criquet, mais c'était contraire au règlement. Leurs mandibules se sont encastrées, le Diable a retourné le Grand Général sur le dos. Avant qu'il ne se relève, il lui a planté les mandibules dans le ventre. Au moment de rendre son dernier soupir, le Grand Général a ouvert et fermé la bouche dans un mouvement convulsif en tentant courageusement d'attaquer.

Ce soir-là, un pot vide à la main, seul dans un coin, j'ai pleuré en voyant la petite tache noire inerte dans le soleil couchant.

Quelques heures plus tard, j'ai appris que Min avait été tué au cours d'un assaut de Chassons les tigres et des léopards. Face à des forces supérieures en nombre, il avait été le dernier à tomber et s'était battu jusqu'au bout, armé d'un couperet. Eviscéré, il serrait encore dans sa main mutilée les Citations du président Mao Zedong à couverture rouge...

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.



Qiu Xiaolong

*


Résumé

Un enfant a donné à son criquet le surnom de Grand Général. Et de fait, ce criquet gagne tous les combats organisés dans un coin de la cité de la Poussière rouge. Avec une grande régularité, Grand Général massacre tous ses adversaires, pour la plus grande gloire du gamin, qui a observé que son criquet avait sous l'aile un point orangé semblable au célèbre grain de beauté sur le visage du président Mao.



Article paru dans l'édition du 25.07.08



--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Vendredi 25 Juillet 2008 17h56
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"


1. La visite du président Nixon (1972), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 25.07.08 | 15h53 • Mis à jour le 25.07.08 | 15h53

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1972. Encore une année pleine de grandes victoires de la révolution culturelle.

En février, le président américain Nixon est venu en Chine. Il a rencontré Mao et Zhou. La Chine et les Etats-Unis ont publié le communiqué de Shanghaï, qui affirme qu'il n'y a qu'une Chine et que Taïwan en fait partie.

En septembre, le premier ministre japonais Kakuei Tanaka est venu en Chine. Les gouvernements chinois et japonais ont fait une déclaration conjointe établissant des relations diplomatiques entre les deux pays.

***

L'année 1972 a commencé par des événements difficiles à comprendre à la Poussière rouge, notamment pour des élèves de l'école élémentaire tels que nous. A commencer par le devoir politique d'accueillir le président américain Richard Nixon. Dans notre manuel scolaire, nous n'avions jamais rien trouvé de positif sur les Américains impérialistes, dont on nous enseignait qu'ils étaient l'ennemi numéro un de la Chine. Comment les choses avaient-elles pu changer du jour au lendemain ? Nous avons questionné nos parents, qui se sont révélés tout aussi troublés.

Le comité de quartier a donc jugé nécessaire d'expliquer aux résidents de la cité la signification historique de cette visite. Au bout de deux heures de réunion, nous étions toujours autant dans le brouillard. En tout cas, que nous comprenions ou pas, nous devions suivre toute décision stratégique de notre grand dirigeant, le président Mao.

La Poussière rouge était sur la liste des secteurs considérés sensibles sur le parcours du président vers le Bund ou le Bazar du temple du dieu protecteur de la ville. Les autorités de Shanghaï avaient étudié et réétudié les mesures de sécurité.

Tout d'abord, il fallait écarter tous les facteurs potentiels de troubles. Exercer une surveillance vigilante des ennemis de classe, soit les cinq "classes noires" - propriétaires fonciers, paysans riches, réactionnaires, mauvais éléments, droitiers - ainsi que les capitalistes : le comité de quartier les a tous mis comme des crabes ligotés dans le même panier, à savoir la pièce arrière du bureau du comité. Ils n'ont pas été autorisés à en sortir une seule minute jusqu'à ce qu'on les libère.

Bien entendu, cette mesure à elle seule ne suffisait pas. A ce moment crucial de la révolution culturelle, on pouvait craindre des tentatives de sabotage de la part du KGB ou de la CIA. Le camarade Jun et le camarade Yin, deux cadres du parti permanents du comité, allaient patrouiller dans la cité de la Poussière rouge comme deux soldats mécaniques, à l'affût de tout étranger suspect qui pourrait rôder à l'intérieur ou à l'extérieur.

La cité a été divisée en quatre sections, chacune surveillée par un membre non permanent du comité, l'entrée principale étant gardée par Vieux Fang le Bossu, dans le rôle de l'esprit pourfendeur de démons figurant sur les portes traditionnelles.

Mais la cité devait faire face à des responsabilités bien plus compliquées. D'abord, les fauteurs de troubles potentiels ne se limitaient pas nécessairement aux ennemis de classe. Une foule de curieux pouvait former une vague humaine pour apercevoir les Américains - un désastre politique, car ce serait interprété comme un signe indiscutable de l'intérêt de la Chine pour l'Occident. Cela équivaudrait à perdre la face. Les résidents ont donc reçu l'ordre de ne pas sortir de la cité, à moins d'y être autorisés par le comité de quartier.

Par ailleurs, le président Nixon était censé découvrir une belle ville, propre et prospère : par exemple, les mendiants dans les rues devaient devenir invisibles. En bref, l'ordre était de suivre à la lettre les instructions des instances du parti.

Pour assurer le succès de l'opération, le gouvernement du district avait nommé le commissaire Liu coordinateur mobile, chargé de patrouiller dans un secteur de plusieurs quartiers, dont celui de la Poussière rouge. Fraîchement rendu à la vie civile après avoir été chef d'une section de reconnaissance à la frontière vietnamienne, Liu paraissait le plus qualifié pour cette mission. Dès 9 heures du matin, équipé d'un talkie-walkie et d'un brassard rouge, il devait patrouiller dans tout le secteur, effectuer des contrôles avec les agents de sécurité placés ici et là et communiquer les dernières informations. Il était également chargé de la coordination avec la police municipale et les autorités supérieures, et devait tenir les comités de quartier au courant du déroulement de la journée ou de tout changement de programme. Quand les Américains seraient rentrés à l'hôtel, à 3 heures de l'après-midi, Liu viendrait annoncer la levée de l'état d'alerte.

Tout ça ne nous aurait pas beaucoup affectés si le commissaire Liu n'avait fait une suggestion. A son avis, non seulement les enfants des écoles maternelles mais aussi ceux des écoles primaires présentaient des dangers imprévisibles. Les maîtres ne pourraient peut-être pas faire tenir tranquilles tous les petits gardes rouges dans les classes. Les parents ont donc été avertis de devoir surveiller leurs enfants de moins de 10 ans, soit en restant avec eux à la maison, soit en les confiant à la garde collective du comité de quartier. Résultat, un groupe d'enfants de la division 3 de la Poussière rouge, dont j'étais, a été rassemblé chez Lulu sous la responsabilité de sa grand-mère. Ce choix reposait sur le fait que son fils était un cadre du parti.

Ça n'était pas grand, chez Lulu. Une pièce de 15 mètres carrés où se tassaient trois lits, pour les trois générations qui cohabitaient, plus les autres meubles.

Ce jour-là, nous étions neuf enfants serrés comme des sardines. J'ai aperçu un transistor sur la table de nuit, mais Grand-Mère avait l'ordre de ne faire aucun bruit. Alors Qiang et moi avons engagé une partie d'échecs par terre entre deux lits. Lulu a fait un très joli papier découpé rouge représentant l'idéogramme Loyal avant de danser avec, devant, le portrait du président Mao. Elle voulait tellement manifester sa loyauté qu'elle a fait un faux pas en sautant et a écrasé les pièces d'échecs.

Grand-mère nous a conseillé de lire nos livres de classe, sans savoir que nous n'avions que les citations du président Mao Zedong, que nous connaissions déjà presque par coeur. Je lui en ai récité une, très appropriée à la situation : "S'armer de résolution, ne reculer devant aucun sacrifice et surmonter toutes les difficultés pour remporter la victoire."

Nous comptions sur cette victoire à 3 heures. Mais dès avant midi le temps a commencé à nous peser, autant que les tableaux noirs pendus au cou des ennemis de classe.

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Recevoir le président des Etats-Unis en grande pompe ? Rien de moins évident pour des Chinois qui ont appris à détester les "chiens impérialistes" dans les années 1970. Pour le narrateur et ses petits camarades, la visite de Richard Nixon va surtout prendre la forme surprenante d'une séquestration.



Article paru dans l'édition du 26.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Samedi 26 Juillet 2008 17h29
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



2.La visite du président Nixon (1972)

LE MONDE | 26.07.08 | 14h11 • Mis à jour le 26.07.08 | 14h11

Pour le déjeuner, nous avons eu chacun une brioche à la vapeur farcie au porc et aux légumes. Mais ça n'a rien changé au fait que nous étions entassés dans une petite pièce étouffante, fenêtre fermée. Jin Tête de porc s'est mis à tousser, le poing devant la bouche. Petit Singe Xu a attrapé le hoquet. Pour étouffer ce concert inopportun, Grand-Mère a collé du papier adhésif autour de la fenêtre et tiré le rideau, ce qui nous a donné encore davantage l'impression de cuire.

La situation était aggravée par un détail auquel je n'avais encore pas pensé. Il n'existait pas de toilettes privées dans la cité. J'ai trouvé terrible de me soulager dans une pièce remplie de filles de mon âge, malgré la cloison prévue à cet effet.

Finalement, il fut presque 2 heures. Grand-mère a marmonné que le commissaire Liu arriverait sûrement bientôt pour nous donner des nouvelles. Si les Américains étaient déjà passés, le niveau de l'état d'alerte baisserait. Grand-Mère a regardé par la fenêtre, mais elle n'a vu que Vieux Fang le Bossu, toujours accroupi à l'entrée de la cité, immobile ; de loin, il ressemblait plutôt à un chat.

L'histoire que Poulain Ba nous a racontée sur l'assassinat d'un autre président américain a inquiété Grand-Mère. Nous ne savions pas jusqu'à quel point elle était vraie. Le père de Poulain Ba était un "mauvais élément" - il se trouvait à ce moment même dans le bureau du comité de quartier - qui s'était attiré des ennuis en écoutant La Voix de l'Amérique.

La tension grandissait dans la pièce, et aussi dans la cité. Grand-Mère regardait toujours par la fenêtre. Bientôt, l'incertitude est devenue presque insupportable. Mais toujours pas un caquètement de poulet, pas un pleur de bébé, pas un bond de chat. La Poussière rouge retenait sa respiration comme dans l'attente d'une résurrection. J'ai demandé s'il se pouvait que le commissaire Liu se soit perdu, mais les autres ont exclu cette éventualité. Le commissaire Liu était un cadre du parti expérimenté sur lequel on pouvait compter.

Quand la grande aiguille de la vieille pendule a marqué 3 heures et demie, Grand-Mère a été prise de panique. Il avait dû se passer quelque chose. Lulu a allumé la radio. Pas d'informations spéciales. Normalement, les nouvelles sur la visite d'un hôte étranger distingué n'étaient pas diffusées avant 7 heures le soir. Elle s'est portée volontaire pour aller se renseigner au comité de quartier, mais Grand-Mère n'a pas voulu la laisser sortir. Nous ne devions rien faire jusqu'à l'arrivée du commissaire Liu, même si, d'après les prévisions, tout aurait dû être terminé depuis une demi-heure.

Grand-Mère ne pouvait plus contrôler son anxiété. Elle avait une autre responsabilité : préparer le dîner pour sa famille. Très ponctuelle, elle devait commencer à cuisiner vers 4 heures, faute de quoi elle considérait sa journée comme totalement chamboulée. En plus, elle sentait venir une crise d'asthme, qui aurait pu tout aussi bien être provoquée par le manque d'air dans la pièce que par l'impossibilité de préparer le dîner. Ses lèvres sont devenues livides. Elle avait besoin de sortir prendre l'air, mais ses responsabilités politiques exigeaient qu'elle reste avec nous. Elle nous a surpris en tirant du placard un bouddha en terre cuite qu'elle y avait caché, et en le serrant contre elle. "Revenez, commissaire Liu. Ô Bouddha, je t'en prie, permets-nous de cuisiner, de tousser et de nous en tirer."

A des kilomètres de la Poussière rouge, le commissaire Liu n'a rien entendu de ce message désespéré, car au restaurant Les Vagues vertes, situé près du pont des Neuf Zigzags, au bazar du temple du dieu protecteur de la ville, il venait enfin d'apercevoir la jolie serveuse qui était en passe de devenir une légende.

Les Américains étaient arrivés plus tôt dans l'après-midi dans ce restaurant célèbre pour ses spécialités shanghaïennes. Le président Nixon avait dû en être très satisfait : il avait serré la main à une jeune serveuse et l'avait déclarée "délicieuse", tout en se léchant les babines devant une brioche farcie à la soupe au porc et au crabe. L'interprète avait fort bien traduit le compliment. L'adjectif était une révélation. Telle la baguette magique des contes de fées, il a illuminé la serveuse, qui portait des sandales en plastique transparent comme du verre.

Plusieurs journalistes se sont jetés sur le seul téléphone public du restaurant pour transmettre la nouvelle, qui s'est répandue avec force nouveaux détails et modifications. Dans l'une des versions, le président Nixon avait oublié de mordre dans la brioche en voyant la serveuse. Dans une autre, il mordait dedans, mais avec une telle violence que la soupe jaillissait et qu'à côté de lui son épouse protestait. Toutes les versions s'accordaient sur le fait que la serveuse était d'une beauté incomparable.

A l'instant où le président américain a quitté le restaurant, la foule s'est précipitée de partout. La serveuse était à présent debout derrière une vitrine et découpait avec un couteau aiguisé, sur un énorme billot, du porc laqué croustillant, du poulet au sel et une tête de poisson fumé. Elle avait les joues roses - probablement à cause du compliment de l'Américain, tout en ignorant l'effet que celui-ci avait produit dans toute la ville. Les curieux avaient une bonne excuse pour se trouver là : rapporter chez eux des plats préparés après une journée de travail. Une longue file d'attente s'est formée pour voir la fille "délicieuse" à travers la vitre. Quand le commissaire Liu est arrivé en courant, il a dû attendre son tour, avançant avec la file centimètre par centimètre. Enfin, au bout d'une heure, le commissaire a atteint la petite ouverture dans la vitrine. La fille découpait un canard laqué à la pékinoise, dont l'huile gouttait encore du croupion cousu. Une mouche irisée suçait la sauce collante sur son orteil rond et nu, aussi appétissant que les bouchées aux coquilles Saint-Jacques au banquet donné en l'honneur du président américain.

Le brassard rouge en boule dans sa poche, le commissaire Liu nous avait oubliés.

Nous n'en avons rien su ce soir-là ni le lendemain matin de bonne heure. L'information n'est parvenue qu'après 9 heures, quand le comité de quartier a téléphoné au gouvernement du district. Les détails de l'épisode n'ont été connus que bien plus tard, lorsque le camarade Liu (ayant perdu son titre de commissaire en raison de sa "négligence impardonnable au cours d'une mission politique") a été autorisé après la révolution culturelle à épouser la serveuse (qui depuis le Watergate n'était plus une "déesse de la ville"). Entre-temps, j'avais commencé des études d'aéronautique.

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 27.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Lundi 28 Juillet 2008 17h11
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

Des comprimés et une photo (1976), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 28.07.08 | 15h25 • Mis à jour le 28.07.08 | 15h25

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1976. Cette année a été marquée par des événements importants pour la Chine.

En janvier, le premier ministre Zhou Enlai est décédé. Plus d'un million de personnes lui ont rendu hommage dans les rues de la capitale et ont exprimé leur chagrin. Sur la proposition du président Mao, Hua Guofeng a été nommé premier ministre en exercice.

En avril, les manifestations populaires à la mémoire du bien-aimé premier ministre Zhou ont été condamnées comme contre-révolutionnaires, et réprimées par la force. Deng Xiaoping a perdu tous ses titres et ses fonctions en dehors du parti.

En juin, Zhu De, président du comité permanent de l'Assemblée nationale populaire, est décédé à l'âge de 90 ans. La ville de Tangshan a été frappée par un séisme d'une magnitude de 7,8 sur l'échelle de Richter, qui a tué plus de 242 000 personnes.

En septembre, Mao Zedong, président du Parti communiste chinois, est mort.

En octobre, les instances du Parti ont pris une mesure radicale en arrêtant la "bande des quatre" dirigée par Mme Mao. Le comité central du parti a nommé Hua Guofeng président du comité central et de la commission des affaires militaires. La Chine a finalement tourné la page de dix ans de révolution culturelle désastreuse.

***

Un après-midi d'été de 1976, il était plongé dans une discussion interminable avec d'autres gardes rouges à propos d'un long poème à la gloire du président Mao. Mais ce qu'il voulait, c'était impressionner Jianyin, une jolie fille du groupe. A cette époque-là, les jeunes n'avaient le droit de parler entre eux que de Mao et de la révolution culturelle, et il était exclu qu'ils sortent ensemble.

Le poème était difficile à composer, et il peinait sur un refrain, "Longue, longue vie au président Mao, longue vie", essayant de faire rimer "vie" avec "conflit" et "sévi", mais un autre n'était pas d'accord et assurait que ces mots ne respectaient pas assez la structure du poème. C'était un problème épineux. Il fut surpris que Jianyin le soutienne en affirmant que les rimes n'avaient aucune importance en soi. C'était une aide aussi providentielle qu'un chariot de charbon en hiver.

Plus tard, il fut encore plus surpris de trouver une petite photo d'elle tombée de son sac : une garde rouge enthousiaste avec son brassard éclatant au soleil, un insigne doré de Mao sur sa jeune poitrine. Simple coïncidence ? Il préféra ne pas se poser de questions pour le moment, ou du moins ne pas se demander s'il devait ou non lui rendre la photo.

Il est allé au parc du Bund retravailler le poème en fumant et en remuant son café noir, soucieux d'être dans la "ligne politique juste". C'était réellement compliqué. Il se creusait la cervelle pour trouver des rimes à "vie" et pensait au sourire de Jianyin sur la photo. Après avoir avalé trois tasses de café, il a soudain eu la tentation irrésistible d'utiliser les mots "meurt" et "décède", qui ne rimaient même pas. Il était presque sur le point de crier un blasphème contre-révolutionnaire. Couvert de sueur, il s'est mis à trembler comme une feuille et a enfoncé son poing dans sa bouche comme s'il luttait contre un affreux mal de dents.

Il a quitté le parc au pas de course et s'est précipité chez lui, honteux, prendre une poignée de tranquillisants dans l'armoire à pharmacie. Sans les compter, il les a avalés comme s'il ne devait pas y avoir de lendemain, avant de perdre connaissance.

Il s'est réveillé à midi, encore secoué comme un épouvantail effrayé, bien que la terrible tentation ait disparu. Mais qu'arriverait-il si elle l'envahissait de nouveau ?

Un souvenir lui a fait tendre la main vers les comprimés. L'année précédente, un contre-révolutionnaire avait été exécuté sur la place du Peuple pour le crime d'avoir transporté sur son dos une statue de Mao attachée par une corde autour de son cou de plâtre, ce que les gardes rouges avaient interprété comme une pendaison - symbolique - du grand dirigeant.

Que faire si un nouvel accès de "démence contre-révolutionnaire" le prenait et qu'il n'ait pas de comprimés sous la main ?

Il a décidé d'en cacher dans son portefeuille en plastique vert, derrière la photo de Jianyin. Toucher souvent la photo pouvait paraître un geste naturel - pour s'assurer que les tranquillisants étaient toujours là, derrière le regard de Jianyin.

A sa grande consternation, les comprimés ont produit sur la photo une réaction chimique, ou alors celle-ci était due au contact répété de sa main moite. L'image a vite jauni. Mauvais présage.

Il s'est remis petit à petit, mais n'a pas réussi à reprendre réellement confiance en lui avant la mort de Mao, survenue plus tard cette année-là. Personne n'a plus reparlé du poème inachevé. Ç'aurait été trop ironique de clamer "Longue, longue vie au président Mao, longue vie".

Il transportait toujours les comprimés dans son portefeuille, même s'il ne craignait plus la dépression. La photo devenait de plus en plus jaune.

Il n'a pas réussi à se rapprocher de Jianyin. Inexplicablement, leur relation n'a eu aucune suite, elle semblait s'être figée dans le compartiment photo du portefeuille. Et il n'a jamais pu lui avouer qu'il avait sa photo sur lui.

Puis, un jour d'hiver glacial, on lui a volé son portefeuille. Il est resté plusieurs jours anéanti à l'idée qu'on découvre qu'il se promenait avec des tranquillisants. Il trouva enfin une maigre consolation en se disant que le voleur avait dû croire que les comprimés, réduits en poudre depuis longtemps, étaient un produit dessiccatif destiné à la conservation d'une photo encore précieuse.

(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Les gardes rouges étaient de jeunes militants dévoués corps et âme au régime communiste chinois. Mais le garde rouge dont parle ici Qiu Xiaolong est différent. Ce garde rouge est en effet poète et amoureux de Jianyin, militante enthousiaste. La photographie de celle-ci va peser lourd dans son destin.


Article paru dans l'édition du 29.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Mardi 29 Juillet 2008 16h29
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon




"Cité de la Poussière rouge"


Une chèvre de la dynastie Jing (1979), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 29.07.08 | 14h56 • Mis à jour le 29.07.08 | 14h56

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1979. Année importante pour notre pays, et riche en événements.

En janvier, la Chine a établi des relations diplomatiques avec les Etats-Unis. Le camarade Deng Xiaoping s'est rendu aux Etats-Unis pour des entretiens avec le président Carter.

En avril, pour les quatre modernisations de notre pays, Deng Xiaoping a énuméré les quatre principes fondamentaux : adhésion à la voie socialiste, soutien de la dictature du prolétariat, respect de la direction du Parti communiste, fidélité au marxisme-léninisme et à la pensée de Mao Zedong.

Au cours de la célébration du 30e anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, le camarade Ye Jianying a rappelé les grandes réalisations du parti et du peuple depuis la Libération et a fait une autocritique des erreurs du parti durant la révolution culturelle.

***

Au bout de vingt et un ans, Jiang Xiaoming fut soudain libéré de prison un matin de juillet.

Le secrétaire du parti de la prison n° 1 de Shanghaï, en costume Mao de lainage gris impeccable boutonné jusqu'au menton comme toujours, lui a expliqué la décision des autorités.

"C'est une décision juste de vous laisser sortir en 1978, camarade Jiang, a-t-il dit avec toute la sincérité possible de son ton officiel. Vous enfermer en 1957 pendant le mouvement anti-droitier a été une erreur, mais vous devriez être reconnaissant au Parti communiste de la grandeur de sa politique. Quand nous reconnaissons une erreur, nous la corrigeons. Sinon, vous auriez pu rester toute votre vie en cellule obscure. Alors commencez aujourd'hui une nouvelle vie. Retournez chez vous à la Poussière rouge. Nous avons pris contact avec son comité de quartier. Vous avez toujours votre pièce à votre nom."

Le secrétaire du parti lui a donné 500 yuans par-dessus le marché, à titre de compensation pour ses années perdues en prison.

Aussi habitué à être un droitier que l'est un escargot à transporter sa maison sur son dos, Jiang est resté assommé. En 1957, Mao avait appelé les intellectuels à s'exprimer - "Que cent fleurs s'épanouissent", avait-il dit -, et Jiang, jeune professeur d'histoire, venait de publier un livre sur la contingence de l'histoire. Puis, tout à coup, il avait été mis en prison en tant que droitier, coupable d'avoir nié le rôle fondamental du prolétariat dans l'histoire. Depuis, dans un cachot obscur où il se sentait presque devenir chauve-souris, il avait été incapable de faire la différence entre le jour et la nuit, et encore moins entre les périodes historiques.

A l'extérieur des hauts murs, c'était une matinée chaude et radieuse. Il a cligné des yeux. La rue avait beaucoup changé. A un pâté de maisons de la prison, il a découvert un magasin élégant avec une vitrine de vêtements d'été éblouissants - une rangée de mannequins en coquet maillot deux pièces noir et blanc à minuscules bretelles et décolleté profond, comme sortis d'un film américain d'autrefois. Il n'en croyait pas ses yeux.

Il est entré dans une librairie, petite mais bourrée de livres. C'était à l'évidence une ancienne pièce d'habitation, mais sa mémoire usée depuis tant d'années n'a pas pu lui dire qui avait vécu là. L'échoppe présentait aussi beaucoup de livres neufs. Certains titres lui étaient complètement obscurs, même dans la discipline qu'il avait enseignée. Il a fureté un moment sans rien trouver qu'il ait vraiment envie de lire. Une musique s'est répandue dans la librairie, et il a reconnu le Quatuor à cordes n° 1 de Tchaïkovski. Il entendait aussi un bébé gazouiller derrière un rideau de perles de bambou au fond de la boutique.

A son grand étonnement, il dénicha trois exemplaires de son étude sur la contingence de l'histoire, sous l'affiche de la fille en bikini.

Respirant profondément, il les a apportés à la caisse. Un jeune homme à l'épaisse moustache, sans doute le propriétaire, a dit d'un air docte : "Vous savez choisir les livres, monsieur. Ça fera 630 yuans."

Jiang a suffoqué. "Quoi ? Le prix d'origine est de moins de 2 yuans.

- Ce livre a été critiqué comme contre-révolutionnaire dans les années cinquante, a répliqué le propriétaire. Il est épuisé depuis longtemps. Ces exemplaires sont des objets de collection. Nous nous les sommes procurés grâce à une filière spéciale."

Jiang a pris les volumes. "Ecoutez, jeune homme, c'est moi qui ai écrit ce livre. Et je viens de sortir de...

- Vraiment ?" Le propriétaire l'a dévisagé. "Oh, vous devez être le professeur... D'accord, 30, c'est le prix que nous avons payé. Bon retour à la Poussière rouge. Pour vous, l'affiche est gratuite."

Il a emporté les livres sans accepter le cadeau. La fille en bikini avait sur son épaule nue une petite cicatrice qui lui a rappelé sa femme. Celle-ci était morte pendant ses années d'emprisonnement.

Il a feuilleté le livre en marchant vers la Poussière rouge, une habitude de lecture qu'il avait prise avant de devenir "droitier".

L'empereur Yan est las des paravents de corps nus. En 266, il fonde la dynastie des Jing, qui ressemble à la précédente, celle des Wei, quant au pouvoir absolu de Sa Majesté. Pouvoir sur tous les hommes de l'empereur - et toutes les femmes. Il a tant de concubines que choisir parmi elles relève du cauchemar.

L'empereur possède une chèvre qu'il aime beaucoup et la laisse avancer devant lui dans un océan de chambres. Quand la chèvre s'arrête devant l'une d'elles, il y voit la volonté du Ciel. C'est là qu'il passera la nuit. Le plus souvent, la chèvre s'arrête devant la porte à rideau de perles de la trois cent onzième concubine. Celle-ci est enveloppée d'un nuage blanc, nue en dessous, et attend la pluie. Elle n'est pas précisément belle. Quand la bougie est soufflée, un corps n'est guère différent d'un autre. Elle lui donne un fils qui devient l'empereur Xing.

Le désir de l'empereur Xing pour un port de mer lui vaut de perdre son pays face aux agresseurs barbares. C'est une histoire longue et compliquée, mais le secret de la trois cent onzième concubine est simple. D'après un historien qui fut ensuite emprisonné, il consiste à asperger le seuil de sa porte d'eau salée. La chèvre, aussi pouponnée qu'elle soit dans le palais, s'arrête pour lécher le sel.

La morale de l'histoire est évidente : une chèvre est une chèvre.

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.

Qiu Xiaolong

*

Résumé

Le professeur avait écrit et publié un livre sur la contingence de l'histoire. Grave erreur. Jugé pour ses idées contre-révolutionnaires et son style droitier, il a rejoint la case prison et purgé de longues années de détention au point de perdre les repères les plus habituels. Et puis, un jour, le voilà libre. Libéré sur ordre. Expulsé de prison...


Article paru dans l'édition du 30.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Mercredi 30 Juillet 2008 22h42
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

1. L'uniforme (1980), par Qiu Xiaolo
ng


LE MONDE | 30.07.08 | 15h16 • Mis à jour le 30.07.08 | 15h16

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1980. Notre parti et notre peuple ont fait de grands progrès dans la modernisation après les dix années désastreuses de la révolution culturelle.

La Chine a été admise au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale.

Le cinquième plénum du 11e comité central du PCC a élu Hu Yaobang secrétaire général du comité central, et Zhao Ziyang a succédé à Hua Guofeng au poste de premier ministre. Deng Xiaoping et d'autres révolutionnaires de l'ancienne génération ont démissionné en raison de leur âge.

La "bande des quatre" et plusieurs autres individus ont été jugés et condamnés pour leurs crimes pendant la révolution culturelle. La Chine est devenue le 90e membre de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.

***

Parfois, une histoire commence si bien que vous voudriez pouvoir la présenter un peu comme le fait Othello avant que Desdémone entre en scène. Mais l'histoire continue, dans une direction inattendue. Rétrospectivement, il ne vous reste sans doute qu'une chose à faire : essayer de vous concentrer autant que possible sur ce que vous considérez comme le plus mémorable. Et pour moi, c'est son commencement, en 1980.

Cette année-là, telle une carpe du fleuve Jaune qui saute par la Porte du Dragon, j'ai quitté la cité de la Poussière rouge à Shanghaï pour poursuivre un deuxième cycle à l'Institut des langues étrangères à Pékin.

Le logement m'a un peu déçu. Quatre étudiants devaient s'entasser dans une chambre de quinze mètres carrés. Entre les deux paires de lits superposés, les deux tables et la bibliothèque faite de planches et de briques, il y avait à peine la place de bouger. Mais c'était peu après la fin de la révolution culturelle, les gens étaient pleins d'espoir et de passions idéalistes, pour le pays et pour eux-mêmes. Nous étudiions avec ardeur pour la "réalisation des quatre modernisations", tous quatre en sueur dans la chambre exiguë et étouffante.

Cette année-là, un des quatre, Qi, a commencé à sortir avec Mimi, une jeune médecin de l'armée stationnée dans le comté de Tong. Cette fille exquise au visage en forme de pépin de pastèque, aux yeux en amande et aux lèvres cerise avait une voix d'une douceur aussi tendre qu'un litchi frais pelé et apportait à notre étuve "une brise fraîche au parfum de verger".

"Très fruitée, a déclaré Petit Zhao le soir. Comme dit Confucius, si appétissante qu'on la dévorerait."

J'ai fredonné Le raisin est mûr et sucré à Tulufan, une chanson à la mode.

"Fleur de pommier éclatante de transparence dans un rêve", a dit Vieux Ke en avalant une poignée de somnifères. Il était le seul d'entre nous à être marié, et son épouse travaillait dans le Jiangsu, à environ 800 kilomètres de Pékin.

Qi a souri. La lumière était éteinte, mais nous savions qu'il souriait. Malgré nos longues journées d'étude, le sommeil ne venait pas facilement, aussi nous bavardions pour nous détendre.

Un des sujets les plus agréables était Mimi. Toutes ces comparaisons "fruitières" faisaient à la fois référence à ses origines familiales - ses parents travaillaient dans un verger d'Etat - et à la fraîcheur qu'elle apportait dans notre vie.

Il faisait chaud cette année-là. Elle arrivait en robe d'été, tantôt sans manches, tantôt avec de fines bretelles, chaque fois dans une explosion de couleurs différentes.

Quelques minutes après son arrivée, nous sortions de la chambre pour laisser Qi et Mimi seuls. Le plus souvent, nous allions à la bibliothèque.

Un après-midi, elle nous a arrêtés. "J'ai fait quelque chose pour vous quatre."

Elle a ôté ses chaussures, grimpé sur la longue table et mis une nouvelle housse à mon coussin de la couchette supérieure. Debout, sur la table, elle était grande, mince, ses orteils aux ongles vernis de rouge aussi jolis que des pétales de rose au soleil. Elle a fait de même avec le lit de Qi. Quand elle est descendue, Vieux Ke lui a pris la housse et l'a placée lui-même. Petit Zhao s'est dépêché d'en faire autant.

Retardant le moment de sortir, Petit Zhao m'a chuchoté qu'il ne pouvait pas s'empêcher de la regarder une dernière fois dans sa robe d'été, son visage rose aussi frais que l'hibiscus sorti de l'eau, ses jambes aussi blanches que la racine de lotus du lac, ses orteils aussi ronds que le longane pelé... Un coeur d'or dans un corps superbe, nous étions tous d'accord.

Qi a pourtant paru avoir une opinion différente et lui a dit avec une note de froideur : "Je t'avais dit de venir en uniforme. Tu as encore oublié ?"

Nous sommes restés perplexes. Comment Qi pouvait-il être aussi mesquin ? Voir Mimi en robe d'été équivalait pour nous à un sorbet, mais à regarder seulement, comme on dit.

Le soir, Petit Zhao lui a demandé : "Qu'est-ce qui t'arrive, Qi ? Tu ne peux pas avoir une mentalité aussi féodale. Tu aimerais la voir enveloppée de la tête aux pieds comme une momie, c'est ça ?

- Non, tu te trompes, lui a répondu Qi. Elle est beaucoup plus belle en uniforme."

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Sexe, fétichisme et compagnie... Qiu Xiaolong nous entraîne ici dans une nouvelle au long cours, poignante et subtile, où l'on peut suivre le destin de Qi et de Mimi, de Petit Zhao et de Vieux Ke tout au long de leur vie. Au gré de leurs séparations et de leurs retrouvailles.


Article paru dans l'édition du 31.07.08


--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Jeudi 31 Juillet 2008 18h45
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

2. L'uniforme (1980), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 31.07.08 | 14h16 • Mis à jour le 31.07.08 | 14h16

J'ai pris le parti de Petit Zhao : "Tu es malade, Qi. Comment c'est possible ?"

Vieux Ke a fait un de ses rares commentaires. "Et avec cette chaleur."

Non que nous ayons eu des objections, politiques ou autres, au port de l'uniforme. Simplement, nous ne trouvions rien d'attirant chez Mimi dans cette tenue : pantalon trop large, veste trop large, ce vert terne de la tête aux pieds, et ses courbes invisibles dans ce sac.

Le samedi suivant, elle est arrivée en uniforme, comme Qi le lui avait demandé. C'était une journée caniculaire. Faute d'air conditionné ou de ventilateur dans notre chambre, Mimi transpirait abondamment. Son uniforme froissé lui collait à la peau. Elle avait voyagé dans un autobus bondé, ses cheveux noirs pendaient sous sa casquette à l'étoile rouge.

En s'éventant avec une revue littéraire, elle a dit : "Dans l'autobus, je n'ai pas pu m'asseoir à cause de mon uniforme.

- Pourquoi ? ai-je demandé.

- Chaque fois qu'une personne âgée ou un enfant monte dans l'autobus, en tant que soldat de l'Armée populaire de libération, je suis censée céder ma place."

A la fin des années 1970, l'image du généreux camarade Lei Feng, soldat communiste modèle des années 1960, restait vivante dans les mémoires.

Petit Zhao a secoué la tête avec compassion. "Un jour torride comme aujourd'hui, dans ton uniforme étouffant."

"Mais tu es si belle aujourd'hui", s'est extasié Qi.

En quittant le dortoir, nous étions troublés et furieux.

Un soir de la semaine suivante, Qi est allé à un concert avec Mimi en uniforme. Pour le punir, j'ai utilisé sa lotion capillaire comme combustible dans le réchaud à alcool pour faire cuire des oeufs brouillés. Stupéfiant, c'étaient les meilleurs que j'aie jamais mangés. Petit Zhao a fait d'autres blagues qui ont commencé à perturber Qi.

Un soir, à quelque temps de là, Qi nous a raconté une histoire en guise d'explication.

"Au début des années 1970, mon rêve était d'être soldat de l'Armée populaire de libération, un rêve aussi lumineux que la lune dans le ciel et dans lequel je mettais tous mes espoirs. Dans la Chine socialiste, c'était un statut politique en or."

Vieux Ke l'a confirmé. "C'est vrai, une fois dans l'armée, les jeunes n'avaient plus à craindre d'être envoyés à la campagne. Et ils étaient assurés de trouver un emploi dans une entreprise d'État à leur retour à la vie civile."

Bien que plus jeune que Qi de trois ou quatre ans, je comprenais aussi. Etre soldat de l'APL donnait du prestige à l'époque, surtout pendant la révolution culturelle. C'était une sorte de précieux label de fiabilité politique qui assurait un avenir prometteur.

"Dès que j'ai eu 18 ans, j'ai posé ma candidature. Et j'ai été refusé à cause de mon milieu familial. Mes parents étaient professeurs, des "monstres noirs" pendant la révolution culturelle. Mes camarades se sont mis à me traiter comme un moins que rien, un "chiot noir". L'uniforme vert était devenu une oasis inaccessible."

Lorsque Qi a couru répondre au téléphone dans le couloir, j'ai dit : "Qi a réalisé son rêve en marchant bras dessus, bras dessous avec Mimi en uniforme, toutes les humiliations passées ont disparu. Un phénomène de substitution, ou de compensation..."

Petit Zhao a essayé d'aller plus loin. "Ou bien il a été séduit par le contraste entre son apparence militaire et sa soumission réelle."

Vieux Ken, lui, a posé une question. "Est-ce qu'il serait tombé amoureux d'elle si elle n'avait pas porté l'uniforme ?"

Mais nous étions trop occupés pour nous perdre en hypothèses.

Les mois puis les années se sont écoulés ; nous nous sommes noyés dans les études. Nous avons ensuite quitté le dortoir et pris des chemins différents après notre diplôme. J'ai obtenu un poste à Shanghaï. Vieux Ke est devenu cadre dans une des premières entreprises américano-chinoises. Un institut de recherche a recruté Petit Zhao. Qi est resté à l'université.

Il m'a écrit qu'il avait épousé Mimi, en joignant une photo prise au Palais d'été : Qi en chemise Lacoste, Mimi dans son uniforme trempé de sueur. Il avait précisé au dos : "Ma chemise est une contrefaçon, mais son uniforme est authentique."

Peu après, Qi est allé poursuivre ses études aux États-Unis. Mimi l'a suivi. Ils ont eu un fils là-bas. Nos lettres se sont espacées. Je me suis marié moi aussi - pas avec une militaire. Se montrer en uniforme ne semblait plus très enviable ni très élégant. Au milieu des années 1980, la réforme économique de Deng Xiaoping offrait de nouvelles possibilités de carrière.

Ensuite je suis parti moi aussi étudier dans une université américaine. J'ai repris contact avec Qi - il enseignait dans une petite université de la Côte est - sans jamais tomber sur Mimi quand je téléphonais.

Pendant des vacances de printemps, j'ai décidé d'aller voir Qi. Nous évoquions depuis longtemps ces retrouvailles dans nos lettres. Ce n'est qu'à quelques jours de là que j'ai appris par téléphone qu'il avait divorcé.

"Mimi et moi ne sommes plus ensemble.

- Quoi ?

- Je t'expliquerai quand on se verra, d'accord ?"

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong


*


Résumé

Le narrateur et ses camarades Vieux Ke et Petit Zhao ne parviennent pas à comprendre leur ami Qi. Ce dernier s'entête à exiger que sa fiancée Mimi, ravissante avec ses bras nus, porte l'uniforme militaire lourd et chaud, même lorsqu'il fait un temps caniculaire... Mais voilà, Qi n'aime Mimi qu'en uniforme. Sexe, fétichisme et compagnie...



Article paru dans l'édition du 01.08.08



--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Vendredi 01 Août 2008 16h43
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

3. L'uniforme (1980), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 01.08.08 | 16h45 • Mis à jour le 01.08.08 | 16h46

Le trajet a été plus long que prévu. Je me suis perdu plusieurs fois en route. Ma femme s'est plainte sans arrêt des crachotements de la Mazda vieille de quinze ans. Enfin nous sommes arrivés devant la vieille maison austère que Qi avait achetée.

"C'est facile de juger, mais tout ne fonctionne pas toujours comme prévu", a dit Qi en secouant la tête. Il faisait discrètement allusion à son divorce tout en buvant son thé oolong.

Je mâchais lentement une feuille de thé, je ne tenais plus à juger comme autrefois à Pékin. "Je comprends. Comme l'a dit un vieux sage, huit ou neuf fois sur dix, les choses tournent mal en ce monde."

Dans la soirée, Qi nous a fait un barbecue dans son jardin. La viande grésillait délicieusement sur le gril fait d'un vieux bidon.

Au bout d'un moment, ma femme est retournée dans le living avec son assiette pour regarder son émission de télé préférée. Qi et moi sommes restés assis dans un coin envahi de mauvaises herbes, enveloppés de fumée. Les cigales, différentes de celle de Pékin, se sont mises à chanter. Sur fond d'horizon montagneux, le soleil sur le dos d'une oie sauvage a semblé colorer un coin du ciel enflammé.

"C'est une longue histoire, a dit Qi en retournant une côtelette avec des baguettes d'acajou. Je me suis estimé heureux d'obtenir un poste dans cette petite ville, mais il n'y avait pas d'emploi pour elle. Elle ne parlait pas assez bien l'anglais pour obtenir l'autorisation d'exercer la médecine. Elle ne pouvait même pas faire état de son expérience dans l'armée, ça risquait de la desservir dans sa recherche d'emploi. Elle est devenue aigrie, puis s'est brisée comme une brindille gelée. Elle n'est plus celle que nous avons connue à Pékin."

J'ai failli dire : "La fille en uniforme qui apportait "une brise fraîche au parfum de verger"", mais je me suis tu. Et je n'ai pas eu le courage de lui poser de questions précises sur leur divorce.

Après la viande, nous avons partagé un bol de longanes au sirop, soi-disant bénéfiques pour l'équilibre entre le yin et le yang dans le corps humain. Même si les fruits étaient en boîte, c'était une rareté aux Etats-Unis.

Je lui ai demandé s'il avait des photos récentes de Mimi. Il a hésité avant de sortir un album. Une des photos la montrait en train de travailler dans un restaurant chinois. Encore belle, bien que j'aie cru deviner le poids de la fatigue autour de ses yeux. Elle portait l'uniforme de soie rouge du restaurant - un qipao sans manches largement fendu sur les côtés qui révélait ses jolies jambes et ses cuisses d'ivoire. Une attraction orientale pour clients occidentaux.

Il a dit tout bas : "Elle est à Boston. Elle a trouvé du travail dans un restaurant chinois. Mon fils m'a rapporté cette photo.

- Près du chauffe-vin, une beauté à la clarté lunaire./Ses bras : blancheur et tendresse de neige."

Sous le coup d'une impulsion j'ai cité des vers de Réminiscence du Sud de Wei Zhuang. J'ai regretté mon exubérance, ce n'était ni le moment ni l'endroit.

"Sauf que nous sommes déjà vieux", a répondu Qi en faisant référence aux deux derniers vers du célèbre poème : "Ne quitte point le Sud avant la vieillesse ;/S'arrachant au Jiang-nan on s'arrache les entrailles."

Avec un soupir, il a ôté sa perruque. J'étais stupéfait. Il était complètement chauve, son crâne luisait comme un oeuf au soleil. Je me suis rappelé la blague que j'avais faite à Pékin. Les oeufs brouillés à la lotion capillaire. Il m'a semblé que tout s'était passé dans un autre monde, les flammes mourantes de la mémoire brûlant dans le petit réchaud à alcool.

Ce n'étaient pas les retrouvailles que j'avais imaginées. Nous avons de nouveau perdu le contact, même si je sais qu'il enseigne toujours là-bas.

Près de dix ans plus tard, j'ai été réveillé en pleine nuit par un bruit qui ressemblait à celui d'un oiseau qui aurait battu follement des ailes contre la fenêtre. En réalité c'était un coup de téléphone inattendu de Petit Zhao.

"Mimi est rentrée à Pékin. Comme elle n'a pas de qualifications, elle a eu beaucoup de difficultés à y trouver un emploi. Avec l'âge, son visage s'est effondré comme une orange séchée, elle est maigre comme une tige de bambou, dans un manteau matelassé de l'armée que peu de gens porteraient de nos jours. Elle s'est adressée à Vieux Ke, qui est un Gros-Sous de Pékin à présent, mais il ne l'a pas aidée."

Désorienté par l'heure avancée, j'ai compris que je ne pourrais pas me rendormir. Je me suis levé et j'ai fouillé parmi mes livres avant de tomber sur un recueil de W. B. Yeats, en me rappelant que le poète avait parlé quelque part d'un manteau en loques sur un bâton. J'ai trouvé à la place deux autres vers de Pâques 1916 où le poète se plaint de savoir que leur monde et le mien n'étaient qu'un monde de bouffons.

Les vêtements nous font peut-être ce que nous sommes, et non l'inverse, qu'ils soient costume bariolé ou uniforme.

J'ai quand même essayé de me concentrer sur le souvenir d'un été lointain où Qi en imitation Lacoste et Mimi en uniforme trempé de sueur souriaient ensemble à l'objectif.(Fin de l'épisode)Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong-Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros

Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 02.08.08



--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Samedi 02 Août 2008 17h39
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

1. Grand-Bol et les pétards (1984), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 02.08.08 | 14h41 • Mis à jour le 02.08.08 | 14h41

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge." pour l'année 1984. Une année de grands succès et de grandes réalisations pour notre pays. Les instances du parti ont mis l'accent sur deux tâches principales pour le pays dans la période nouvelle : la réforme de l'économie et l'ouverture au monde extérieur.

En janvier, le premier ministre Zhao Ziyang s'est rendu aux Etats-Unis, et le président américain Ronald Reagan est venu en Chine en avril.

En décembre, le premier ministre britannique Margaret Thatcher et le premier ministre Zhao Ziyang ont signé la déclaration commune sino-britannique sur le retour de Hongkong à la Chine en 1997.

Deng Xiaoping a fait la promesse solennelle que le système socio-économique resterait le même après le retour de Hongkong à la souveraineté chinoise : "Un pays, deux systèmes".

*

Xie Zhengmin a reçu son surnom - Grand-Bol - quand sa famille est venue s'installer du district de Jin'an à la Poussière rouge en 1967, deuxième année de la révolution culturelle. Il n'avait que 10 ans.

Il a aussitôt acquis la culture de la cité. En été, faute d'air conditionné et de ventilateurs chez la plupart des familles, il était à peu près insupportable de prendre ses repas à l'intérieur. Comme il n'y avait pas de circulation et qu'une brise agréable courait par intermittence, les gens sortaient avec leur bol de riz et mangeaient dehors. C'était aussi une occasion d'être ensemble. Entre bavardage et rires, quelqu'un mettait un morceau d'agneau braisé à la sauce soja dans le bol de son ami et recevait une moitié de tête de poisson fumé.

Ces échanges étaient particulièrement courants chez les enfants comme Xie, qui mangeait dehors lui aussi. Son surnom lui était sans doute venu de la taille extraordinaire du bol qu'il tenait. Mais il faisait peut-être allusion à cette énigme : au lieu de se mêler aux autres enfants, Xie se tenait à l'écart dans un coin, la figure enfouie dans ce grand bol.

A quoi rime de manger dehors si c'est pour rester tout seul ?

Quelles qu'aient été les interprétations, le surnom s'est répandu. Son petit frère a été surnommé Petit-Bol par association d'idées et ses parents ont aussi reçu leurs surnoms : Baguettes-de-Bambou pour sa mère, qui était très maigre, et Brioche-Vapeur pour son père, parce qu'il avait l'air un peu gonflé.

Dans les conversations du soir, les résidents ne s'intéressaient pas beaucoup aux surnoms, mais il y avait quelque chose de suspect chez les Xie. A Shanghaï, l'emplacement comptait beaucoup. La Poussière rouge, bien qu'au centre du district d'Huangpu, n'était pas considérée comme un endroit chic. Les maisons shikumen n'avaient ni gaz ni sanitaires, et tôt le matin les ménagères encore tout ensommeillées devaient allumer le feu dans les poêles à briquettes en agitant des éventails de palme comme des robots et sortir les pots de chambre. En revanche, le district de Jin'an était habité par les classes supérieures. Que les Xie en soient partis pour venir habiter un pitoyable deux-pièces composé d'une mansarde et d'un tingzijian au-dessus de la cuisine était incompréhensible. L'explication n'a pas tardé à arriver.

Brioche-Vapeur était devenu la cible de la critique du quartier dans le district de Jin'an et avait porté autour du cou le tableau noir qui indiquait son statut de classe : capitaliste puant. Lui et sa famille étaient considérés comme "noirs", politiquement suspects et exposés à une discrimination justifiable.

Mais changer de lieu de résidence n'a servi à rien. Les gardes rouges de l'entreprise de Brioche-Vapeur ont suivi la famille à la Poussière rouge et ont collé des slogans sur leur porte et leurs fenêtres. A bas les capitalistes puants ! La dictature du prolétariat devait s'appliquer partout. Le comité de quartier de la Poussière rouge a tenu lui aussi une réunion de critique publique contre les Xie.

Les Xie n'ont plus déménagé. Grand-Bol a baissé davantage la tête. La portée symbolique de son geste a inspiré à un de ses voisins un commentaire lapidaire. "Il a perdu la face. C'est pour ça que ce gamin se cache dans son grand bol depuis son arrivée."

Avec ou sans face, Grand-Bol a grandi comme les autres dans la cité. A la fin des années 1970, la révolution culturelle a été déclarée désastre national, et son système de classes a été pratiquement mis au rancart. Grand-Bol s'est mis à parler aimablement à ses voisins, la tête haute.

D'autres changements sont survenus dans la cité. Pour commencer, les familles ont acheté de plus en plus de ventilateurs et les gens ont moins souvent mangé dehors, leur bol dans les mains.

Grand-Bol est devenu comptable dans une entreprise d'Etat. D'après Baguettes-de-Bambou, il a pris des cours du soir, présenté sa candidature pour entrer au parti, a fait plusieurs voyages à Pékin pour son entreprise. En somme, il est devenu un jeune homme promis à un bel avenir.

Puis nous l'avons vu amener à la Poussière rouge une jeune fille appelée Qian, qui travaillait avec lui. Leur relation n'était pas facile, disait-on. Selon le système de classes en vigueur auparavant, le père de Qian était ouvrier, et la famille de Grand-Bol ne lui correspondait pas, politiquement.

Cependant, leurs différences n'étaient plus jugées aussi importantes qu'à l'époque où Grand-Bol avait reçu son surnom. La roue de la fortune n'avait pas pris soixante ans pour tourner. Les choses ressemblaient vraiment aux balles multicolores qui changent sans cesse dans les mains d'un jongleur, et il y avait désormais des avantages à être une ancienne famille noire.

Certaines ont reçu de grosses indemnités pour les dommages subis pendant la révolution culturelle. D'autres comptaient des parents outre-mer, ce qui signifiait d'importants revenus de l'étranger. Grand-Bol lui-même avait un riche "oncle d'Amérique". Alors, s'il est difficile de dire ce que Qian lui trouvait, la réciproque était facile à comprendre. Elle était très jolie. Il a tout fait pour la présenter à ses voisins.

La deuxième année de leur relation, alors qu'ils commençaient à parler mariage, Baguettes-de-Bambou s'est plainte. "La famille de Qian n'a rien. Elle est belle, la révolution prolétarienne ! Nous devons nous occuper de tout."

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis)

par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 03.08.08



--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Lundi 04 Août 2008 17h49
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

2. Grand-Bol et les pétards (1984)

LE MONDE | 04.08.08 | 15h37 • Mis à jour le 04.08.08 | 15h47

La famille de Qian n'était pas heureuse non plus. Mise à part la question du passé familial, où serait la "chambre nuptiale" du jeune couple ? La famille de Grand-Bol s'entassait dans deux pièces. Au mieux, le jeune couple aurait l'une des deux.

Vieux Qian, le père ouvrier, a réprimandé sa fille. "Se marier dans une famille capitaliste, c'est comme avoir l'odeur du poisson sans la chair."

"Il y en a qui ne peuvent pas résister à l'odeur !", a déclaré Baguettes-de-Bambou à l'entrée de la cité en tapant du pied comme dans une danse de l'idéogramme Loyal.

Mais nous étions au milieu des années 1980, plus au temps des mariages arrangés. Les jeunes gens sont restés intraitables. Des deux côtés les parents ne pouvaient pas grand-chose pour leur faire changer d'avis.

Le mariage a donc été prévu pour l'été. La plupart des voisins ont reçu des petits sachets de bonbons du bonheur, dont deux pièces en chocolat enveloppées dans du papier doré. Certains ont reçu aussi l'invitation au mariage. Les parents de Grand-Bol avaient retenu plus de trente tables à l'hôtel Guoji, un des grands restaurants de Shanghai. À huit cents yuans la table, ça coûterait dans les vingt-cinq mille yuans, plus que le revenu de Vieux Qian en dix ans. Sans parler des autres frais. Mais il y avait une manière différente de calculer. Avec la réforme économique, le cadeau de mariage le plus pratique était de l'argent liquide. Les nouveaux mariés pouvaient l'utiliser pour couvrir les frais du mariage. Chaque invité, dix à douze par table, était censé offrir une "enveloppe rouge", de cent yuans en général ; ceux qui étaient à la table des mariés pouvaient payer jusqu'à cinq cents yuans. Si tous les invités étaient aussi convenables qu'on l'espérait, un grand mariage de ce style pouvait être un investissement fructueux. Personne ne pouvait prévoir le bénéfice, certes. Des radins pouvaient ne mettre que vingt yuans dans l'enveloppe rouge.

"C'est un mariage capitaliste." Vieux Qian grognait, c'était un ancien membre d'une équipe de propagande de la pensée de Mao Zedong qui faisait encore étalage de quelques formules politiques. "Ça n'est que de l'exploitation."

"C'est un mariage, a dit de son côté Baguettes-de-Bambou en crachant un pépin de pastèque mâché. S'ils n'ont pas besoin de face, nous, nous devons garder la nôtre."

Ça paraissait un argument raisonnable. Pendant la Révolution culturelle, les gens auraient prévu un mariage peu coûteux, dans la tradition d'austérité du Parti. Mais en ces temps de changement, une telle attitude aurait fait du jeune couple la risée de tous.

L'affaire a donné lieu à des négociations serrées. Il était convenu d'ordinaire que les familles partageaient les frais, mais Vieux Qian avait subi une forte baisse de salaire. On s'est finalement mis d'accord pour que la famille du marié assume toutes les dépenses. En échange, la famille et les amis de la mariée n'auraient droit qu'à deux tables. "Ils font une formidable affaire, a conclu Baguettes-de-Bambou en gloussant. Ils peuvent empocher les enveloppes rouges des deux tables. Un énorme bénéfice qui leur tombe du ciel."

Sa conférence de presse permanente a tenu la cité au courant de chaque péripétie jusqu'au jour du mariage.

Cet après-midi-là, la cité impatiente retenait sa respiration. Les appareils photo ont mitraillé la dot de douze couvre-lits de soie empilés à la porte, les papiers découpés rouges sur les fenêtres et la limousine Drapeau rouge à l'entrée de la cité - une voiture dont on racontait que le président Mao s'y était assis dans les années soixante.

Nous n'avions aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler la fête au fameux hôtel Guoji. Avant que le banquet ne s'achève, Petit-Bol est vite revenu préparer l'arrivée des jeunes mariés. Le visage empourpré, il a affirmé que c'était un mariage sans précédent.

"Huit entrées froides. Huit entrées chaudes. Quatre plats principaux. Canard entier. Poulet entier. Poisson entier. Jambon de Jinhua entier. Deux soupes. Sans oublier les quatre desserts. Le banquet a duré plus de trois heures. La mariée et le marié ont dû faire le tour de chaque table, une coupe à la main. Les invités n'ont pas arrêté de lever leur verre à leur bonheur et le jeune couple, surtout le marié, devait boire à leurs voeux, sinon les invités auraient perdu la face. Alors j'ai essayé de faire le surveillant des vins et j'ai bu à sa place. Ce serait une honte pour le marié d'être ivre ce soir. Une minute dans la chambre nuptiale vaut des tonnes d'or."

Petit-Bol a sorti un tas de pétards, il en a distribué pour qu'on les fasse éclater à l'entrée et au centre de la cité, et en a gardé pour les utiliser devant la porte de la famille. C'était très important, ça portait bonheur au couple. Plus il y avait de pétards, plus il aurait de chance. À l'arrivée de la Drapeau rouge, ç'a été une joyeuse explosion de pétards dans toute la cité.

Or, il n'y a pas d'histoire sans hasard.

Lorsque la mariée est entrée dans la maison, le chapelet de pétards de Petit-Bol n'a pas éclaté.

"Celui-ci est fichu, a marmonné Petit-Bol dans le silence embarrassé qui s'est soudain installé. Prenons-en un autre."

Vieux Qian fulminait. "Comment ? Qu'est-ce que ça signifie ? Vous ne pouvez pas nous humilier de cette façon !

- Allons, ça n'est qu'un pétard qui rate. Vous connaissez la qualité de ces produits de nos jours.

- Un pétard qui rate au moment même où ma fille entre dans votre maison et votre famille ? Ça n'est pas seulement humiliant, ça porte malheur. "

Ce fut au tour de Baguettes-de-Bambou d'exploser. "Comment osez-vous dire ça aujourd'hui. Votre bouche mérite d'être astiquée avec une balayette à pot de chambre !

- Allez au diable, femme de capitaliste au coeur et aux poumons noirs." Cet homme aux cheveux blancs qui jurait devant une porte décorée des symboles rouges du bonheur offrait un spectacle hallucinant. Il se retrouvait au temps de la Révolution culturelle. "Vous n'êtes bons qu'à exploiter le peuple. Vous avez empoché combien avec les enveloppes rouges ? Nous, la classe ouvrière, nous sommes toujours la classe dominante dans la Chine socialiste. Ne l'oubliez pas !"

Petit-Bol était furieux lui aussi. "Et vous, imbécile, qu'est-ce que vous avez fait ? Vous n'avez pas payé un fen de votre poche. Saleté de radin."

(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 05.08.08



--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
P'tit Panda
Ecrit le : Mardi 05 Août 2008 16h35
Quote Post


God
**********

Groupe : Modérateurs
Messages : 20029
Membre n° : 194
Inscrit le : 27/01/2005

Dragon



"Cité de la Poussière rouge"

3. Grand-Bol et les pétards (1984), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 05.08.08 | 16h57 • Mis à jour le 05.08.08 | 16h57

Vous osez traiter ma fille de saleté ! Oui, nous appartenons à la classe ouvrière, mais nous n'économisons pas sur les pétards du mariage."

Brioche-Vapeur a essayé de calmer le jeu. "Personne ne l'a fait exprès. Ça tient à la qualité des pétards.

- La qualité ? (Vieux Qian ne lâchait pas prise.) Vous n'auriez pas pu choisir quelque chose de mieux ? Vous avez de l'argent, non ?"

Tous les voisins s'y sont mis. Ils ont essayé sans succès d'apaiser les deux camps. Personne - à l'exception de la mariée et du marié, qui avaient disparu dans leur chambre - ne semblait capable de mettre fin à la bagarre.

Mais les mariés ne sont pas sortis. La tradition voulait que les invités fêtent le mariage en "mettant la chambre nuptiale sens dessus dessous". Ils auraient dû remarquer que personne ne les avait suivis dans la chambre, même s'ils n'avaient pas entendu la dispute. Mais au-dehors personne n'y faisait attention tant la querelle prenait d'intensité. De toute évidence, le pétard avait déclenché une guerre qui couvait depuis longtemps.

Au milieu de tout ça, Grand-Bol est apparu soudain, il s'est ouvert un chemin dans la foule et s'est précipité vers la sortie de la Poussière rouge en hurlant : "Vous allez la fermer ? Tout est fini. Je l'ai tuée. Je vais me livrer à la police.

- Quoi ?"

Le choc a fait taire tout le monde. Ça n'avait pas l'air d'une plaisanterie, même de mauvais goût, pourtant personne ne pouvait y croire. Vieux Qian est resté figé le poing en l'air, comme transformé en statue de pierre. Petit-Bol a été le premier à reprendre ses esprits, il a couru à la chambre nuptiale.

Puis le camarade Jun, responsable du comité de quartier, est arrivé sur les lieux. Des éclats de voix lui ont fourni une explication. "Une vie pour un pétard !"

Petit-Bol est redescendu en criant : "Attends ! Grand-Bol ! N'y va pas !"

Puis Qian est sortie en titubant, échevelée, les vêtements en désordre, pieds nus, et s'est mise à courir en criant : "Reviens, Grand-Bol !

- C'est un fantôme !

- Elle n'est pas morte !"

Mais il était déjà trop tard. Quand la mariée est arrivée au poste de police, le marié avait déjà signé sa déposition, dans laquelle il déclarait avoir étranglé sa femme dans une crise de rage. C'était trop humiliant que son beau-père ait fait une scène le jour de son mariage et que sa femme ait hurlé dans la chambre nuptiale. Il avait complètement perdu la face, et sa foi dans un mariage qui avait si mal démarré.

Ce n'était plus une affaire d'homicide puisque la victime n'était pas morte, mais ça restait une tentative d'homicide. La déposition était sur la table, noir sur blanc, signée. Grand-Bol a été écroué. Restait à prouver d'urgence que cette déposition était fausse.

Qian a raconté une histoire différente. A l'en croire, ce n'était pas la faute de Grand-Bol. Quand ils avaient entendu le bruit à l'extérieur, il avait voulu qu'elle aille calmer son père. Elle avait refusé et s'était mise à crier et à le griffer comme une furie. Une dispute dans la chambre nuptiale n'aurait fait qu'ajouter de l'huile sur le feu. Il avait tenté de l'empêcher d'aggraver les choses et lui avait mis la main sur la bouche dans un geste désespéré. Elle s'était débattue trop violemment et avait perdu connaissance.

Le lendemain matin, elle a modifié son histoire et assuré qu'elle s'était évanouie d'épuisement à cause des préparatifs du mariage, dont l'achat des pétards. Son mari n'y était absolument pour rien.

Qui devait-on croire, la mariée ou le marié ?

Nous ignorions ce qui avait pu se passer ce soir-là, mais nous avons choisi de croire Qian. Grand-Bol n'était qu'un brave garçon qui avait joué de malchance. La malchance d'un pétard raté. Pas de quoi en faire toute une histoire.

Quand la police est venue enquêter à la cité, le camarade Jun a donné sa propre interprétation.

"Grand-Bol était ivre. On ne peut pas prendre pour argent comptant ce que dit un homme ivre. Vous savez combien de verres il avait bus ? Je suis contre ce genre de mariage dispendieux, mais on ne m'a pas écouté. De nos jours, le travail de quartier est très difficile pour nous, camarades."

Les voisins qui avaient assisté au banquet ont soutenu cette version en témoignant que Grand-Bol avait consommé plus de dix verres d'alcool de sorgho. Ils ont ajouté que Qian était plus crédible parce qu'elle n'avait pas bu une goutte.

L'employeur et les collègues de Grand-Bol ont aussi témoigné en sa faveur. C'était un comptable honnête et travailleur. Le fait qu'il se soit livré à la police démontrait que, même ivre, il restait un citoyen respectueux de la loi. Et, s'il lui arrivait quelque chose, qu'adviendrait-il de Qian ? Elle allait devoir l'attendre pendant des années à la Poussière rouge, comme dans un opéra de Pékin traditionnel ?

Quand Grand-Bol a été libéré, en octobre, elle était enceinte d'environ trois mois.

La Poussière Rouge s'est mise à bruire de rumeurs et de supputations. Entre le début de la dispute entre Vieux Qian et Petit-Bol et le moment où Grand-Bol était sorti en courant, il s'était écoulé à peu près trois quarts d'heure. Qu'étaient censés faire les jeunes mariés, seuls dans la chambre nuptiale ? Qian était sortie pieds nus, échevelée et les vêtements en désordre, ces détails parlaient d'eux-mêmes.

Mais d'autres avaient des versions différentes. Le jeune couple devait avoir entendu l'altercation dès le début. Comment aurait-il pu être d'humeur à faire la chose ? Elle avait donc dû se passer avant le mariage.

L'humiliation de s'être livré pour un meurtre inexistant le jour de son mariage, aggravée par les commérages à propos des circonstances de la grossesse de Qian - c'en était trop pour Grand-Bol. Il a de nouveau baissé la tête, comme aux premiers jours où il enfouissait sa figure dans son riz.

Heureusement, son oncle lui a envoyé une grosse somme des Etats-Unis, ce que Baguettes-de-Bambou a annoncé fièrement aux voisins. La nouvelle politique permettait aux Chinois d'outre-mer d'acheter un appartement dans la ville en devises étrangères. Le jeune couple allait donc quitter la Poussière rouge pour un appartement neuf.

Il allait pouvoir y commencer une nouvelle vie, c'est ce que nous lui avons tous souhaité.

(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 06.08.08



--------------------
其实人在小时候就已经养成看待世俗的眼光,只是你并不自知。(侯孝贤)
PMEmail PosterYahooMSN
Top
Pages : (2) [1] 2 
1 utilisateur(s) sur ce sujet (1 invités et 0 utilisateurs anonymes)
0 membres :

« Sujets + anciens | Culture et société | Sujets + récents »

Topic OptionsReply to this topicStart new topicStart Poll