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Ecrit par: P'tit Panda Mardi 15 Juillet 2008 17h03
"Cité de la Poussière rouge"
Des nouvelles chinoises de Qiu Xiaolong
LE MONDE | 14.07.08 | 15h03 • Mis à jour le 15.07.08 | 14h02

"Cité de la Poussière rouge"
Des nouvelles chinoises de Qiu Xiaolong
LE MONDE | 14.07.08 | 15h03 • Mis à jour le 15.07.08 | 14h02

Le Monde commence dans son édition datée 16 juillet la publication de nouvelles inédites de Qiu Xiaolong, auteur d'excellents romans policiers, édités en France par Liana Levi. Notre correspondant à New York est allé à sa rencontre à Saint Louis (Missouri). Portrait.

Confucius dit : "Sachant que c'était impossible, il s'efforça quand même de le faire, parce que c'était ce qu'il devait faire." La maxime est citée par l'inspecteur Chen, le héros récurrent de Qiu Xiaoling, dans son roman De soie et de sang. Comme Chen, Qiu, 55 ans, aimerait "regarder devant". Comme Chen, Qiu sait que le régime de Pékin veut impérativement effacer la mémoire des années horribles du maoïsme : l'immense famine du Grand Bond en avant, le laogaï, cet équivalent du goulag, la révolution culturelle, surtout. Mais peut-on oublier la figure de son père, accusé, durant cette révolution, d'être un capitaliste parce qu'il tenait, avant 1949, une entreprise de parfums avec quatre salariés ?

A l'époque, son père, sur un lit d'hôpital, devient aveugle. Sous sa dictée, Qiu doit rédiger la confession que les gardes rouges lui imposent. Il a 15 ans. "L'humiliation, dit-il aujourd'hui. La sienne et la mienne. Mon père avait subi un lavage de cerveau. Il s'était convaincu lui-même d'avoir été un "exploiteur". Ça vous marque à vie." Alors, ajoute-t-il, "je comprends que l'on souhaite oublier le passé. Mais je n'admets pas qu'on force les gens à ne jamais y penser". Qiu sait qu'en Chine, aujourd'hui, évoquer ces souffrances est impossible, que ses livres y sont partiellement censurés. Mais il le fait quand même, parce que c'est ce qu'il doit faire.

Jusqu'ici, il n'a écrit que des romans policiers. Des enquêtes criminelles parsemées de références historiques, philosophiques et poétiques (il est aussi poète). Il s'est notamment fait connaître avec Mort d'une héroïne rouge, et la version française de La Danseuse de Mao vient de paraître. Pouvait-il en rester là ? Quand Liana Levi, son éditrice française, lui explique que Le Monde souhaite publier un inédit de lui, elle lui suggère de finir ce travail qu'il poursuit depuis cinq ans : 1948-2008, soixante ans de la vie à Shanghaï, sa ville.

Pour la première fois, il doit abandonner l'inspecteur Chen, son adjoint Lu et sa femme Peiquin, Gu Haiguang, M. Gros-Sous, figure de la corruption actuelle, le commissaire politique Zhang, emblème d'une Chine oublieuse où "le socialisme doit toujours être mis en avant, comme une pancarte avec une tête de mouton derrière laquelle on vend de la viande de chien et de chat". Cette saga, nos lecteurs en auront la primeur dès demain.

Confucius dit encore : "Un homme devrait s'abstenir de tuer et de cuisiner." Qiu a beaucoup tué, littérairement s'entend. Quant à la cuisine, non seulement il en pratique l'art avec un doigté consommé, mais elle a bouleversé son existence. En 1988, il vient un an à l'université Washington de Saint Louis pour rédiger son doctorat sur l'auteur moderniste américain T.S. Eliot. "Moderniste" est ici le mot-clé : à l'époque, le slogan du régime est celui des "quatre modernisations". Qiu a déjà une petite notoriété comme traducteur. Eliot, un moderniste ? Les autorités acceptent. Va pour Saint Louis. Survient, au printemps suivant, la révolte de Tiananmen. Il confectionne des plats qu'il vend sur le campus et envoie l'argent collecté à Pékin. La radio Voice of America fait un reportage sur lui. "Mon nom a été cité quatre fois, j'étais désespéré."

A Shanghaï, la police débarque chez sa soeur. Il ne peut plus rentrer et doit faire sortir sa femme. Depuis, il vit à Saint Louis avec elle et leur fille Julia. Ses oeuvres ayant été publiées dans une vingtaine de pays, il a cessé d'y enseigner pour se consacrer à l'écriture. Il est retourné en Chine une première fois en 1997. Depuis 2000, il y passe quatre mois par an, en plusieurs séjours. "Mon oeuvre porte sur la transition. J'ai besoin de sentir l'atmosphère. De manger, aussi. Comme on mange est extraordinairement parlant des évolutions."

Il vous accueille dans une villa tranquille, près de deux quartiers aux noms très français : Crève-coeur et Des Pères. Il a préparé des crevettes au jus et du porc aux épices. Un ravissement. Dans ses romans, les personnages se délectent de langues de moineau frites, de tortue au sucre glace et jambon, de ragoût d'yeux de boeuf, de lèvres de poisson à la vapeur. Lorsqu'un personnage y entre en scène, la nourriture n'est jamais loin : "C'était une créature délicieuse, avec un visage en forme de graine de pastèque." Un homme est "généreux avec son argent comme un chef du Sichuan avec son poivre noir".

Il parle doucement. Quand on l'interroge, il hésite, doute beaucoup. Parfois, il avoue : "Je ne sais pas, je n'ai toujours pas compris." Il y a longtemps qu'il fuit tout regard binaire sur l'humanité. Ses héros sont faillibles, ambivalents, et les criminels de ses romans souvent d'anciennes victimes. Il ne déteste rien tant que la cruauté, la déshumanisation. Comme dans ses romans, le coeur de l'oeuvre que Le Monde publie se déroule dans un shikumen, un quartier d'habitat collectif. Sa femme y a vécu, comme des dizaines de millions de Chinois - souvent, grands-parents, parents et enfants ensemble dans une pièce exiguë. "Marx, dit-il, a évoqué la misère affective et morale des ouvriers de ces quartiers. Mais le régime communiste en a construit par milliers."

Il n'est pas plus marxiste que confucéen. D'ailleurs, il pense que le maoïsme n'a eu que l'apparence de l'anticonfucianisme. En fait, il en a récupéré "tout l'aspect annulation de l'individu et soumission à l'autorité". Il se sent vaguement perdu dans la transition chinoise. "Les barrières morales disparaissent. Le nationalisme justifie que tout soit permis. La transition, c'est que le pire des deux s'est uni : le pouvoir du parti unique avec le capitalisme le plus sauvage." Serait-il amer ? Non, mais vivement inquiet : "Très peu de mes amis écrivains écrivent encore. Ils s'étonnent : "Comment, tu vis aux Etats-Unis et tu ne fais pas de business ?" L'argent est devenu en Chine le seul standard de la réussite. Les académiciens couvrent cette attitude en évoquant le concept d'accumulation primitive du capital. Ce sont des temps mauvais pour les poètes et les gens sensibles."

Très vite, il en revient à la relation passé-présent. Son pays, dit-il, vit dans "une hypocrisie générale acceptée. Il n'est pas une famille dont au moins un membre n'a souffert de la révolution culturelle. Chacun sait, et chacun sait aussi que ce fait ne doit pas être énoncé". Il a en tête un énorme projet sur la langue chinoise. Mais il est trop tôt. "Plus tard, je ferai des livres académiques. Mais il se passe tant de choses en Chine : c'est un matériau extraordinaire pour un romancier."

Devenus américains, lui et son épouse voteront pour Obama. Leur fille, 18 ans, pour McCain. En septembre, elle entrera à l'université de Philadelphie, pour y étudier la finance.

Sylvain Cypel
Article paru dans l'édition du 15.07.08

*


Ecrit par: P'tit Panda Mardi 15 Juillet 2008 17h04
"Cité de la Poussière rouge"

1. Le soir où j'ai été conçu (1952), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 15.07.08 | 13h56 • Mis à jour le 15.07.08 | 14h03

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1952. Encore une année de succès pour notre jeune Chine socialiste. En janvier, le président a appelé le peuple chinois à lancer une campagne nationale contre la corruption, le gaspillage et la bureaucratie. Le comité central du Parti communiste chinois a donné des directives pour la campagne des Cinq Anti qui vise les propriétaires d'entreprise privée.

La réforme agraire étant triomphalement appliquée dans tout le pays, environ 47 millions d'hectares de terres arables ont été distribués à des paysans sans terre. Le mouvement d'étude du remodelage idéologique a porté ses fruits dans les domaines éducatif, intellectuel, littéraire et artistique. Sur le front de la guerre qui se livre en Corée, les volontaires du peuple chinois ont remporté une victoire après l'autre. Et la Chine a acquis un nouveau prestige international en signant la convention de Genève.

En cette fin d'année, nous pouvons dire avec fierté que la tâche de restaurer l'économie nationale a beaucoup progressé.

C'était un dîner que mon père et ma mère ne pouvaient plus reporter. Ils l'avaient promis au début de l'année, quoique sans enthousiasme.

Mon père possédait un atelier de chapellerie et venait tout juste d'apprendre qu'il devait se définir comme "capitaliste", adjectif honni dans le nouveau système de classes instauré par Mao. Inviter à dîner d'autres capitalistes de la même engeance n'était pas raisonnable, un signe supplémentaire de leur prétendu mode de vie bourgeois décadent. En 1952, où l'on disait la jeune Chine socialiste menacée par les ennemis de classe, les résidents de la cité de la Poussière rouge vivaient en état d'alerte.

La réforme agraire se poursuivait activement dans tout le pays. Xie, un ami intime de mes parents, propriétaire terrien de Zhenhai, avait vu un membre de sa famille exécuté pour avoir marmonné des protestations au moment de son expropriation. A quoi ressemblerait la transformation socialiste des entreprises privées en ville ? Xie était pessimiste, il avait déjà transféré son capital à Hongkong, mais son usine était toujours à Shanghaï. Il s'apprêtait à partir, et mes parents se demandaient quand ils le reverraient. Organiser un dîner d'adieu pour lui était la moindre des choses.

Ma mère avait tout préparé dans le peu de temps dont elle disposait. La table était imposante : baguettes, cuillères et assiettes dans un ordre impeccable, et serviettes pliées. Un petit marteau de cuivre luisait parmi les coupelles bleu et blanc. Une jatte en verre pleine d'eau était posée au centre.

Mon père avait été ému de la voir travailler à la cuisine, comme le bodhisattva Guanyin aux mille bras, dans son corsage blanc à manches courtes qui collait à son buste en sueur. Ce n'était pas une mince affaire de préparer toute seule un tel repas. Accroupie au pied d'un évier de granit, ma mère ligotait avec un lien de paille un crabe vivant de la rivière Yangchen. Plusieurs crabes rampaient bruyamment sur le fond couvert de sésame d'un seau en bois.

Devant l'expression perplexe de mon père, elle lui a expliqué :

"Il faut les ligoter comme ceci, autrement ils perdront leurs pattes dans le panier vapeur.

- Mais pourquoi tout ce sésame au fond du seau ?

- Pour que les crabes ne maigrissent pas, pour qu'ils mangent assez avant de cuire. Je les ai achetés tôt ce matin.

- Tu t'es vraiment donné beaucoup de mal.

- Détends-toi, mon mari. Ce soir nous allons nous amuser."

Quand elle a eu fini de préparer la sauce spéciale pour crabe - vinaigre, sauce soja, sucre et gingembre émincé -, les invités sont arrivés l'un après l'autre.

Eux aussi se sont mis aussitôt à parler des crabes, comme si ces condamnés rampants constituaient le seul et unique sujet du jour, tandis que ma mère s'activait dans la cuisine. Personne n'a mentionné le voyage imminent de Xie à Hongkong.

Les crabes rouge et blanc sont arrivés sur la table dans les paniers vapeur de bambou doré. Le vin de riz, tiède à point, mettait une touche d'ambre sous la lumière douce. Sur l'appui de la fenêtre était posé un bouquet de chrysanthèmes qui devait avoir deux ou trois jours, moins touffu qu'avant, mais encore ravissant.

"On dirait presque une illustration arrachée au roman classique Le Rêve dans le pavillon rouge", a remarqué Shen, le rat de bibliothèque.

Mon père s'est dit qu'aucun des invités n'était prêt pour l'expérience poétique décrite dans le roman. Malgré les efforts de ma mère pour les dérider, tous devaient, comme lui, porter le fardeau intolérable d'être des capitalistes dans la nouvelle Chine communiste.

"Vous vous rappelez ce que Su Dongpo a dit à propos des crabes ?, a répondu Xie. Que ne puis-je manger des crabes sans un surveillant des vins assis à côté de moi.

- Ne t'inquiète pas. C'est un repas de famille. Il n'y a pas de surveillant des vins ici", a dit ma mère en souriant.

Leur dialogue n'a pas réussi à faire réagir les autres. Shen a poursuivi : "Vous vous rappelez ce que dit Grand-Mère Liu dans Le Rêve dans le pavillon rouge ?

- Au sujet du prix d'un festin de crabes... plus de six mois de revenus d'un paysan pauvre ?", a répondu Zhou, propriétaire d'une petite fabrique de parfums, avec une note d'irritation.

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 16.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Mercredi 16 Juillet 2008 16h37
"Cité de la Poussière rouge"

2. Le soir où j'ai été conçu (1952), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 16.07.08 | 13h00 • Mis à jour le 16.07.08 | 13h00

Combien de temps la famille de Jia tient à ce rythme dans le roman ?

- Mangez les crabes et n'en parlez pas", a dit mon père en se rappelant que dans le roman la famille de Jia se trouve bientôt ruinée. La conversation est partie dans des directions diverses. Chaque famille affrontait de graves difficultés.

Les Zhou avaient un visage soucieux. Outre les problèmes syndicaux à la fabrique, ils traversaient une crise familiale. Leur fils unique essayait d'entrer au Parti communiste en dénonçant ses parents. Une rupture irréparable, forcément. "On n'y peut rien", a soupiré Mme Zhou en cassant une patte de crabe.

M. Liu était inquiet en dépit du boom que connaissait la pharmacie en raison de la guerre de Corée. Il était contrarié à cause de sa troisième concubine, qui prenait des cours du soir en économie politique. "Elle est rentrée en Jeep très tard hier soir. Dans la Jeep de qui, à votre avis ?"

M. Liu a poursuivi sans attendre de réponse :

"Le représentant militaire du gouvernement de la ville affecté à mon entreprise.

- Le représentant de l'Armée populaire de libération, avec une étoile rouge sur sa casquette ?, est intervenu Shen. Alors tu n'as pas trop à t'inquiéter. Il t'amènera des clients.

- L'argent ne tombe pas du ciel comme de la neige, sans raison." M. Liu a écrasé une coquille de crabe avec son poing au lieu de se servir du marteau de cuivre.

"C'est le monde à l'envers. Pensiez-vous qu'un jour le poisson mangerait le chat ?"

Après avoir terminé les glandes digestives d'un crabe femelle, Shen a retourné l'intérieur comme un gant et a montré dans sa paume quelque chose qui ressemblait à un petit moine assis en méditation. "Dans L'Histoire du serpent blanc, un moine fourbe doit se cacher après avoir brisé le bonheur d'un jeune couple. Finalement, il se réfugie dans le ventre d'un crabe. Regardez, il n'y a pas d'issue."

Personne n'a apprécié son histoire inopportune. Ma mère a allumé la radio pour détendre l'atmosphère. "Les volontaires du peuple chinois combattent les troupes américaines en Corée dans une guerre de tranchées des plus dure." La voix de la présentatrice vibrait de fierté. "Nos héroïques soldats surmontent des épreuves inimaginables, certains passent plusieurs jours sans rien manger et boivent leur urine."

Comme en écho, des tambours et des gongs ont retenti au bout de la rue pour fêter une nouvelle campagne nationale contre les Cinq Anti : corruption, fraude fiscale, vol de propriété de l'Etat, tricherie sur les contrats gouvernementaux et vol d'informations économiques, le tout visant les "capitalistes". Un comité de quartier venait d'être constitué dans la cité pour lutter en priorité contre les ennemis de classe. Les activistes du voisinage fêtaient une campagne politique après l'autre et en assuraient la propagande. Entre tambours et gongs, ils chantaient un nouveau chant, Le socialisme c'est bien.

"Le socialisme c'est bien, le socialisme c'est bien !

Dans les pays socialistes, le peuple a un statut élevé.

Les cliques réactionnaires sont abattues,

L'impérialisme s'enfuit la queue entre les jambes."

Mon père a eu l'impression que les tambours et les gongs battaient sur son coeur. Ses invités aussi, peut-être. Il s'est coupé au pouce en cassant une pince de crabe. Encore un mauvais présage. Le festin de crabes risquait d'être le dernier pour eux. Les murs ont des oreilles, et un de leurs voisins - ou même un des convives - pouvait faire un rapport à la police ou au comité de quartier. Il n'en fallait pas beaucoup pour que les instances du parti concluent que ces capitalistes ourdissaient une conspiration.

Les feuilles de thé oolong flottaient dans la tasse de Xie, noires, intactes. Il était parti tôt, sans même rester pour une partie de mah-jong ni pour faire honneur au dessert de ma mère - des bouchées miniatures à la chair de crabe. Les autres invités avaient suivi en trouvant une excuse quelconque.

Mes parents se sont bientôt retrouvés tous les deux avec pour seule compagnie plusieurs crabes vivants qui rampaient encore sur le fond couvert de sésame d'un seau près de la porte. Mon père a murmuré deux vers de Bai Juyi qu'il s'était retenu de citer à Xie : "Ivres et désolés ils vont se séparer./La lune s'apprête à sombrer dans la vaste rivière."

La table évoquait à présent un champ de bataille déserté par les troupes nationalistes en 1949 - un éparpillement de pattes cassées, carapaces écrasées et glandes reproductrices dorées -, avec des signes alarmants de lutte et de fuite. Mon père a suggéré à ma mère de ne pas s'en occuper. Ils se sont assis près de la fenêtre en silence. Elle lui a caressé la joue et lui a retiré des débris de crabe d'entre les dents. Il a retenu sa main un moment.

Une feuille qui tombait en tournoyant a attiré leur attention. Ils se sont levés en silence et sont montés à l'étage plus tôt que prévu. Ils n'avaient rien d'autre à faire, rien à dire. Il n'avait qu'elle, elle n'avait que lui. Ils ont fait l'amour tôt ce soir-là.

Dans le silence qui a suivi, mon père ne s'est pas endormi comme d'habitude. Un bruit léger semblait provenir d'un coin près de la porte. Il l'a écouté un bon moment avec inquiétude avant de se rappeler que plusieurs crabes étaient toujours vivants dans le seau. Epuisés, ils rampaient avec peine sur le sésame. Ce qu'il entendait, c'étaient les bulles d'écume dont ils s'enduisaient mutuellement dans le noir.

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Ce devait être un repas de fête. Un festin de crabes pour saluer le départ vers l'exil de Xie, riche propriétaire terrien peu soucieux de vivre sous le nouveau régime communiste qui s'installe en Chine. Mais la fête est triste. Il s'agit bien plutôt d'un repas funèbre sur arrière-plan crépusculaire. A l'image des crabes qui rampent à terre et tentent de survivre, les "capitalistes" se font tout petits en espérant ne pas se faire repérer.


Article paru dans l'édition du 17.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Jeudi 17 Juillet 2008 16h42
Retour de camp (1954), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 17.07.08 | 15h42 • Mis à jour le 17.07.08 | 15h43

Retour de camp (1954), par Qiu Xiaolong
LE MONDE | 17.07.08 | 15h42 • Mis à jour le 17.07.08 | 15h43

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1954. Une année riche en événements importants pour la jeune République populaire de Chine.

La première Assemblée nationale populaire de Chine a adopté la Constitution et a nommé Mao Zedong président de la République populaire de Chine.

En avril, une délégation chinoise dirigée par le premier ministre Zhou Enlai a participé à la conférence de Genève pour une solution pacifique de la question coréenne et la restauration de la paix en Indochine.

La route Sichuan-Tibet reliant Chengdu à Lhassa et la route Qinghai-Tibet reliant Xining à Lhassa ont été ouvertes à la circulation.

***

La nouvelle de la mort de Bai Jie à la guerre en Corée nous est parvenue au début de 1953. Cette jeune infirmière des Volontaires du peuple chinois avait à peine 20 ans. D'après ses compagnons d'armes, elle avait été atteinte par une balle perdue au cours d'une retraite précipitée. Son corps n'avait donc pas pu être retrouvé.

Sa photo a paru dans les journaux de la ville, et la radio a vanté ses nobles actions. Elle a été décorée à titre posthume de la citation du mérite de deuxième classe.

Sa famille, hissée au rang de famille de martyre de la révolution, eut droit à une fleur en papier rouge sur sa porte. Des larmes de fierté ont mouillé les yeux de ses parents inconsolables lorsqu'une statue rutilante leur fut offerte au cours d'une réunion de quartier. Ils furent invités partout pour parler de leur fille héroïque. On en apprit de plus en plus sur sa courte et glorieuse vie.

Quand Bai était partie pour la guerre de Corée, elle venait à peine de terminer ses études d'infirmière et travaillait dans un hôpital. Ses anciens camarades se souvenaient tous d'elle comme d'une étudiante brillante, obtenant les meilleures notes dans toutes les matières, active dans les mouvements politiques et aussi très jolie ; ses longues tresses flottaient sur sa poitrine comme de jeunes pousses de saule au printemps, et ses joues reflétaient les fleurs de pêcher sous la brise printanière. C'était une vraie beauté, comme le premier rayon de soleil à éclairer l'évier collectif de l'allée couvert de mousse. Elle ne manquait pas d'admirateurs secrets à l'école. Ni dans le quartier. Bien des garçons avaient eu le coeur brisé à la Poussière rouge.

Elle a été honorée jusque dans les causeries du soir de la cité. Lorsque la radio joua solennellement le Chant de bataille des Volontaires du peuple chinois, jeunes et vieux ont observé ensemble une minute de silence.

"Pleins d'ardeur, d'un pas énergique,
Nous traversons la rivière Yalu !
Protéger la paix, défendre la terre,
C'est sauvegarder notre foyer.
Les braves fils et filles de Chine
Sont unis pour résister à l'Amérique, pour aider la Corée,
Et pour vaincre les loups ambitieux des Etats-Unis."

Aussi brûlaient-ils tous de haine contre les agresseurs américains. La perte d'une si jeune et belle vie donnait tout son sens au slogan "A bas l'impérialisme américain !".

Toutefois, au milieu de cette année, à la grande consternation de la cité, Bai est revenue. Un coup de tonnerre dans un ciel bleu. En fin de compte, elle avait été blessée, capturée, enfermée dans un camp de prisonniers et, finalement, renvoyée chez elle.

Une sorte de linceul a aussitôt recouvert sa famille, la cité et ceux qui avaient connu Bai. Personne ne savait ce qu'elle avait vécu dans le camp américain, mais on a bientôt commencé à murmurer qu'elle figurait ici sur la liste du contrôle intérieur. Elle n'était plus une martyre révolutionnaire, mais une suspecte aux yeux du Parti. Après tout, il avait pu se passer n'importe quoi au camp où, selon Le Quotidien du peuple, des agents secrets étaient envoyés de Taïwan pour attirer des prisonniers dans leurs services en leur faisant des offres époustouflantes.

Nul ne pouvait garantir qu'elle n'avait pas subi un lavage de cerveau ou cédé à la corruption. Entre l'embargo appliqué par les Nations unies, qui pesait sur l'économie, les troupes nationalistes hostiles de Taïwan et les impérialistes américains qui patrouillaient à la frontière coréenne, la direction du Parti devait se montrer vigilante à l'égard de quelqu'un qui avait passé plus d'un an au contact des Américains.

Le comité de quartier ne savait comment se comporter avec Bai. Son retour inattendu et inexpliqué témoignait pour le moins de son manque de fiabilité politique. Il n'y eut aucune cérémonie de bienvenue dans la cité, ni à l'hôpital. La fleur rouge disparut de sa porte. Puis le sourire de son visage, après la visite de la police à son domicile. Nous n'avons pas su ce qui s'était dit derrière la porte fermée.

Elle a changé du jour au lendemain, telle une fleur qui a subi un coup de gel.

Au début, elle s'est efforcée de nous parler comme avant. Mais elle n'a pas tardé à s'apercevoir que tous l'évitaient comme la peste. Elle nous mettait dans une situation embarrassante. Sans doute n'était-ce pas sa faute, elle devait en souffrir aussi, mais les gens ne voulaient pas s'attirer d'ennuis en se compromettant avec une personne "politiquement indigne de confiance ou suspecte". En cette époque où, d'après le président Mao, la lutte des classes était vitale, on n'aurait su être trop prudent.

Bai a repris son travail à l'hôpital, mais n'y dirigeait plus le groupe d'études politiques. Elle n'intervenait plus non plus dans le bloc opératoire. Certains redoutaient le sabotage par les ennemis de classe, notamment lorsque des cadres supérieurs du Parti se trouvaient sur la table d'opération. Elle a donc été affectée à l'entretien.

En théorie, tous ces changements importaient peu, du moment qu'il s'agissait de "servir le peuple". Elle n'avait pas été cataloguée comme ennemie de classe, ni persécutée ni tourmentée. Elle n'était qu'effacée de la carte politique.

Elle était trop intelligente pour ne pas s'en rendre compte, mais que pouvait-elle faire sinon baisser la tête et marcher vite, comme si elle avait été marquée au front ? Elle ne parlait plus à personne, enfermée dans un cocon.

De fait, on aurait dit que depuis son retour elle était littéralement sous emballage hermétique. Au début des années 1950, tout le monde s'habillait plus ou moins pareil. Cependant, dans la cité, on se laissait un peu aller, on déboutonnait quelques boutons. Bai, au contraire, portait toujours des chemisiers à manches longues boutonnés jusqu'au menton et des pantalons qui lui couvraient les pieds, même par les chaudes journées d'été. Cela a donné lieu à de nouveaux murmures. Qu'avait-il pu lui arriver dans le camp de prisonniers ? On avait lu et entendu des histoires détaillées sur ce que les soldats japonais avaient fait subir aux femmes chinoises pendant la seconde guerre mondiale. Les barbares américains n'avaient pas dû être tellement différents.

Un jour, Jeune Hu est arrivé pour les conversations du soir en brandissant un magazine. "Devinez pourquoi Bai se couvre toujours de la tête aux pieds. Voici un article sur les prisonnières violées et marquées au fer dans les camps japonais. Plus de doute. Elle est marquée !"

Vieille Racine lui a crié : "Tu es malade ! Comment peux-tu dire ça ? Ecoutez bien, celui qui aborde à nouveau le sujet ne partagera pas le même ciel que moi."

Partager le ciel était un dicton très radical. Personne ne s'attendait à une telle réaction de Vieille Racine, qui n'était qu'un voisin de Bai. A la suite de son intervention, les rumeurs sur son secret se sont calmées.

A la fin de l'année, c'était une femme totalement transformée, comme empaillée, un épouvantail qui gesticule dans le vent, tremblant de terreur parmi les corbeaux quand l'obscurité tombe sur les champs. On avait du mal à croire qu'elle ait pu perdre sa beauté aussi vite qu'une fleur de poirier ses pétales après l'orage.

"Les pétales blancs piétinés sans cesse sur le sol noir et humide, a conclu Vieille Racine. La résurrection, c'est terrible."

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Qiu Xaolong dessine ici avec une grande maîtrise le destin de Bai Jie, à peine 20 ans, partie sur le front lors de la guerre de Corée. Elle a tout pour elle, cette jeune infirmière des volontaires du peuple chinois. Tout, sauf le bonheur de correspondre à ce que la nouvelle société attend d'elle...


Article paru dans l'édition du 18.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Vendredi 18 Juillet 2008 22h24
"Cité de la Poussière rouge"

1. Bao le poète ouvrier (1958), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 18.07.08 | 15h46 • Mis à jour le 18.07.08 | 15h46

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1958. Encore une année victorieuse dans la révolution socialiste et la construction du socialisme.

En janvier, le comité central du Parti communiste chinois (PCC) s'est réuni pour discuter des perspectives du deuxième plan quinquennal.

En avril a été fondée la première commune populaire dans le Henan.

En mai, le PCC a adopté la ligne générale consistant à "avancer, viser haut et obtenir davantage de résultats économiques plus importants, plus rapides et meilleurs pour la construction du socialisme".

Le bureau politique du PCC a ensuite décidé de doubler la production d'acier. Tout cela a amorcé le Grand Bond en avant. Dans les provinces rurales, 90,4 % des foyers ont été incorporés dans les communes populaires.

***

C'est au milieu des années 1950 que Bao Hong est arrivé dans la cité de la Poussière rouge. Il venait de Ningbo, où il avait travaillé comme apprenti dans un magasin de tofu. Il avait l'intention d'exercer le même métier à Shanghaï et se disait capable de fabriquer de ses mains toutes sortes de tofu. En 1958, cependant, quand le président Mao a appelé au développement accéléré de l'industrie de l'acier dans le Grand Bond en avant, Bao fut affecté à l'aciérie n° 3 de Shanghaï.

Cette année a connu, entre autres mouvements politiques, la campagne nationale du Drapeau rouge pour la chanson populaire lancée par le président Mao dans le but de mettre en avant les écrivains et artistes ouvriers et paysans. Le président Mao n'a pas pris cette décision sur une impulsion du moment. Dès 1942, dans ses Interventions aux causeries sur la littérature et sur l'art de Yan'an, il avait présenté sa grande théorie selon laquelle la littérature et l'art servent la politique. Il était donc nécessaire qu'une équipe importante d'écrivains ouvriers et paysans joue un rôle éminent dans la construction de la nouvelle Chine socialiste.

Un matin, au début du printemps, le rédacteur en chef de Littérature de Shanghaï s'est présenté à l'aciérie. Bao faisait une courte pause, il essuyait son front en sueur, penché sur un bol de riz au tofu frit. Quand le rédacteur aux cheveux blancs a expliqué le but de sa visite à l'ouvrier de la sidérurgie, Bao a ri et a secoué frénétiquement la tête.

"Vous voulez rire, je suis ouvrier. Je ne suis allé que trois ans à l'école élémentaire. Si vous voulez que je vous fabrique du tofu, rien de plus facile. Et vous en aurez un aussi blanc que le jade en un clin d'oeil. Mais comment je pourrais écrire pour votre revue ?

- Précisément, je cherche un écrivain ouvrier, a insisté le rédacteur.

- Qu'est-ce que je peux vous dire ? Regardez ce morceau de tofu. Il a un goût de colle de riz. La faute à quoi ? A la fève de soja. Croyez-moi, telle sorte de fève de soja produit telle sorte de tofu. Et aussi à l'eau, qui donne au tofu cette couleur terne. Le marchand ambulant est une crapule. Je ne lui achèterai plus jamais rien. Bref, ce que raconte un ouvrier sans instruction n'intéressera jamais un intellectuel comme vous. Rien à faire.

- Attendez. C'est extraordinaire, camarade Bao. C'est remarquable. La fève de soja et le tofu. Et aussi l'eau. Ça, c'est de la dialectique. Excellent. merki.gif infiniment.

- Quoi ?"

Bao était complètement ahuri.

"Je reprendrai contact avec vous", a dit le rédacteur en chef en se levant et en griffonnant à toute vitesse plusieurs lignes dans son calepin. "Je le ferai sans faute, maître ouvrier Bao."

Quelques jours plus tard, l'homme l'a appelé. Il y avait un court poème en première page du quotidien Libération :

"Telle fève de soja produit tel tofu.
Telle eau donne telle couleur.
Tel savoir-faire fabrique tel produit.
Telle classe parle telle langue."

Le nom du poète, imprimé plus gros, n'était autre que Bao Hong, et une note de la rédaction précisait : "Dans sa langue simple et imagée, le nouveau poète ouvrier Bao a parlé vrai et avec éloquence : la lutte des classes est partout. Les ennemis de classe ne changeront jamais de nature, et nous, la classe ouvrière, nous prouverons notre valeur dans tout ce que nous entreprenons et disons. Les deux premiers vers sont deux métaphores dont les images sont transposées dans la proposition suivante. Dans le canon des poèmes, ce recours à l'allégorie est appelé xing."

Le journal à la main, Bao est devenu aussi blanc que le tofu.

Un de ses camarades a plaisanté. "En ce temps de révolution et de construction du socialisme si riche en prodiges, même un morceau de tofu peut être miraculeux. Vous avez devant vous un poète ouvrier du tofu.

- Je ne suis pas un ouvrier du tofu", a protesté Bao. Il était devenu soudain écarlate, comme sous une couche trop généreuse de sauce au piment.

Ce court poème n'en a pas moins eu un énorme succès : il a été repris dans Le Quotidien du peuple et dans plusieurs autres journaux. Il fut l'un des poèmes de l'année à figurer dans le plus grand nombre d'anthologies.

Bientôt, les poètes ouvriers et paysans sont apparus en nombre, comme les pousses de bambou après une averse de printemps. Lectures et récitations de poèmes révolutionnaires à la gloire des Trois Drapeaux rouges foisonnaient. Un concours de poésie a été organisé sur la place du Peuple au centre de la ville, et Bao était assis dans la tribune du jury.

Il a lui-même présenté un distique héroïque :

"Un cri de nos ouvriers chinois des aciéries,
Et la terre doit trembler trois fois."

Après le concours, à la deuxième conférence sur la littérature et sur l'art de Shanghaï, le maire lui a serré la main.

Bao est devenu alors membre de l'Association des écrivains chinois, qui soutenait un nombre limité d'"écrivains professionnels" en leur payant un salaire équivalent à ce qu'ils gagnaient dans leur unité de travail. Bao nous a expliqué fièrement que c'était dans l'intérêt de la littérature et de l'art socialistes, afin qu'un ouvrier comme lui puisse se consacrer à l'écriture au lieu de devoir travailler de 8 heures à 17 heures à l'aciérie. Xin, président de l'association, écrivain et vétéran du parti qui avait participé aux Causeries de Yan'an, avait soutenu personnellement sa candidature.

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.



Qiu Xiaolong

*


Résumé

L'auteur de La Danseuse de Mao (éditions Liana Levi) campe ici un portrait très réaliste de la figure du poète ouvrier sous le règne du président Mao. Le sidérurgiste, repéré et lancé par un rédacteur en chef, est d'abord sidéré par ce qui lui arrive. Puis il s'habitue...


Article paru dans l'édition du 19.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Samedi 19 Juillet 2008 18h10
2. Bao, le poète ouvrier (1958), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 19.07.08 | 15h13 • Mis à jour le 19.07.08 | 15h13

Bao écrivait désormais à plein temps dans son tingzijian, dont la fenêtre munie d'un rideau donnait sur un évier collectif de l'allée. Les ménagères qui utilisaient l'évier ne pouvaient s'empêcher de se hausser sur la pointe des pieds pour jeter un coup d'oeil à l'intérieur. On voyait Bao le nez chaussé de lunettes en train de lire avec application, de prendre des notes, de feuilleter un gros dictionnaire qui occupait la moitié de sa table.

Il venait de moins en moins à nos conversations du soir à l'entrée de la cité. Quand il le faisait, il se mettait à parler comme un homme de lettres, lâchant des expressions telles que "réalisme révolutionnaire" et "romantisme révolutionnaire" qui brillaient autant que sa nouvelle dent en argent.

Plusieurs nouveaux poèmes ont bientôt paru dans les journaux. L'un d'eux disait :

"Nous, le prolétariat, ne pouvons pas avoir un coeur de tofu face à l'ennemi de classe."

L'expression a été aussitôt adoptée. Un autre poème d'humeur écrit pour dénoncer les intellectuels bourgeois est arrivé jusque dans les manuels scolaires :

"Ils ne sont pas du tofu puant -

Car non seulement leur odeur est puante,

Mais ils ont aussi le goût de pourri.

Oh, ils ne sont que de la merde.gif."

Puis, à l'occasion d'une conférence dans une université, Bao a rencontré une jeune étudiante qui adorait ses poèmes et qu'il a épousée. Tout s'est passé très vite, de façon tout à fait magique, comme avec la goutte de coagulant dans le lait de soja pour faire le tofu.

A peine l'allée avait-elle remarqué sa première visite que la jeune fille préparait déjà les repas dans la cuisine collective en tant que Mme Bao. Une telle rapidité n'était pas vraiment surprenante. C'était une époque où Mao disait que, dans la construction du socialisme, un jour équivaut à vingt ans.

L'étudiante avait toujours sur elle un calepin noir et un stylo rouge. Dès que Bao disait quelque chose d'inhabituel, elle le notait. On racontait qu'à plusieurs occasions elle avait réussi à transformer certaines remarques anodines en poèmes et à les faire publier comme les tout derniers chefs-d'oeuvre.

Un soir d'été, les nouveaux mariés étaient assis dehors et partageaient une grosse tranche de pastèque. Comme les autres épouses du quartier, Mme Bao a voulu conserver les pépins, qu'elle ferait frire ensuite pour les grignoter, mais il l'a arrêtée.

"Regarde cette pastèque, a-t-il dit en crachant le pépin dans sa paume. Pas sucrée du tout, toute pâle. Et regarde les pépins, très petits, très mal formés. Un tel pépin ne peut produire qu'une pauvre petite pastèque."

Elle a répondu en plaisantant tendrement : "Regarde-toi. Tous tes boutons ressortent comme des pépins de pastèque."

Elle n'a pas tardé à faire connaître un nouveau poème de lui, apparemment inspiré par le premier, qu'il avait composé quand il travaillait encore à l'aciérie.

"Tel pépin donne telle pastèque.

Telle plante produit telle fleur.

Tels gens font telles choses.

Telles classes parlent telles langues."

Le poème a encore accru le prestige de Bao. Il a surtout prouvé qu'il pouvait aller plus loin que l'image centrale du tofu, car les voisins avaient toutes sortes d'avis et d'interprétations quant à ses capacités à faire de la poésie comme du tofu. L'épouse rayonnait dans la gloire de l'époux.

On supposait à présent que son statut élevé l'amènerait à s'installer dans un meilleur quartier. Mais il n'en a rien été, et sa femme plaisantait sur la prédilection de Bao pour le feng shui de leur tingzijian. N'était-ce pas là que la chance avait tourné pour Bao ? Ainsi, un accord spécial a assigné à Bao une seconde pièce à l'étage, en sa qualité de poète ouvrier connu dans tout le pays. Sa femme a déclaré qu'il le méritait bien.

Les voisins ont commencé à l'appeler poète-ouvrier Bao, et, lors d'une de nos conversations du soir, il a répondu par un sourire tandis que la radio diffusait une nouvelle chanson. C'était sa dernière création, La classe ouvrière est l'épine dorsale de la Chine :

"Nous, la classe ouvrière, sommes l'épine dorsale du pays.

Nous marchons derrière notre président.

Le pays et le monde au coeur,

Nous marchons sans trêve sur la voie de la révolution.

Comptant sur nos propres forces, travailleurs,

Nous marchons sans trêve sur la voie de la construction.

Brandissant bien haut nos drapeaux rouges,

Nous avançons avec courage.

Nous sommes la locomotive de l'ère nouvelle."

Vieille Racine a remarqué :

"Comme on dit : quand la chance vient à vous, on ne peut pas l'arrêter.

- Logement, épouse et célébrité : quelle métamorphose par un coup de chance !, a renchéri Liu Quatz'yeux. Et tout ça grâce au tofu."

Vieille Racine a poursuivi avec un commentaire plus profond :

"Tofu ou pas, vous ne pouvez pas repousser votre chance, mais vous ne savez jamais quel sera le résultat final, les gars."

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

*

Résumé

Bao était venu à Shanghaï pour préparer et vendre du tofu, cette pâte de soja si populaire en Asie. Devenu ouvrier sidérurgiste, Bao a été repéré par un journaliste qui en a fait un poète ouvrier respecté. C'est l'époque où Mao encourage les masses à concurrencer les élites chinoises. Le président veut impérativement mettre en avant les écrivains et les artistes ouvriers et paysans. Bao, d'abord ahuri par son succès, se pique au jeu. Il écrit, attend l'inspiration et publie...


Article paru dans l'édition du 20.07.08


Ecrit par: P'tit Panda Lundi 21 Juillet 2008 23h36
"Cité de la Poussière rouge"

1. Une partie d'échecs chinois (1964), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 21.07.08 | 15h25 • Mis à jour le 21.07.08 | 15h25

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1964.

Après avoir essuyé les "trois ans de calamités naturelles", la Chine a fait de nouveaux progrès gigantesques dans la révolution et la construction socialistes. Mais, comme l'a fait remarquer le président Mao, au cours des quinze dernières années les associations d'écrivains et d'artistes et leurs publications n'ont pas assez appliqué la politique du parti et ont même glissé récemment vers le révisionnisme. Il est donc nécessaire de parler de la lutte des classes chaque année, chaque mois, chaque jour.

En octobre, la Chine a fait exploser avec succès sa première bombe atomique, et le gouvernement chinois a proposé de réunir une conférence internationale pour discuter de l'interdiction et de la destruction des armes nucléaires.

Sur le front international, le premier ministre Zhou Enlai a énoncé les fameux Cinq Principes de la coexistence internationale.

***

En 1964, Lihua a échoué à l'examen d'entrée à l'université.

Soyons juste, ses notes n'étaient pas mauvaises, et même légèrement supérieures au niveau requis, mais il était défavorisé. Dans la colonne "statut de classe" du formulaire de candidature, il avait dû écrire que son père, un ancien employé de bureau, avait eu des "problèmes historiques" - il avait milité dans une organisation étudiante associée au gouvernement nationaliste avant 1949. Une souillure politique - pas assez grave néanmoins pour que le vieil homme figure sur la liste noire de la nouvelle société - jetait une ombre sur l'horizon de Lihua.

Melong, un autre étudiant de la cité de la Poussière rouge, avait été admis à l'école normale de Shanghaï avec de moins bonnes notes, parce qu'il venait d'une famille ouvrière. La presse citait fréquemment une position du parti : "Le milieu familial compte, mais il n'est pas déterminant. Ce qui compte le plus, c'est la propre conduite politique des jeunes." On considérait toutefois en général que la deuxième phrase n'était là que pour la forme.

Ses parents ont quand même tenu à ce qu'il se représente l'année suivante, ou bien à ce qu'il commence à travailler dans un petit restaurant à la suite de la retraite anticipée de son père, qui y faisait la plonge du matin au soir depuis plus de vingt ans, debout devant un évier de ciment, les pieds dans des chaussures de caoutchouc. Lihua le voyait se débarrasser de ses chaussures dès qu'il rentrait chez lui, ses pieds trempés aussi livides que le porc gras salé du restaurant.

Il ne tenait guère à remplacer son père, mais ne mettait pas non plus beaucoup de coeur à réviser son examen, car il ne pensait pas qu'une nouvelle tentative changerait grand-chose. Résultat, il s'est sérieusement consacré aux échecs, histoire de tout oublier pendant quelque temps.

A raison de quatre ou cinq heures par jour devant l'échiquier, Lihua est devenu bientôt un joueur de très bon niveau à la Poussière rouge. Au cours d'une partie à l'extérieur, il a été découvert par Zhu Shujian, un maître chenu qui s'était retiré de l'équipe d'échecs de Shanghaï. Zhu a cru déceler de grandes qualités chez Lihua. Sans être prêt à le reconnaître déjà comme élève, il a commencé à l'emmener aux compétitions qui réunissaient les plus grands joueurs.

Lihua voyait là une possibilité de carrière bien plus tentante que celle de son père, à condition de réussir à entrer dans l'équipe de Shanghaï. L'échiquier lui offrait un monde différent, simple mais intéressant, rationnel, dans lequel seul comptait le calcul de chaque coup, comme dans un problème de mathématiques.

Un matin de juillet, Lihua a accompagné Zhu dans une petite rue pavée de la vieille ville, où un certain Wan Liang allait affronter plusieurs adversaires à la suite, hautement qualifiés eux aussi et réputés dans le milieu. Lihua avait déjà entendu le nom de Wan. Membre de l'équipe d'échecs de Shanghaï dans les années cinquante, classé deuxième dans un tournoi national plusieurs années plus tôt, il avait ensuite disparu soudainement de la scène.

La partie était organisée devant un débit d'eau chaude miteux au bout de la rue. Normalement, elle se déroulait à l'intérieur, où l'on pouvait boire, fumer, et parfois aussi manger. Le choix de l'extérieur était sans doute dû à la renommée de Wan, qui attirait un public très nombreux, et trois ou quatre Thermos d'eau chaude étaient alignées sur le trottoir. Le propriétaire du débit, un homme grassouillet appelé Han, était un amateur enthousiaste qui rayonnait de fierté.

Wan, homme émacié aux cheveux grisonnants, affichait un sourire permanent qui découvrait des dents jaunies par le thé et le tabac. Il se tenait à califourchon au bout d'un banc de bois, son adversaire assis à l'autre bout, l'échiquier placé entre eux. Un grand balai de bambou était posé contre le mur derrière Wan. Nu jusqu'à la ceinture, en simple short noir et socques de bois, il paraissait très mal nourri, ses côtes saillaient. En plein soleil, on aurait dit une planche à laver. La scène rappela à Lihua une expression shanghaïenne : "On pourrait jouer de la guitare à quatre cordes sur ses côtes."

Wan était un maître, il exécutait sans effort une manoeuvre stratégique qui aurait pris à Lihua vingt minutes de réflexion, mais ce dernier était étonné par ses manières. Il n'avait rien d'un professionnel, du moins tels que Lihua se les imaginait. Il posait ses pieds nus alternativement sur le banc. Il attrapait sa plante de pied dans une main, tenant de l'autre une énorme boulette de riz gluant, sans voir qu'il avait un grain collé sur le bout du nez.

De plus, Wan applaudissait à ses propres coups et critiquait bruyamment ceux de son adversaire. Et le public l'accompagnait de commentaires, de jurons et de rires. Wan semblait s'exciter de plus en plus. Il pimentait la partie avec des sarcasmes, empêchant ainsi son adversaire de se concentrer.

"Mon cheval, c'est vraiment un cheval qui galope dans le ciel, mais la position de ton soldat empeste comme une crotte de chien, disait Wan avec des mouvements de la tête. Ta façon de déplacer ta pièce, c'est comme si un aveugle montait un cheval aveugle le long d'une falaise abrupte par une nuit d'orage. Oh, tu dois avoir la tête farcie de paille !"

(A SUIVRE)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*

Résumé

Dans cette nouvelle, il est beaucoup question des échecs. Le jeu chinois se compose de 16 pièces : un général, deux mandarins, cinq soldats, deux éléphants, deux chevaux, deux chariots et deux canons. Mais Qiu Xiaolong s'intéresse bien davantage à ses personnages, le jeune impétrant Lihua et l'impétueux Wan, et au contexte historique, comme dans son dernier roman, La Danseuse de Mao, paru aux éditions Liana Levi.


Article paru dans l'édition du 22.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Mercredi 23 Juillet 2008 16h51

"Cité de la Poussière rouge"


2. Une partie d'échecs chinois (1964), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 22.07.08 | 13h59 • Mis à jour le 22.07.08 | 13h59

Lihua se sentait de plus en plus mal à l'aise. Dans plusieurs années, s'il possédait les qualités et travaillait beaucoup, il serait peut-être capable de jouer avec autant de brio que Wan, et même devenir membre de l'équipe de Shanghaï. Et alors ?

Un véritable Don Quichotte. Lihua s'est souvenu tout à coup du personnage dont il avait lu l'histoire, un vieil homme dépouillé de sa belle armure, tenant une lance brisée, livrant des batailles successives avec une dignité imaginaire.

Wan était quand même un très grand joueur, et sa tactique dépassait l'échiquier. Elle exerçait une pression intolérable sur son adversaire, qui s'embrouillait et faisait des fautes. Les parties se terminaient toutes en moins de dix minutes.

Lihua ne savait pas comment était organisée la compétition. Chaque adversaire semblait avoir l'occasion de jouer une ou deux parties contre Wan. L'autre côté du banc était sans cesse occupé par de nouveaux venus. Finalement, il n'est plus resté qu'un concurrent, un homme robuste du nom de Pan, chauve, avec de gros sourcils et un air décidé dans ses petits yeux brillants.

Pan jouait lentement, avec entêtement, réfléchissant longtemps avant chaque coup, loin du style désinvolte de Wan. Et ce dernier a commencé à manifester son impatience par toutes sortes de mimiques, en pianotant sur le bord de l'échiquier, en soufflant dans sa tasse, en se tournant pour regarder la pendule à l'intérieur du débit d'eau chaude.

Alors que Pan tenait son canon en l'air en se demandant depuis plusieurs minutes où il allait tirer, Wan a dit : "En avant, attaque, Ami'er." C'était une allusion plaisante à un film, Le Visiteur des montagnes de glace, où Ami'er est un jeune homme naïf trop timide pour exprimer son amour. Le public a éclaté de rire. Pan est devenu tout rouge et a placé son canon de façon surprenante.

Wan s'est levé brusquement et s'est éloigné en emportant son balai de bambou avec cette phrase lapidaire : "Je dois y aller", et il s'est précipité de l'autre côté de la rue. Zhu a déclaré : "On fait une pause d'une demi-heure."

Lihua fut le seul à rester perplexe. C'était pourtant pour le moins impoli de la part de Wan de partir au milieu d'une partie. Se pouvait-il qu'il doive à son tour réfléchir longuement à sa contre-attaque ? C'était peut-être un moyen de sauver la face puisqu'il n'avait cessé de pousser Pan à jouer vite.

Wan est revenu environ vingt minutes plus tard, a jeté le balai de bambou dans un bruit de lance brisée et a menacé le général de Pan avec son chariot comme s'il n'avait même pas réfléchi. C'était une contre-attaque superbe qui a immédiatement changé le cours de la partie. Pan transpirait abondamment, la figure rouge et les doigts tremblants.

Wan a reniflé très fort. "Qu'est-ce que c'est que ça ? Ça pue le melon d'hiver."

Lihua ne sentait rien. En regardant autour de lui, il a remarqué qu'un curieux tenait un bol de riz humide à la main, mais n'y a pas vu de melon d'hiver fermenté. Lorsque les autres se sont esclaffés, il a compris que c'était encore une remarque insultante sur le savoir-faire de Pan.

C'en était trop pour Pan.

"Pour qui tu te prends, Wan ? N'oublie pas ton statut de "mauvais élément" ! En tant qu'ennemi de la société socialiste, tu es tout juste bon à balayer la rue comme un chien, la queue entre les jambes. Comment tu oses faire le malin après deux ans de prison ?"

Wan a blêmi, il tremblait comme une feuille.

Zhu s'est interposé. "Allons, Pan. Un jeu n'est qu'un jeu. Ne parle pas comme ça.

- Pisse et regarde si le reflet de ton cul.jpg puant est aussi propre que ça ! Avant la libération de 1949, tu jouais pour un chef de guerre, Zhu." Pan écumait, les veines de ses tempes gonflaient, tortillées comme des vers. "Tu crois que les révolutionnaires ne le savent pas ? C'est la dictature du prolétariat, maintenant !"

Zhu est resté muet sous l'outrage. Han, le propriétaire du débit d'eau chaude, s'est approché de Pan en tenant une tasse de thé chaud. "Ecoute-moi, Pan. Tout de même, nous sommes devant ma boutique...

- Ecouter qui ? Un petit boutiquier ! Ton statut de classe est à peine moins noir que celui de Wan. Occupe-toi de ton foutu débit d'eau chaude !

- Tu mords comme un chien enragé aujourd'hui. Est-ce que je t'ai jamais fait payer ton thé pendant toutes ces années ? Même un chien sait frétiller de la queue en signe de reconnaissance."

Han aussi était furieux, il a fracassé la tasse de thé contre le bord du trottoir. "Qu'est-ce qu'il a, mon statut de classe ? Mon fils est soldat dans l'Armée populaire de libération !"

Pan, hors de lui, a renversé l'échiquier d'un mouvement violent. Toutes les pièces ont roulé à terre, comme autrefois les soldats dans la retraite désastreuse de la bataille de Feishui...

Après avoir quitté, seul, le débit d'eau chaude, Lihua ne s'est pas rappelé comment s'était terminé le fiasco. Il n'a pas cherché à réétudier la partie coup par coup comme il le faisait d'ordinaire.

Ce soir-là, il a décidé de ne pas se représenter à l'examen d'entrée à l'université. Il a repris le poste de plongeur de son père dans le petit restaurant.

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Mais qui est donc Wan, ce virtuose du jeu d'échecs chinois, pour se permettre de traiter avec la plus grande désinvolture ses adversaires ? Qui lui permet de railler son partenaire en dévalorisant ses pièces (le général, le mandarin, le soldat, le canon, le chariot, etc.) ? Voilà ce que se demande le jeune joueur Lihua, qui assiste à cette partie quand Wan s'exclame : "Mon cheval, c'est vraiment un cheval qui galope dans le ciel, mais la position de ton soldat empeste comme une crotte de chien. Ta façon de déplacer ta pièce, c'est comme si un aveugle montait un cheval aveugle le long d'une falaise abrupte par une nuit d'orage. Oh, tu dois avoir la tête farcie de paille !"


Article paru dans l'édition du 23.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Mercredi 23 Juillet 2008 16h54
1. Combats de criquets (1969), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 23.07.08 | 14h57 • Mis à jour le 23.07.08 | 15h23

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1969. Cette année, notre parti et notre peuple ont remporté de grandes victoires dans la révolution culturelle.

Au neuvième congrès national du Parti communiste chinois, qui s'est tenu sous la présidence de notre grand dirigeant Mao, son compagnon d'armes et successeur a présenté le rapport politique confirmant la théorie et la pratique de la révolution culturelle. Un nouveau bureau politique s'est constitué.

La Chine a effectué avec succès son premier essai nucléaire souterrain.

***

L'été 1969, dans un recoin au fond de la cité de la Poussière rouge, le soir tombait dans la joyeuse effervescence des combats de criquets. On apportait son pot à criquet en terre cuite, et on s'accroupissait en cercle pour regarder les insectes se battre. Après une bataille acharnée, le criquet vainqueur chantait en grattant ses ailes au milieu du pot, tandis que le vaincu tournait en rond et essayait de s'échapper. Les propriétaires des bestioles et les spectateurs criaient des encouragements et des menaces, comme si le destin du monde dépendait de l'issue du combat dans le pot.

J'allais à l'école primaire, et même si je restais littéralement collé des heures à ce recoin de la Poussière rouge, j'étais trop jeune pour avoir un criquet. Aucune chance que mes parents me permettent d'aller en capturer un dans les faubourgs. Ils n'aimaient pas ces combats parce qu'on y pariait, mais ils acceptaient que j'y assiste : au moins, je restais dans la cité.

Un soir de cet été-là, Cousin Min m'a fait cadeau d'un criquet qu'il avait attrapé dans un cimetière de Qingpu. Il l'avait appelé Grand Général. Il n'était pas très grand, mais très noir, ses mandibules gigantesques occupaient le tiers de sa tête, elles luisaient au soleil comme deux haches. Les gens croyaient à l'esprit de la terre : tout ce qui grandissait dans le cimetière devait avoir acquis son esprit yin. Ça devait être un sacré criquet.

J'ai demandé à Min pourquoi il avait voulu me le donner.

"Je n'ai pas le temps. Nous devons nous battre pour le président Mao."

C'était la quatrième année de la révolution culturelle. Le vieux système de gouvernement s'était effondré, les gardes rouges avaient pris le pouvoir, et leurs intérêts divergeaient. Chaque faction se disait loyale au président Mao et dénonçait la trahison des autres. Les différentes organisations s'étaient affrontées d'abord avec des mots, ensuite avec des pierres ou des couteaux, et finalement avec des fusils.

Je n'y comprenais pas grand-chose, et ça ne m'intéressait pas. Mais c'était la première fois que je possédais un criquet. Quel prestige d'avoir un tel trésor ! Les gens me parlaient comme à un égal, parfois ils faisaient tout pour être gentils, notamment quand ils voulaient que mon Grand Général se batte contre leurs criquets. J'ai acquis beaucoup de connaissances concernant ces combats. Par exemple comment choisir sa nourriture, faire un abri provisoire en bambou, améliorer son habitat, tailler une baguette de jonc pour l'aiguillonner et garder le pot au chaud par temps froid...

Le Grand Général a fait de la cité un monde nouveau pour moi. Ayant absorbé l'énergie infernale du cimetière, il attaquait ses adversaires comme un diable : il arrachait les pattes, fendait les mâchoires et ouvrait les ventres dans l'arène pourpre du pot de terre.

Le premier jour où je l'ai fait combattre, il a vaincu cinq criquets à la suite, battant le record de la Poussière rouge. Et il recueillait toujours beaucoup d'applaudissements - moi aussi - avec ses mandibules qui luisaient au soleil et ses belles ailes. Il avait sous l'aile gauche un petit point orange qui ressemblait au grain de beauté sur le menton du président Mao, mais je savais qu'il valait mieux ne pas en parler aux autres.

Un criquet est vraiment la créature la plus impénétrable au monde, comme si elle était née pour se battre - pour son maître, devrais-je ajouter. Je lui ai donné en secret un nom plus long : Invincible Grand Général Li Yuanba, nom du héros du Roman des Sui et des Tang. Petit, basané, brandissant deux haches comme de gigantesques montagnes, Li Yuanba coupe ses ennemis en deux pour le plus grand avantage de l'empire Tang. C'est exactement ce que faisait mon Grand Général.

Bientôt, après avoir soumis tous ses rivaux de la Poussière rouge, il a défié hors du quartier d'autres criquets renommés. Sa réputation s'est répandue partout. Un illustre vétéran de ce type de combats est venu du district de Yangpu pour le voir.

Naturellement, j'étais impatient de raconter ces victoires à Min, mais chez lui, Tante Xiuxiu m'a dit qu'il devait rester dans son école.

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*

Résumé

Le tout jeune narrateur est comblé par le cadeau de son cousin : un criquet. Un criquet puissant et combatif auquel il donne le surnom de Grand Général. Cela pourrait n'être qu'un jeu d'enfant passionné. Mais ce jeu, sous la plume de Qiu Xiaolong, fait écho aux vrais combats armés de son cousin, jeune garde rouge prêt au sacrifice pour le président Mao.



Article paru dans l'édition du 24.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Jeudi 24 Juillet 2008 16h55

"Cité de la Poussière rouge"


2. Combats de criquets (1969), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 24.07.08 | 14h54 • Mis à jour le 24.07.08 | 14h54

Le quartier général de son organisation de gardes rouges, Orage révolutionnaire, était attaqué par l'organisation rivale, Chassons les tigres et les léopards, qui bénéficiait du soutien d'une organisation rebelle de la police locale. J'ai demandé à Tante Xiuxiu de dire à Min que le Grand Général se battait de façon admirable.

Le lendemain, cependant, le Grand Général a perdu face à un criquet inconnu sorti d'une boîte de bambou, autant dire un criquet de troisième catégorie. C'était totalement inexplicable.

Comme dit le proverbe, c'est courant pour un général d'être vainqueur ou vaincu. Pour la plupart, les criquets pouvaient reprendre le combat en une ou deux heures, mais ce n'était pas le cas de mon général. J'avais beau essayer de le titiller avec la baguette de jonc, il refusait de combattre de nouveau. Honteux et surpris, je le voyais s'éloigner simplement de tout adversaire sans même montrer ses mandibules. S'il était coincé, il sautait du pot de terre cuite comme un pauvre couard.

Le Grand Général n'a pas tardé à se faire huer par tous les propriétaires de criquets. Et je suis redevenu un gamin insignifiant. Peu d'adultes me parlaient encore dans la cité. Désespéré, j'ai consulté un gourou des criquets, qui m'a donné plusieurs conseils.

Suivant ses indications, j'ai d'abord essayé de l'affamer. Le principe était simple. Quand on a faim, on est prêt à se battre pour manger - n'importe quoi. Le cannibalisme s'applique aussi aux criquets. Mais ça n'a pas marché. Dès que j'ai mis le Grand Général dans le pot d'un adversaire, il s'est précipité sur les restes de riz comme un mendiant avant de courir se mettre à l'abri.

J'ai continué avec l'expérience du régime au poivre rouge. Le poivre était censé rendre ses mandibules acérées, brûlant d'envie de se planter dans son ennemi. Ça n'a servi à rien non plus.

Finalement, j'ai eu recours à la technique de la "résurrection". J'ai noyé le criquet dans un bol d'eau et je l'ai mis à sécher au soleil jusqu'à ce qu'il revienne petit à petit à la vie. J'ai répété l'opération de noyade et de résurrection plusieurs fois. Ce traitement extrême devait, comme le Styx, effacer de son cerveau le souvenir de la défaite. Une fois, j'ai laissé le criquet sous l'eau un peu trop longtemps, et quand je l'ai repêché, son ventre paraissait gonflé. Le Grand Général a pourtant réussi à revenir à la vie.

Pendant que j'étais penché sur le criquet en train de ressusciter, Tante Xiuxiu est venue me chercher. Elle s'inquiétait pour Min. Son école était encerclée par Chassons les tigres et les léopards, et le téléphone était coupé. Min résistait toujours, dans le quartier général, avec plusieurs de ses camarades. Elle n'avait pas de nouvelles de lui depuis plusieurs jours. Je l'ai rassurée de mon mieux avant de courir au combat de criquets prévu dans l'après-midi.

Après sa dernière résurrection, le Grand Général ne manifestait toujours aucun esprit combatif. En dernier recours, je l'ai lancé en l'air. D'après mon gourou, c'était un traitement de choc dont les effets étaient les mêmes que ceux de la résurrection, visant à transformer par la commotion une tête de lâche en casque guerrier. J'ai été étonné de voir le Grand Général s'échapper de nouveau hors du pot. Dans ma hâte de le recouvrir avec ma main, je lui ai cassé un petit bout de patte.

"Maintenant, il est vraiment en colère", a constaté mon gourou.

Le Grand Général s'est en effet mis à cogner son adversaire avec une puissance phénoménale, lui coupant la moitié de la tête dès le premier round. Il a arraché une patte d'un deuxième ennemi, et cassé la mâchoire d'un troisième dans le même pot. Les applaudissements ont éclaté tout autour, mais je commençais à m'inquiéter. Le Grand Général était désavantagé. Des jours de jeûne, le régime au poivre et le traitement par la résurrection, tout ça allait peser lourd. Lors de l'engagement contre le Diable noir, son cinquième adversaire, le Grand Général a titubé. L'une de ses pattes, brisée, saignait sans doute déjà sans qu'on le voie. Bien que boiteux, il s'obstinait à tenir bon. J'étais sur le point d'abandonner pour le bien de mon criquet, mais c'était contraire au règlement. Leurs mandibules se sont encastrées, le Diable a retourné le Grand Général sur le dos. Avant qu'il ne se relève, il lui a planté les mandibules dans le ventre. Au moment de rendre son dernier soupir, le Grand Général a ouvert et fermé la bouche dans un mouvement convulsif en tentant courageusement d'attaquer.

Ce soir-là, un pot vide à la main, seul dans un coin, j'ai pleuré en voyant la petite tache noire inerte dans le soleil couchant.

Quelques heures plus tard, j'ai appris que Min avait été tué au cours d'un assaut de Chassons les tigres et des léopards. Face à des forces supérieures en nombre, il avait été le dernier à tomber et s'était battu jusqu'au bout, armé d'un couperet. Eviscéré, il serrait encore dans sa main mutilée les Citations du président Mao Zedong à couverture rouge...

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008
Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.



Qiu Xiaolong

*


Résumé

Un enfant a donné à son criquet le surnom de Grand Général. Et de fait, ce criquet gagne tous les combats organisés dans un coin de la cité de la Poussière rouge. Avec une grande régularité, Grand Général massacre tous ses adversaires, pour la plus grande gloire du gamin, qui a observé que son criquet avait sous l'aile un point orangé semblable au célèbre grain de beauté sur le visage du président Mao.



Article paru dans l'édition du 25.07.08


Ecrit par: P'tit Panda Vendredi 25 Juillet 2008 17h56
"Cité de la Poussière rouge"


1. La visite du président Nixon (1972), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 25.07.08 | 15h53 • Mis à jour le 25.07.08 | 15h53

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1972. Encore une année pleine de grandes victoires de la révolution culturelle.

En février, le président américain Nixon est venu en Chine. Il a rencontré Mao et Zhou. La Chine et les Etats-Unis ont publié le communiqué de Shanghaï, qui affirme qu'il n'y a qu'une Chine et que Taïwan en fait partie.

En septembre, le premier ministre japonais Kakuei Tanaka est venu en Chine. Les gouvernements chinois et japonais ont fait une déclaration conjointe établissant des relations diplomatiques entre les deux pays.

***

L'année 1972 a commencé par des événements difficiles à comprendre à la Poussière rouge, notamment pour des élèves de l'école élémentaire tels que nous. A commencer par le devoir politique d'accueillir le président américain Richard Nixon. Dans notre manuel scolaire, nous n'avions jamais rien trouvé de positif sur les Américains impérialistes, dont on nous enseignait qu'ils étaient l'ennemi numéro un de la Chine. Comment les choses avaient-elles pu changer du jour au lendemain ? Nous avons questionné nos parents, qui se sont révélés tout aussi troublés.

Le comité de quartier a donc jugé nécessaire d'expliquer aux résidents de la cité la signification historique de cette visite. Au bout de deux heures de réunion, nous étions toujours autant dans le brouillard. En tout cas, que nous comprenions ou pas, nous devions suivre toute décision stratégique de notre grand dirigeant, le président Mao.

La Poussière rouge était sur la liste des secteurs considérés sensibles sur le parcours du président vers le Bund ou le Bazar du temple du dieu protecteur de la ville. Les autorités de Shanghaï avaient étudié et réétudié les mesures de sécurité.

Tout d'abord, il fallait écarter tous les facteurs potentiels de troubles. Exercer une surveillance vigilante des ennemis de classe, soit les cinq "classes noires" - propriétaires fonciers, paysans riches, réactionnaires, mauvais éléments, droitiers - ainsi que les capitalistes : le comité de quartier les a tous mis comme des crabes ligotés dans le même panier, à savoir la pièce arrière du bureau du comité. Ils n'ont pas été autorisés à en sortir une seule minute jusqu'à ce qu'on les libère.

Bien entendu, cette mesure à elle seule ne suffisait pas. A ce moment crucial de la révolution culturelle, on pouvait craindre des tentatives de sabotage de la part du KGB ou de la CIA. Le camarade Jun et le camarade Yin, deux cadres du parti permanents du comité, allaient patrouiller dans la cité de la Poussière rouge comme deux soldats mécaniques, à l'affût de tout étranger suspect qui pourrait rôder à l'intérieur ou à l'extérieur.

La cité a été divisée en quatre sections, chacune surveillée par un membre non permanent du comité, l'entrée principale étant gardée par Vieux Fang le Bossu, dans le rôle de l'esprit pourfendeur de démons figurant sur les portes traditionnelles.

Mais la cité devait faire face à des responsabilités bien plus compliquées. D'abord, les fauteurs de troubles potentiels ne se limitaient pas nécessairement aux ennemis de classe. Une foule de curieux pouvait former une vague humaine pour apercevoir les Américains - un désastre politique, car ce serait interprété comme un signe indiscutable de l'intérêt de la Chine pour l'Occident. Cela équivaudrait à perdre la face. Les résidents ont donc reçu l'ordre de ne pas sortir de la cité, à moins d'y être autorisés par le comité de quartier.

Par ailleurs, le président Nixon était censé découvrir une belle ville, propre et prospère : par exemple, les mendiants dans les rues devaient devenir invisibles. En bref, l'ordre était de suivre à la lettre les instructions des instances du parti.

Pour assurer le succès de l'opération, le gouvernement du district avait nommé le commissaire Liu coordinateur mobile, chargé de patrouiller dans un secteur de plusieurs quartiers, dont celui de la Poussière rouge. Fraîchement rendu à la vie civile après avoir été chef d'une section de reconnaissance à la frontière vietnamienne, Liu paraissait le plus qualifié pour cette mission. Dès 9 heures du matin, équipé d'un talkie-walkie et d'un brassard rouge, il devait patrouiller dans tout le secteur, effectuer des contrôles avec les agents de sécurité placés ici et là et communiquer les dernières informations. Il était également chargé de la coordination avec la police municipale et les autorités supérieures, et devait tenir les comités de quartier au courant du déroulement de la journée ou de tout changement de programme. Quand les Américains seraient rentrés à l'hôtel, à 3 heures de l'après-midi, Liu viendrait annoncer la levée de l'état d'alerte.

Tout ça ne nous aurait pas beaucoup affectés si le commissaire Liu n'avait fait une suggestion. A son avis, non seulement les enfants des écoles maternelles mais aussi ceux des écoles primaires présentaient des dangers imprévisibles. Les maîtres ne pourraient peut-être pas faire tenir tranquilles tous les petits gardes rouges dans les classes. Les parents ont donc été avertis de devoir surveiller leurs enfants de moins de 10 ans, soit en restant avec eux à la maison, soit en les confiant à la garde collective du comité de quartier. Résultat, un groupe d'enfants de la division 3 de la Poussière rouge, dont j'étais, a été rassemblé chez Lulu sous la responsabilité de sa grand-mère. Ce choix reposait sur le fait que son fils était un cadre du parti.

Ça n'était pas grand, chez Lulu. Une pièce de 15 mètres carrés où se tassaient trois lits, pour les trois générations qui cohabitaient, plus les autres meubles.

Ce jour-là, nous étions neuf enfants serrés comme des sardines. J'ai aperçu un transistor sur la table de nuit, mais Grand-Mère avait l'ordre de ne faire aucun bruit. Alors Qiang et moi avons engagé une partie d'échecs par terre entre deux lits. Lulu a fait un très joli papier découpé rouge représentant l'idéogramme Loyal avant de danser avec, devant, le portrait du président Mao. Elle voulait tellement manifester sa loyauté qu'elle a fait un faux pas en sautant et a écrasé les pièces d'échecs.

Grand-mère nous a conseillé de lire nos livres de classe, sans savoir que nous n'avions que les citations du président Mao Zedong, que nous connaissions déjà presque par coeur. Je lui en ai récité une, très appropriée à la situation : "S'armer de résolution, ne reculer devant aucun sacrifice et surmonter toutes les difficultés pour remporter la victoire."

Nous comptions sur cette victoire à 3 heures. Mais dès avant midi le temps a commencé à nous peser, autant que les tableaux noirs pendus au cou des ennemis de classe.

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Recevoir le président des Etats-Unis en grande pompe ? Rien de moins évident pour des Chinois qui ont appris à détester les "chiens impérialistes" dans les années 1970. Pour le narrateur et ses petits camarades, la visite de Richard Nixon va surtout prendre la forme surprenante d'une séquestration.



Article paru dans l'édition du 26.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Samedi 26 Juillet 2008 17h29
2.La visite du président Nixon (1972)

LE MONDE | 26.07.08 | 14h11 • Mis à jour le 26.07.08 | 14h11

Pour le déjeuner, nous avons eu chacun une brioche à la vapeur farcie au porc et aux légumes. Mais ça n'a rien changé au fait que nous étions entassés dans une petite pièce étouffante, fenêtre fermée. Jin Tête de porc s'est mis à tousser, le poing devant la bouche. Petit Singe Xu a attrapé le hoquet. Pour étouffer ce concert inopportun, Grand-Mère a collé du papier adhésif autour de la fenêtre et tiré le rideau, ce qui nous a donné encore davantage l'impression de cuire.

La situation était aggravée par un détail auquel je n'avais encore pas pensé. Il n'existait pas de toilettes privées dans la cité. J'ai trouvé terrible de me soulager dans une pièce remplie de filles de mon âge, malgré la cloison prévue à cet effet.

Finalement, il fut presque 2 heures. Grand-mère a marmonné que le commissaire Liu arriverait sûrement bientôt pour nous donner des nouvelles. Si les Américains étaient déjà passés, le niveau de l'état d'alerte baisserait. Grand-Mère a regardé par la fenêtre, mais elle n'a vu que Vieux Fang le Bossu, toujours accroupi à l'entrée de la cité, immobile ; de loin, il ressemblait plutôt à un chat.

L'histoire que Poulain Ba nous a racontée sur l'assassinat d'un autre président américain a inquiété Grand-Mère. Nous ne savions pas jusqu'à quel point elle était vraie. Le père de Poulain Ba était un "mauvais élément" - il se trouvait à ce moment même dans le bureau du comité de quartier - qui s'était attiré des ennuis en écoutant La Voix de l'Amérique.

La tension grandissait dans la pièce, et aussi dans la cité. Grand-Mère regardait toujours par la fenêtre. Bientôt, l'incertitude est devenue presque insupportable. Mais toujours pas un caquètement de poulet, pas un pleur de bébé, pas un bond de chat. La Poussière rouge retenait sa respiration comme dans l'attente d'une résurrection. J'ai demandé s'il se pouvait que le commissaire Liu se soit perdu, mais les autres ont exclu cette éventualité. Le commissaire Liu était un cadre du parti expérimenté sur lequel on pouvait compter.

Quand la grande aiguille de la vieille pendule a marqué 3 heures et demie, Grand-Mère a été prise de panique. Il avait dû se passer quelque chose. Lulu a allumé la radio. Pas d'informations spéciales. Normalement, les nouvelles sur la visite d'un hôte étranger distingué n'étaient pas diffusées avant 7 heures le soir. Elle s'est portée volontaire pour aller se renseigner au comité de quartier, mais Grand-Mère n'a pas voulu la laisser sortir. Nous ne devions rien faire jusqu'à l'arrivée du commissaire Liu, même si, d'après les prévisions, tout aurait dû être terminé depuis une demi-heure.

Grand-Mère ne pouvait plus contrôler son anxiété. Elle avait une autre responsabilité : préparer le dîner pour sa famille. Très ponctuelle, elle devait commencer à cuisiner vers 4 heures, faute de quoi elle considérait sa journée comme totalement chamboulée. En plus, elle sentait venir une crise d'asthme, qui aurait pu tout aussi bien être provoquée par le manque d'air dans la pièce que par l'impossibilité de préparer le dîner. Ses lèvres sont devenues livides. Elle avait besoin de sortir prendre l'air, mais ses responsabilités politiques exigeaient qu'elle reste avec nous. Elle nous a surpris en tirant du placard un bouddha en terre cuite qu'elle y avait caché, et en le serrant contre elle. "Revenez, commissaire Liu. Ô Bouddha, je t'en prie, permets-nous de cuisiner, de tousser et de nous en tirer."

A des kilomètres de la Poussière rouge, le commissaire Liu n'a rien entendu de ce message désespéré, car au restaurant Les Vagues vertes, situé près du pont des Neuf Zigzags, au bazar du temple du dieu protecteur de la ville, il venait enfin d'apercevoir la jolie serveuse qui était en passe de devenir une légende.

Les Américains étaient arrivés plus tôt dans l'après-midi dans ce restaurant célèbre pour ses spécialités shanghaïennes. Le président Nixon avait dû en être très satisfait : il avait serré la main à une jeune serveuse et l'avait déclarée "délicieuse", tout en se léchant les babines devant une brioche farcie à la soupe au porc et au crabe. L'interprète avait fort bien traduit le compliment. L'adjectif était une révélation. Telle la baguette magique des contes de fées, il a illuminé la serveuse, qui portait des sandales en plastique transparent comme du verre.

Plusieurs journalistes se sont jetés sur le seul téléphone public du restaurant pour transmettre la nouvelle, qui s'est répandue avec force nouveaux détails et modifications. Dans l'une des versions, le président Nixon avait oublié de mordre dans la brioche en voyant la serveuse. Dans une autre, il mordait dedans, mais avec une telle violence que la soupe jaillissait et qu'à côté de lui son épouse protestait. Toutes les versions s'accordaient sur le fait que la serveuse était d'une beauté incomparable.

A l'instant où le président américain a quitté le restaurant, la foule s'est précipitée de partout. La serveuse était à présent debout derrière une vitrine et découpait avec un couteau aiguisé, sur un énorme billot, du porc laqué croustillant, du poulet au sel et une tête de poisson fumé. Elle avait les joues roses - probablement à cause du compliment de l'Américain, tout en ignorant l'effet que celui-ci avait produit dans toute la ville. Les curieux avaient une bonne excuse pour se trouver là : rapporter chez eux des plats préparés après une journée de travail. Une longue file d'attente s'est formée pour voir la fille "délicieuse" à travers la vitre. Quand le commissaire Liu est arrivé en courant, il a dû attendre son tour, avançant avec la file centimètre par centimètre. Enfin, au bout d'une heure, le commissaire a atteint la petite ouverture dans la vitrine. La fille découpait un canard laqué à la pékinoise, dont l'huile gouttait encore du croupion cousu. Une mouche irisée suçait la sauce collante sur son orteil rond et nu, aussi appétissant que les bouchées aux coquilles Saint-Jacques au banquet donné en l'honneur du président américain.

Le brassard rouge en boule dans sa poche, le commissaire Liu nous avait oubliés.

Nous n'en avons rien su ce soir-là ni le lendemain matin de bonne heure. L'information n'est parvenue qu'après 9 heures, quand le comité de quartier a téléphoné au gouvernement du district. Les détails de l'épisode n'ont été connus que bien plus tard, lorsque le camarade Liu (ayant perdu son titre de commissaire en raison de sa "négligence impardonnable au cours d'une mission politique") a été autorisé après la révolution culturelle à épouser la serveuse (qui depuis le Watergate n'était plus une "déesse de la ville"). Entre-temps, j'avais commencé des études d'aéronautique.

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 27.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Lundi 28 Juillet 2008 17h11
"Cité de la Poussière rouge"

Des comprimés et une photo (1976), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 28.07.08 | 15h25 • Mis à jour le 28.07.08 | 15h25

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1976. Cette année a été marquée par des événements importants pour la Chine.

En janvier, le premier ministre Zhou Enlai est décédé. Plus d'un million de personnes lui ont rendu hommage dans les rues de la capitale et ont exprimé leur chagrin. Sur la proposition du président Mao, Hua Guofeng a été nommé premier ministre en exercice.

En avril, les manifestations populaires à la mémoire du bien-aimé premier ministre Zhou ont été condamnées comme contre-révolutionnaires, et réprimées par la force. Deng Xiaoping a perdu tous ses titres et ses fonctions en dehors du parti.

En juin, Zhu De, président du comité permanent de l'Assemblée nationale populaire, est décédé à l'âge de 90 ans. La ville de Tangshan a été frappée par un séisme d'une magnitude de 7,8 sur l'échelle de Richter, qui a tué plus de 242 000 personnes.

En septembre, Mao Zedong, président du Parti communiste chinois, est mort.

En octobre, les instances du Parti ont pris une mesure radicale en arrêtant la "bande des quatre" dirigée par Mme Mao. Le comité central du parti a nommé Hua Guofeng président du comité central et de la commission des affaires militaires. La Chine a finalement tourné la page de dix ans de révolution culturelle désastreuse.

***

Un après-midi d'été de 1976, il était plongé dans une discussion interminable avec d'autres gardes rouges à propos d'un long poème à la gloire du président Mao. Mais ce qu'il voulait, c'était impressionner Jianyin, une jolie fille du groupe. A cette époque-là, les jeunes n'avaient le droit de parler entre eux que de Mao et de la révolution culturelle, et il était exclu qu'ils sortent ensemble.

Le poème était difficile à composer, et il peinait sur un refrain, "Longue, longue vie au président Mao, longue vie", essayant de faire rimer "vie" avec "conflit" et "sévi", mais un autre n'était pas d'accord et assurait que ces mots ne respectaient pas assez la structure du poème. C'était un problème épineux. Il fut surpris que Jianyin le soutienne en affirmant que les rimes n'avaient aucune importance en soi. C'était une aide aussi providentielle qu'un chariot de charbon en hiver.

Plus tard, il fut encore plus surpris de trouver une petite photo d'elle tombée de son sac : une garde rouge enthousiaste avec son brassard éclatant au soleil, un insigne doré de Mao sur sa jeune poitrine. Simple coïncidence ? Il préféra ne pas se poser de questions pour le moment, ou du moins ne pas se demander s'il devait ou non lui rendre la photo.

Il est allé au parc du Bund retravailler le poème en fumant et en remuant son café noir, soucieux d'être dans la "ligne politique juste". C'était réellement compliqué. Il se creusait la cervelle pour trouver des rimes à "vie" et pensait au sourire de Jianyin sur la photo. Après avoir avalé trois tasses de café, il a soudain eu la tentation irrésistible d'utiliser les mots "meurt" et "décède", qui ne rimaient même pas. Il était presque sur le point de crier un blasphème contre-révolutionnaire. Couvert de sueur, il s'est mis à trembler comme une feuille et a enfoncé son poing dans sa bouche comme s'il luttait contre un affreux mal de dents.

Il a quitté le parc au pas de course et s'est précipité chez lui, honteux, prendre une poignée de tranquillisants dans l'armoire à pharmacie. Sans les compter, il les a avalés comme s'il ne devait pas y avoir de lendemain, avant de perdre connaissance.

Il s'est réveillé à midi, encore secoué comme un épouvantail effrayé, bien que la terrible tentation ait disparu. Mais qu'arriverait-il si elle l'envahissait de nouveau ?

Un souvenir lui a fait tendre la main vers les comprimés. L'année précédente, un contre-révolutionnaire avait été exécuté sur la place du Peuple pour le crime d'avoir transporté sur son dos une statue de Mao attachée par une corde autour de son cou de plâtre, ce que les gardes rouges avaient interprété comme une pendaison - symbolique - du grand dirigeant.

Que faire si un nouvel accès de "démence contre-révolutionnaire" le prenait et qu'il n'ait pas de comprimés sous la main ?

Il a décidé d'en cacher dans son portefeuille en plastique vert, derrière la photo de Jianyin. Toucher souvent la photo pouvait paraître un geste naturel - pour s'assurer que les tranquillisants étaient toujours là, derrière le regard de Jianyin.

A sa grande consternation, les comprimés ont produit sur la photo une réaction chimique, ou alors celle-ci était due au contact répété de sa main moite. L'image a vite jauni. Mauvais présage.

Il s'est remis petit à petit, mais n'a pas réussi à reprendre réellement confiance en lui avant la mort de Mao, survenue plus tard cette année-là. Personne n'a plus reparlé du poème inachevé. Ç'aurait été trop ironique de clamer "Longue, longue vie au président Mao, longue vie".

Il transportait toujours les comprimés dans son portefeuille, même s'il ne craignait plus la dépression. La photo devenait de plus en plus jaune.

Il n'a pas réussi à se rapprocher de Jianyin. Inexplicablement, leur relation n'a eu aucune suite, elle semblait s'être figée dans le compartiment photo du portefeuille. Et il n'a jamais pu lui avouer qu'il avait sa photo sur lui.

Puis, un jour d'hiver glacial, on lui a volé son portefeuille. Il est resté plusieurs jours anéanti à l'idée qu'on découvre qu'il se promenait avec des tranquillisants. Il trouva enfin une maigre consolation en se disant que le voleur avait dû croire que les comprimés, réduits en poudre depuis longtemps, étaient un produit dessiccatif destiné à la conservation d'une photo encore précieuse.

(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Les gardes rouges étaient de jeunes militants dévoués corps et âme au régime communiste chinois. Mais le garde rouge dont parle ici Qiu Xiaolong est différent. Ce garde rouge est en effet poète et amoureux de Jianyin, militante enthousiaste. La photographie de celle-ci va peser lourd dans son destin.


Article paru dans l'édition du 29.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Mardi 29 Juillet 2008 16h29

"Cité de la Poussière rouge"


Une chèvre de la dynastie Jing (1979), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 29.07.08 | 14h56 • Mis à jour le 29.07.08 | 14h56

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1979. Année importante pour notre pays, et riche en événements.

En janvier, la Chine a établi des relations diplomatiques avec les Etats-Unis. Le camarade Deng Xiaoping s'est rendu aux Etats-Unis pour des entretiens avec le président Carter.

En avril, pour les quatre modernisations de notre pays, Deng Xiaoping a énuméré les quatre principes fondamentaux : adhésion à la voie socialiste, soutien de la dictature du prolétariat, respect de la direction du Parti communiste, fidélité au marxisme-léninisme et à la pensée de Mao Zedong.

Au cours de la célébration du 30e anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, le camarade Ye Jianying a rappelé les grandes réalisations du parti et du peuple depuis la Libération et a fait une autocritique des erreurs du parti durant la révolution culturelle.

***

Au bout de vingt et un ans, Jiang Xiaoming fut soudain libéré de prison un matin de juillet.

Le secrétaire du parti de la prison n° 1 de Shanghaï, en costume Mao de lainage gris impeccable boutonné jusqu'au menton comme toujours, lui a expliqué la décision des autorités.

"C'est une décision juste de vous laisser sortir en 1978, camarade Jiang, a-t-il dit avec toute la sincérité possible de son ton officiel. Vous enfermer en 1957 pendant le mouvement anti-droitier a été une erreur, mais vous devriez être reconnaissant au Parti communiste de la grandeur de sa politique. Quand nous reconnaissons une erreur, nous la corrigeons. Sinon, vous auriez pu rester toute votre vie en cellule obscure. Alors commencez aujourd'hui une nouvelle vie. Retournez chez vous à la Poussière rouge. Nous avons pris contact avec son comité de quartier. Vous avez toujours votre pièce à votre nom."

Le secrétaire du parti lui a donné 500 yuans par-dessus le marché, à titre de compensation pour ses années perdues en prison.

Aussi habitué à être un droitier que l'est un escargot à transporter sa maison sur son dos, Jiang est resté assommé. En 1957, Mao avait appelé les intellectuels à s'exprimer - "Que cent fleurs s'épanouissent", avait-il dit -, et Jiang, jeune professeur d'histoire, venait de publier un livre sur la contingence de l'histoire. Puis, tout à coup, il avait été mis en prison en tant que droitier, coupable d'avoir nié le rôle fondamental du prolétariat dans l'histoire. Depuis, dans un cachot obscur où il se sentait presque devenir chauve-souris, il avait été incapable de faire la différence entre le jour et la nuit, et encore moins entre les périodes historiques.

A l'extérieur des hauts murs, c'était une matinée chaude et radieuse. Il a cligné des yeux. La rue avait beaucoup changé. A un pâté de maisons de la prison, il a découvert un magasin élégant avec une vitrine de vêtements d'été éblouissants - une rangée de mannequins en coquet maillot deux pièces noir et blanc à minuscules bretelles et décolleté profond, comme sortis d'un film américain d'autrefois. Il n'en croyait pas ses yeux.

Il est entré dans une librairie, petite mais bourrée de livres. C'était à l'évidence une ancienne pièce d'habitation, mais sa mémoire usée depuis tant d'années n'a pas pu lui dire qui avait vécu là. L'échoppe présentait aussi beaucoup de livres neufs. Certains titres lui étaient complètement obscurs, même dans la discipline qu'il avait enseignée. Il a fureté un moment sans rien trouver qu'il ait vraiment envie de lire. Une musique s'est répandue dans la librairie, et il a reconnu le Quatuor à cordes n° 1 de Tchaïkovski. Il entendait aussi un bébé gazouiller derrière un rideau de perles de bambou au fond de la boutique.

A son grand étonnement, il dénicha trois exemplaires de son étude sur la contingence de l'histoire, sous l'affiche de la fille en bikini.

Respirant profondément, il les a apportés à la caisse. Un jeune homme à l'épaisse moustache, sans doute le propriétaire, a dit d'un air docte : "Vous savez choisir les livres, monsieur. Ça fera 630 yuans."

Jiang a suffoqué. "Quoi ? Le prix d'origine est de moins de 2 yuans.

- Ce livre a été critiqué comme contre-révolutionnaire dans les années cinquante, a répliqué le propriétaire. Il est épuisé depuis longtemps. Ces exemplaires sont des objets de collection. Nous nous les sommes procurés grâce à une filière spéciale."

Jiang a pris les volumes. "Ecoutez, jeune homme, c'est moi qui ai écrit ce livre. Et je viens de sortir de...

- Vraiment ?" Le propriétaire l'a dévisagé. "Oh, vous devez être le professeur... D'accord, 30, c'est le prix que nous avons payé. Bon retour à la Poussière rouge. Pour vous, l'affiche est gratuite."

Il a emporté les livres sans accepter le cadeau. La fille en bikini avait sur son épaule nue une petite cicatrice qui lui a rappelé sa femme. Celle-ci était morte pendant ses années d'emprisonnement.

Il a feuilleté le livre en marchant vers la Poussière rouge, une habitude de lecture qu'il avait prise avant de devenir "droitier".

L'empereur Yan est las des paravents de corps nus. En 266, il fonde la dynastie des Jing, qui ressemble à la précédente, celle des Wei, quant au pouvoir absolu de Sa Majesté. Pouvoir sur tous les hommes de l'empereur - et toutes les femmes. Il a tant de concubines que choisir parmi elles relève du cauchemar.

L'empereur possède une chèvre qu'il aime beaucoup et la laisse avancer devant lui dans un océan de chambres. Quand la chèvre s'arrête devant l'une d'elles, il y voit la volonté du Ciel. C'est là qu'il passera la nuit. Le plus souvent, la chèvre s'arrête devant la porte à rideau de perles de la trois cent onzième concubine. Celle-ci est enveloppée d'un nuage blanc, nue en dessous, et attend la pluie. Elle n'est pas précisément belle. Quand la bougie est soufflée, un corps n'est guère différent d'un autre. Elle lui donne un fils qui devient l'empereur Xing.

Le désir de l'empereur Xing pour un port de mer lui vaut de perdre son pays face aux agresseurs barbares. C'est une histoire longue et compliquée, mais le secret de la trois cent onzième concubine est simple. D'après un historien qui fut ensuite emprisonné, il consiste à asperger le seuil de sa porte d'eau salée. La chèvre, aussi pouponnée qu'elle soit dans le palais, s'arrête pour lécher le sel.

La morale de l'histoire est évidente : une chèvre est une chèvre.

(Fin de l'épisode)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.

Qiu Xiaolong

*

Résumé

Le professeur avait écrit et publié un livre sur la contingence de l'histoire. Grave erreur. Jugé pour ses idées contre-révolutionnaires et son style droitier, il a rejoint la case prison et purgé de longues années de détention au point de perdre les repères les plus habituels. Et puis, un jour, le voilà libre. Libéré sur ordre. Expulsé de prison...


Article paru dans l'édition du 30.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Mercredi 30 Juillet 2008 22h42
"Cité de la Poussière rouge"

1. L'uniforme (1980), par Qiu Xiaolo
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LE MONDE | 30.07.08 | 15h16 • Mis à jour le 30.07.08 | 15h16

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1980. Notre parti et notre peuple ont fait de grands progrès dans la modernisation après les dix années désastreuses de la révolution culturelle.

La Chine a été admise au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale.

Le cinquième plénum du 11e comité central du PCC a élu Hu Yaobang secrétaire général du comité central, et Zhao Ziyang a succédé à Hua Guofeng au poste de premier ministre. Deng Xiaoping et d'autres révolutionnaires de l'ancienne génération ont démissionné en raison de leur âge.

La "bande des quatre" et plusieurs autres individus ont été jugés et condamnés pour leurs crimes pendant la révolution culturelle. La Chine est devenue le 90e membre de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.

***

Parfois, une histoire commence si bien que vous voudriez pouvoir la présenter un peu comme le fait Othello avant que Desdémone entre en scène. Mais l'histoire continue, dans une direction inattendue. Rétrospectivement, il ne vous reste sans doute qu'une chose à faire : essayer de vous concentrer autant que possible sur ce que vous considérez comme le plus mémorable. Et pour moi, c'est son commencement, en 1980.

Cette année-là, telle une carpe du fleuve Jaune qui saute par la Porte du Dragon, j'ai quitté la cité de la Poussière rouge à Shanghaï pour poursuivre un deuxième cycle à l'Institut des langues étrangères à Pékin.

Le logement m'a un peu déçu. Quatre étudiants devaient s'entasser dans une chambre de quinze mètres carrés. Entre les deux paires de lits superposés, les deux tables et la bibliothèque faite de planches et de briques, il y avait à peine la place de bouger. Mais c'était peu après la fin de la révolution culturelle, les gens étaient pleins d'espoir et de passions idéalistes, pour le pays et pour eux-mêmes. Nous étudiions avec ardeur pour la "réalisation des quatre modernisations", tous quatre en sueur dans la chambre exiguë et étouffante.

Cette année-là, un des quatre, Qi, a commencé à sortir avec Mimi, une jeune médecin de l'armée stationnée dans le comté de Tong. Cette fille exquise au visage en forme de pépin de pastèque, aux yeux en amande et aux lèvres cerise avait une voix d'une douceur aussi tendre qu'un litchi frais pelé et apportait à notre étuve "une brise fraîche au parfum de verger".

"Très fruitée, a déclaré Petit Zhao le soir. Comme dit Confucius, si appétissante qu'on la dévorerait."

J'ai fredonné Le raisin est mûr et sucré à Tulufan, une chanson à la mode.

"Fleur de pommier éclatante de transparence dans un rêve", a dit Vieux Ke en avalant une poignée de somnifères. Il était le seul d'entre nous à être marié, et son épouse travaillait dans le Jiangsu, à environ 800 kilomètres de Pékin.

Qi a souri. La lumière était éteinte, mais nous savions qu'il souriait. Malgré nos longues journées d'étude, le sommeil ne venait pas facilement, aussi nous bavardions pour nous détendre.

Un des sujets les plus agréables était Mimi. Toutes ces comparaisons "fruitières" faisaient à la fois référence à ses origines familiales - ses parents travaillaient dans un verger d'Etat - et à la fraîcheur qu'elle apportait dans notre vie.

Il faisait chaud cette année-là. Elle arrivait en robe d'été, tantôt sans manches, tantôt avec de fines bretelles, chaque fois dans une explosion de couleurs différentes.

Quelques minutes après son arrivée, nous sortions de la chambre pour laisser Qi et Mimi seuls. Le plus souvent, nous allions à la bibliothèque.

Un après-midi, elle nous a arrêtés. "J'ai fait quelque chose pour vous quatre."

Elle a ôté ses chaussures, grimpé sur la longue table et mis une nouvelle housse à mon coussin de la couchette supérieure. Debout, sur la table, elle était grande, mince, ses orteils aux ongles vernis de rouge aussi jolis que des pétales de rose au soleil. Elle a fait de même avec le lit de Qi. Quand elle est descendue, Vieux Ke lui a pris la housse et l'a placée lui-même. Petit Zhao s'est dépêché d'en faire autant.

Retardant le moment de sortir, Petit Zhao m'a chuchoté qu'il ne pouvait pas s'empêcher de la regarder une dernière fois dans sa robe d'été, son visage rose aussi frais que l'hibiscus sorti de l'eau, ses jambes aussi blanches que la racine de lotus du lac, ses orteils aussi ronds que le longane pelé... Un coeur d'or dans un corps superbe, nous étions tous d'accord.

Qi a pourtant paru avoir une opinion différente et lui a dit avec une note de froideur : "Je t'avais dit de venir en uniforme. Tu as encore oublié ?"

Nous sommes restés perplexes. Comment Qi pouvait-il être aussi mesquin ? Voir Mimi en robe d'été équivalait pour nous à un sorbet, mais à regarder seulement, comme on dit.

Le soir, Petit Zhao lui a demandé : "Qu'est-ce qui t'arrive, Qi ? Tu ne peux pas avoir une mentalité aussi féodale. Tu aimerais la voir enveloppée de la tête aux pieds comme une momie, c'est ça ?

- Non, tu te trompes, lui a répondu Qi. Elle est beaucoup plus belle en uniforme."

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong

*


Résumé

Sexe, fétichisme et compagnie... Qiu Xiaolong nous entraîne ici dans une nouvelle au long cours, poignante et subtile, où l'on peut suivre le destin de Qi et de Mimi, de Petit Zhao et de Vieux Ke tout au long de leur vie. Au gré de leurs séparations et de leurs retrouvailles.


Article paru dans l'édition du 31.07.08

Ecrit par: P'tit Panda Jeudi 31 Juillet 2008 18h45
"Cité de la Poussière rouge"

2. L'uniforme (1980), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 31.07.08 | 14h16 • Mis à jour le 31.07.08 | 14h16

J'ai pris le parti de Petit Zhao : "Tu es malade, Qi. Comment c'est possible ?"

Vieux Ke a fait un de ses rares commentaires. "Et avec cette chaleur."

Non que nous ayons eu des objections, politiques ou autres, au port de l'uniforme. Simplement, nous ne trouvions rien d'attirant chez Mimi dans cette tenue : pantalon trop large, veste trop large, ce vert terne de la tête aux pieds, et ses courbes invisibles dans ce sac.

Le samedi suivant, elle est arrivée en uniforme, comme Qi le lui avait demandé. C'était une journée caniculaire. Faute d'air conditionné ou de ventilateur dans notre chambre, Mimi transpirait abondamment. Son uniforme froissé lui collait à la peau. Elle avait voyagé dans un autobus bondé, ses cheveux noirs pendaient sous sa casquette à l'étoile rouge.

En s'éventant avec une revue littéraire, elle a dit : "Dans l'autobus, je n'ai pas pu m'asseoir à cause de mon uniforme.

- Pourquoi ? ai-je demandé.

- Chaque fois qu'une personne âgée ou un enfant monte dans l'autobus, en tant que soldat de l'Armée populaire de libération, je suis censée céder ma place."

A la fin des années 1970, l'image du généreux camarade Lei Feng, soldat communiste modèle des années 1960, restait vivante dans les mémoires.

Petit Zhao a secoué la tête avec compassion. "Un jour torride comme aujourd'hui, dans ton uniforme étouffant."

"Mais tu es si belle aujourd'hui", s'est extasié Qi.

En quittant le dortoir, nous étions troublés et furieux.

Un soir de la semaine suivante, Qi est allé à un concert avec Mimi en uniforme. Pour le punir, j'ai utilisé sa lotion capillaire comme combustible dans le réchaud à alcool pour faire cuire des oeufs brouillés. Stupéfiant, c'étaient les meilleurs que j'aie jamais mangés. Petit Zhao a fait d'autres blagues qui ont commencé à perturber Qi.

Un soir, à quelque temps de là, Qi nous a raconté une histoire en guise d'explication.

"Au début des années 1970, mon rêve était d'être soldat de l'Armée populaire de libération, un rêve aussi lumineux que la lune dans le ciel et dans lequel je mettais tous mes espoirs. Dans la Chine socialiste, c'était un statut politique en or."

Vieux Ke l'a confirmé. "C'est vrai, une fois dans l'armée, les jeunes n'avaient plus à craindre d'être envoyés à la campagne. Et ils étaient assurés de trouver un emploi dans une entreprise d'État à leur retour à la vie civile."

Bien que plus jeune que Qi de trois ou quatre ans, je comprenais aussi. Etre soldat de l'APL donnait du prestige à l'époque, surtout pendant la révolution culturelle. C'était une sorte de précieux label de fiabilité politique qui assurait un avenir prometteur.

"Dès que j'ai eu 18 ans, j'ai posé ma candidature. Et j'ai été refusé à cause de mon milieu familial. Mes parents étaient professeurs, des "monstres noirs" pendant la révolution culturelle. Mes camarades se sont mis à me traiter comme un moins que rien, un "chiot noir". L'uniforme vert était devenu une oasis inaccessible."

Lorsque Qi a couru répondre au téléphone dans le couloir, j'ai dit : "Qi a réalisé son rêve en marchant bras dessus, bras dessous avec Mimi en uniforme, toutes les humiliations passées ont disparu. Un phénomène de substitution, ou de compensation..."

Petit Zhao a essayé d'aller plus loin. "Ou bien il a été séduit par le contraste entre son apparence militaire et sa soumission réelle."

Vieux Ken, lui, a posé une question. "Est-ce qu'il serait tombé amoureux d'elle si elle n'avait pas porté l'uniforme ?"

Mais nous étions trop occupés pour nous perdre en hypothèses.

Les mois puis les années se sont écoulés ; nous nous sommes noyés dans les études. Nous avons ensuite quitté le dortoir et pris des chemins différents après notre diplôme. J'ai obtenu un poste à Shanghaï. Vieux Ke est devenu cadre dans une des premières entreprises américano-chinoises. Un institut de recherche a recruté Petit Zhao. Qi est resté à l'université.

Il m'a écrit qu'il avait épousé Mimi, en joignant une photo prise au Palais d'été : Qi en chemise Lacoste, Mimi dans son uniforme trempé de sueur. Il avait précisé au dos : "Ma chemise est une contrefaçon, mais son uniforme est authentique."

Peu après, Qi est allé poursuivre ses études aux États-Unis. Mimi l'a suivi. Ils ont eu un fils là-bas. Nos lettres se sont espacées. Je me suis marié moi aussi - pas avec une militaire. Se montrer en uniforme ne semblait plus très enviable ni très élégant. Au milieu des années 1980, la réforme économique de Deng Xiaoping offrait de nouvelles possibilités de carrière.

Ensuite je suis parti moi aussi étudier dans une université américaine. J'ai repris contact avec Qi - il enseignait dans une petite université de la Côte est - sans jamais tomber sur Mimi quand je téléphonais.

Pendant des vacances de printemps, j'ai décidé d'aller voir Qi. Nous évoquions depuis longtemps ces retrouvailles dans nos lettres. Ce n'est qu'à quelques jours de là que j'ai appris par téléphone qu'il avait divorcé.

"Mimi et moi ne sommes plus ensemble.

- Quoi ?

- Je t'expliquerai quand on se verra, d'accord ?"

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao. Editions Liana Levi, 318 pages, 19 euros.


Qiu Xiaolong


*


Résumé

Le narrateur et ses camarades Vieux Ke et Petit Zhao ne parviennent pas à comprendre leur ami Qi. Ce dernier s'entête à exiger que sa fiancée Mimi, ravissante avec ses bras nus, porte l'uniforme militaire lourd et chaud, même lorsqu'il fait un temps caniculaire... Mais voilà, Qi n'aime Mimi qu'en uniforme. Sexe, fétichisme et compagnie...



Article paru dans l'édition du 01.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Vendredi 01 Août 2008 16h43
"Cité de la Poussière rouge"

3. L'uniforme (1980), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 01.08.08 | 16h45 • Mis à jour le 01.08.08 | 16h46

Le trajet a été plus long que prévu. Je me suis perdu plusieurs fois en route. Ma femme s'est plainte sans arrêt des crachotements de la Mazda vieille de quinze ans. Enfin nous sommes arrivés devant la vieille maison austère que Qi avait achetée.

"C'est facile de juger, mais tout ne fonctionne pas toujours comme prévu", a dit Qi en secouant la tête. Il faisait discrètement allusion à son divorce tout en buvant son thé oolong.

Je mâchais lentement une feuille de thé, je ne tenais plus à juger comme autrefois à Pékin. "Je comprends. Comme l'a dit un vieux sage, huit ou neuf fois sur dix, les choses tournent mal en ce monde."

Dans la soirée, Qi nous a fait un barbecue dans son jardin. La viande grésillait délicieusement sur le gril fait d'un vieux bidon.

Au bout d'un moment, ma femme est retournée dans le living avec son assiette pour regarder son émission de télé préférée. Qi et moi sommes restés assis dans un coin envahi de mauvaises herbes, enveloppés de fumée. Les cigales, différentes de celle de Pékin, se sont mises à chanter. Sur fond d'horizon montagneux, le soleil sur le dos d'une oie sauvage a semblé colorer un coin du ciel enflammé.

"C'est une longue histoire, a dit Qi en retournant une côtelette avec des baguettes d'acajou. Je me suis estimé heureux d'obtenir un poste dans cette petite ville, mais il n'y avait pas d'emploi pour elle. Elle ne parlait pas assez bien l'anglais pour obtenir l'autorisation d'exercer la médecine. Elle ne pouvait même pas faire état de son expérience dans l'armée, ça risquait de la desservir dans sa recherche d'emploi. Elle est devenue aigrie, puis s'est brisée comme une brindille gelée. Elle n'est plus celle que nous avons connue à Pékin."

J'ai failli dire : "La fille en uniforme qui apportait "une brise fraîche au parfum de verger"", mais je me suis tu. Et je n'ai pas eu le courage de lui poser de questions précises sur leur divorce.

Après la viande, nous avons partagé un bol de longanes au sirop, soi-disant bénéfiques pour l'équilibre entre le yin et le yang dans le corps humain. Même si les fruits étaient en boîte, c'était une rareté aux Etats-Unis.

Je lui ai demandé s'il avait des photos récentes de Mimi. Il a hésité avant de sortir un album. Une des photos la montrait en train de travailler dans un restaurant chinois. Encore belle, bien que j'aie cru deviner le poids de la fatigue autour de ses yeux. Elle portait l'uniforme de soie rouge du restaurant - un qipao sans manches largement fendu sur les côtés qui révélait ses jolies jambes et ses cuisses d'ivoire. Une attraction orientale pour clients occidentaux.

Il a dit tout bas : "Elle est à Boston. Elle a trouvé du travail dans un restaurant chinois. Mon fils m'a rapporté cette photo.

- Près du chauffe-vin, une beauté à la clarté lunaire./Ses bras : blancheur et tendresse de neige."

Sous le coup d'une impulsion j'ai cité des vers de Réminiscence du Sud de Wei Zhuang. J'ai regretté mon exubérance, ce n'était ni le moment ni l'endroit.

"Sauf que nous sommes déjà vieux", a répondu Qi en faisant référence aux deux derniers vers du célèbre poème : "Ne quitte point le Sud avant la vieillesse ;/S'arrachant au Jiang-nan on s'arrache les entrailles."

Avec un soupir, il a ôté sa perruque. J'étais stupéfait. Il était complètement chauve, son crâne luisait comme un oeuf au soleil. Je me suis rappelé la blague que j'avais faite à Pékin. Les oeufs brouillés à la lotion capillaire. Il m'a semblé que tout s'était passé dans un autre monde, les flammes mourantes de la mémoire brûlant dans le petit réchaud à alcool.

Ce n'étaient pas les retrouvailles que j'avais imaginées. Nous avons de nouveau perdu le contact, même si je sais qu'il enseigne toujours là-bas.

Près de dix ans plus tard, j'ai été réveillé en pleine nuit par un bruit qui ressemblait à celui d'un oiseau qui aurait battu follement des ailes contre la fenêtre. En réalité c'était un coup de téléphone inattendu de Petit Zhao.

"Mimi est rentrée à Pékin. Comme elle n'a pas de qualifications, elle a eu beaucoup de difficultés à y trouver un emploi. Avec l'âge, son visage s'est effondré comme une orange séchée, elle est maigre comme une tige de bambou, dans un manteau matelassé de l'armée que peu de gens porteraient de nos jours. Elle s'est adressée à Vieux Ke, qui est un Gros-Sous de Pékin à présent, mais il ne l'a pas aidée."

Désorienté par l'heure avancée, j'ai compris que je ne pourrais pas me rendormir. Je me suis levé et j'ai fouillé parmi mes livres avant de tomber sur un recueil de W. B. Yeats, en me rappelant que le poète avait parlé quelque part d'un manteau en loques sur un bâton. J'ai trouvé à la place deux autres vers de Pâques 1916 où le poète se plaint de savoir que leur monde et le mien n'étaient qu'un monde de bouffons.

Les vêtements nous font peut-être ce que nous sommes, et non l'inverse, qu'ils soient costume bariolé ou uniforme.

J'ai quand même essayé de me concentrer sur le souvenir d'un été lointain où Qi en imitation Lacoste et Mimi en uniforme trempé de sueur souriaient ensemble à l'objectif.(Fin de l'épisode)Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong-Liana Levi 2008

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros

Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 02.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Samedi 02 Août 2008 17h39
"Cité de la Poussière rouge"

1. Grand-Bol et les pétards (1984), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 02.08.08 | 14h41 • Mis à jour le 02.08.08 | 14h41

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge." pour l'année 1984. Une année de grands succès et de grandes réalisations pour notre pays. Les instances du parti ont mis l'accent sur deux tâches principales pour le pays dans la période nouvelle : la réforme de l'économie et l'ouverture au monde extérieur.

En janvier, le premier ministre Zhao Ziyang s'est rendu aux Etats-Unis, et le président américain Ronald Reagan est venu en Chine en avril.

En décembre, le premier ministre britannique Margaret Thatcher et le premier ministre Zhao Ziyang ont signé la déclaration commune sino-britannique sur le retour de Hongkong à la Chine en 1997.

Deng Xiaoping a fait la promesse solennelle que le système socio-économique resterait le même après le retour de Hongkong à la souveraineté chinoise : "Un pays, deux systèmes".

*

Xie Zhengmin a reçu son surnom - Grand-Bol - quand sa famille est venue s'installer du district de Jin'an à la Poussière rouge en 1967, deuxième année de la révolution culturelle. Il n'avait que 10 ans.

Il a aussitôt acquis la culture de la cité. En été, faute d'air conditionné et de ventilateurs chez la plupart des familles, il était à peu près insupportable de prendre ses repas à l'intérieur. Comme il n'y avait pas de circulation et qu'une brise agréable courait par intermittence, les gens sortaient avec leur bol de riz et mangeaient dehors. C'était aussi une occasion d'être ensemble. Entre bavardage et rires, quelqu'un mettait un morceau d'agneau braisé à la sauce soja dans le bol de son ami et recevait une moitié de tête de poisson fumé.

Ces échanges étaient particulièrement courants chez les enfants comme Xie, qui mangeait dehors lui aussi. Son surnom lui était sans doute venu de la taille extraordinaire du bol qu'il tenait. Mais il faisait peut-être allusion à cette énigme : au lieu de se mêler aux autres enfants, Xie se tenait à l'écart dans un coin, la figure enfouie dans ce grand bol.

A quoi rime de manger dehors si c'est pour rester tout seul ?

Quelles qu'aient été les interprétations, le surnom s'est répandu. Son petit frère a été surnommé Petit-Bol par association d'idées et ses parents ont aussi reçu leurs surnoms : Baguettes-de-Bambou pour sa mère, qui était très maigre, et Brioche-Vapeur pour son père, parce qu'il avait l'air un peu gonflé.

Dans les conversations du soir, les résidents ne s'intéressaient pas beaucoup aux surnoms, mais il y avait quelque chose de suspect chez les Xie. A Shanghaï, l'emplacement comptait beaucoup. La Poussière rouge, bien qu'au centre du district d'Huangpu, n'était pas considérée comme un endroit chic. Les maisons shikumen n'avaient ni gaz ni sanitaires, et tôt le matin les ménagères encore tout ensommeillées devaient allumer le feu dans les poêles à briquettes en agitant des éventails de palme comme des robots et sortir les pots de chambre. En revanche, le district de Jin'an était habité par les classes supérieures. Que les Xie en soient partis pour venir habiter un pitoyable deux-pièces composé d'une mansarde et d'un tingzijian au-dessus de la cuisine était incompréhensible. L'explication n'a pas tardé à arriver.

Brioche-Vapeur était devenu la cible de la critique du quartier dans le district de Jin'an et avait porté autour du cou le tableau noir qui indiquait son statut de classe : capitaliste puant. Lui et sa famille étaient considérés comme "noirs", politiquement suspects et exposés à une discrimination justifiable.

Mais changer de lieu de résidence n'a servi à rien. Les gardes rouges de l'entreprise de Brioche-Vapeur ont suivi la famille à la Poussière rouge et ont collé des slogans sur leur porte et leurs fenêtres. A bas les capitalistes puants ! La dictature du prolétariat devait s'appliquer partout. Le comité de quartier de la Poussière rouge a tenu lui aussi une réunion de critique publique contre les Xie.

Les Xie n'ont plus déménagé. Grand-Bol a baissé davantage la tête. La portée symbolique de son geste a inspiré à un de ses voisins un commentaire lapidaire. "Il a perdu la face. C'est pour ça que ce gamin se cache dans son grand bol depuis son arrivée."

Avec ou sans face, Grand-Bol a grandi comme les autres dans la cité. A la fin des années 1970, la révolution culturelle a été déclarée désastre national, et son système de classes a été pratiquement mis au rancart. Grand-Bol s'est mis à parler aimablement à ses voisins, la tête haute.

D'autres changements sont survenus dans la cité. Pour commencer, les familles ont acheté de plus en plus de ventilateurs et les gens ont moins souvent mangé dehors, leur bol dans les mains.

Grand-Bol est devenu comptable dans une entreprise d'Etat. D'après Baguettes-de-Bambou, il a pris des cours du soir, présenté sa candidature pour entrer au parti, a fait plusieurs voyages à Pékin pour son entreprise. En somme, il est devenu un jeune homme promis à un bel avenir.

Puis nous l'avons vu amener à la Poussière rouge une jeune fille appelée Qian, qui travaillait avec lui. Leur relation n'était pas facile, disait-on. Selon le système de classes en vigueur auparavant, le père de Qian était ouvrier, et la famille de Grand-Bol ne lui correspondait pas, politiquement.

Cependant, leurs différences n'étaient plus jugées aussi importantes qu'à l'époque où Grand-Bol avait reçu son surnom. La roue de la fortune n'avait pas pris soixante ans pour tourner. Les choses ressemblaient vraiment aux balles multicolores qui changent sans cesse dans les mains d'un jongleur, et il y avait désormais des avantages à être une ancienne famille noire.

Certaines ont reçu de grosses indemnités pour les dommages subis pendant la révolution culturelle. D'autres comptaient des parents outre-mer, ce qui signifiait d'importants revenus de l'étranger. Grand-Bol lui-même avait un riche "oncle d'Amérique". Alors, s'il est difficile de dire ce que Qian lui trouvait, la réciproque était facile à comprendre. Elle était très jolie. Il a tout fait pour la présenter à ses voisins.

La deuxième année de leur relation, alors qu'ils commençaient à parler mariage, Baguettes-de-Bambou s'est plainte. "La famille de Qian n'a rien. Elle est belle, la révolution prolétarienne ! Nous devons nous occuper de tout."

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis)

par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 03.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Lundi 04 Août 2008 17h49
"Cité de la Poussière rouge"

2. Grand-Bol et les pétards (1984)

LE MONDE | 04.08.08 | 15h37 • Mis à jour le 04.08.08 | 15h47

La famille de Qian n'était pas heureuse non plus. Mise à part la question du passé familial, où serait la "chambre nuptiale" du jeune couple ? La famille de Grand-Bol s'entassait dans deux pièces. Au mieux, le jeune couple aurait l'une des deux.

Vieux Qian, le père ouvrier, a réprimandé sa fille. "Se marier dans une famille capitaliste, c'est comme avoir l'odeur du poisson sans la chair."

"Il y en a qui ne peuvent pas résister à l'odeur !", a déclaré Baguettes-de-Bambou à l'entrée de la cité en tapant du pied comme dans une danse de l'idéogramme Loyal.

Mais nous étions au milieu des années 1980, plus au temps des mariages arrangés. Les jeunes gens sont restés intraitables. Des deux côtés les parents ne pouvaient pas grand-chose pour leur faire changer d'avis.

Le mariage a donc été prévu pour l'été. La plupart des voisins ont reçu des petits sachets de bonbons du bonheur, dont deux pièces en chocolat enveloppées dans du papier doré. Certains ont reçu aussi l'invitation au mariage. Les parents de Grand-Bol avaient retenu plus de trente tables à l'hôtel Guoji, un des grands restaurants de Shanghai. À huit cents yuans la table, ça coûterait dans les vingt-cinq mille yuans, plus que le revenu de Vieux Qian en dix ans. Sans parler des autres frais. Mais il y avait une manière différente de calculer. Avec la réforme économique, le cadeau de mariage le plus pratique était de l'argent liquide. Les nouveaux mariés pouvaient l'utiliser pour couvrir les frais du mariage. Chaque invité, dix à douze par table, était censé offrir une "enveloppe rouge", de cent yuans en général ; ceux qui étaient à la table des mariés pouvaient payer jusqu'à cinq cents yuans. Si tous les invités étaient aussi convenables qu'on l'espérait, un grand mariage de ce style pouvait être un investissement fructueux. Personne ne pouvait prévoir le bénéfice, certes. Des radins pouvaient ne mettre que vingt yuans dans l'enveloppe rouge.

"C'est un mariage capitaliste." Vieux Qian grognait, c'était un ancien membre d'une équipe de propagande de la pensée de Mao Zedong qui faisait encore étalage de quelques formules politiques. "Ça n'est que de l'exploitation."

"C'est un mariage, a dit de son côté Baguettes-de-Bambou en crachant un pépin de pastèque mâché. S'ils n'ont pas besoin de face, nous, nous devons garder la nôtre."

Ça paraissait un argument raisonnable. Pendant la Révolution culturelle, les gens auraient prévu un mariage peu coûteux, dans la tradition d'austérité du Parti. Mais en ces temps de changement, une telle attitude aurait fait du jeune couple la risée de tous.

L'affaire a donné lieu à des négociations serrées. Il était convenu d'ordinaire que les familles partageaient les frais, mais Vieux Qian avait subi une forte baisse de salaire. On s'est finalement mis d'accord pour que la famille du marié assume toutes les dépenses. En échange, la famille et les amis de la mariée n'auraient droit qu'à deux tables. "Ils font une formidable affaire, a conclu Baguettes-de-Bambou en gloussant. Ils peuvent empocher les enveloppes rouges des deux tables. Un énorme bénéfice qui leur tombe du ciel."

Sa conférence de presse permanente a tenu la cité au courant de chaque péripétie jusqu'au jour du mariage.

Cet après-midi-là, la cité impatiente retenait sa respiration. Les appareils photo ont mitraillé la dot de douze couvre-lits de soie empilés à la porte, les papiers découpés rouges sur les fenêtres et la limousine Drapeau rouge à l'entrée de la cité - une voiture dont on racontait que le président Mao s'y était assis dans les années soixante.

Nous n'avions aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler la fête au fameux hôtel Guoji. Avant que le banquet ne s'achève, Petit-Bol est vite revenu préparer l'arrivée des jeunes mariés. Le visage empourpré, il a affirmé que c'était un mariage sans précédent.

"Huit entrées froides. Huit entrées chaudes. Quatre plats principaux. Canard entier. Poulet entier. Poisson entier. Jambon de Jinhua entier. Deux soupes. Sans oublier les quatre desserts. Le banquet a duré plus de trois heures. La mariée et le marié ont dû faire le tour de chaque table, une coupe à la main. Les invités n'ont pas arrêté de lever leur verre à leur bonheur et le jeune couple, surtout le marié, devait boire à leurs voeux, sinon les invités auraient perdu la face. Alors j'ai essayé de faire le surveillant des vins et j'ai bu à sa place. Ce serait une honte pour le marié d'être ivre ce soir. Une minute dans la chambre nuptiale vaut des tonnes d'or."

Petit-Bol a sorti un tas de pétards, il en a distribué pour qu'on les fasse éclater à l'entrée et au centre de la cité, et en a gardé pour les utiliser devant la porte de la famille. C'était très important, ça portait bonheur au couple. Plus il y avait de pétards, plus il aurait de chance. À l'arrivée de la Drapeau rouge, ç'a été une joyeuse explosion de pétards dans toute la cité.

Or, il n'y a pas d'histoire sans hasard.

Lorsque la mariée est entrée dans la maison, le chapelet de pétards de Petit-Bol n'a pas éclaté.

"Celui-ci est fichu, a marmonné Petit-Bol dans le silence embarrassé qui s'est soudain installé. Prenons-en un autre."

Vieux Qian fulminait. "Comment ? Qu'est-ce que ça signifie ? Vous ne pouvez pas nous humilier de cette façon !

- Allons, ça n'est qu'un pétard qui rate. Vous connaissez la qualité de ces produits de nos jours.

- Un pétard qui rate au moment même où ma fille entre dans votre maison et votre famille ? Ça n'est pas seulement humiliant, ça porte malheur. "

Ce fut au tour de Baguettes-de-Bambou d'exploser. "Comment osez-vous dire ça aujourd'hui. Votre bouche mérite d'être astiquée avec une balayette à pot de chambre !

- Allez au diable, femme de capitaliste au coeur et aux poumons noirs." Cet homme aux cheveux blancs qui jurait devant une porte décorée des symboles rouges du bonheur offrait un spectacle hallucinant. Il se retrouvait au temps de la Révolution culturelle. "Vous n'êtes bons qu'à exploiter le peuple. Vous avez empoché combien avec les enveloppes rouges ? Nous, la classe ouvrière, nous sommes toujours la classe dominante dans la Chine socialiste. Ne l'oubliez pas !"

Petit-Bol était furieux lui aussi. "Et vous, imbécile, qu'est-ce que vous avez fait ? Vous n'avez pas payé un fen de votre poche. Saleté de radin."

(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 05.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Mardi 05 Août 2008 16h35
"Cité de la Poussière rouge"

3. Grand-Bol et les pétards (1984), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 05.08.08 | 16h57 • Mis à jour le 05.08.08 | 16h57

Vous osez traiter ma fille de saleté ! Oui, nous appartenons à la classe ouvrière, mais nous n'économisons pas sur les pétards du mariage."

Brioche-Vapeur a essayé de calmer le jeu. "Personne ne l'a fait exprès. Ça tient à la qualité des pétards.

- La qualité ? (Vieux Qian ne lâchait pas prise.) Vous n'auriez pas pu choisir quelque chose de mieux ? Vous avez de l'argent, non ?"

Tous les voisins s'y sont mis. Ils ont essayé sans succès d'apaiser les deux camps. Personne - à l'exception de la mariée et du marié, qui avaient disparu dans leur chambre - ne semblait capable de mettre fin à la bagarre.

Mais les mariés ne sont pas sortis. La tradition voulait que les invités fêtent le mariage en "mettant la chambre nuptiale sens dessus dessous". Ils auraient dû remarquer que personne ne les avait suivis dans la chambre, même s'ils n'avaient pas entendu la dispute. Mais au-dehors personne n'y faisait attention tant la querelle prenait d'intensité. De toute évidence, le pétard avait déclenché une guerre qui couvait depuis longtemps.

Au milieu de tout ça, Grand-Bol est apparu soudain, il s'est ouvert un chemin dans la foule et s'est précipité vers la sortie de la Poussière rouge en hurlant : "Vous allez la fermer ? Tout est fini. Je l'ai tuée. Je vais me livrer à la police.

- Quoi ?"

Le choc a fait taire tout le monde. Ça n'avait pas l'air d'une plaisanterie, même de mauvais goût, pourtant personne ne pouvait y croire. Vieux Qian est resté figé le poing en l'air, comme transformé en statue de pierre. Petit-Bol a été le premier à reprendre ses esprits, il a couru à la chambre nuptiale.

Puis le camarade Jun, responsable du comité de quartier, est arrivé sur les lieux. Des éclats de voix lui ont fourni une explication. "Une vie pour un pétard !"

Petit-Bol est redescendu en criant : "Attends ! Grand-Bol ! N'y va pas !"

Puis Qian est sortie en titubant, échevelée, les vêtements en désordre, pieds nus, et s'est mise à courir en criant : "Reviens, Grand-Bol !

- C'est un fantôme !

- Elle n'est pas morte !"

Mais il était déjà trop tard. Quand la mariée est arrivée au poste de police, le marié avait déjà signé sa déposition, dans laquelle il déclarait avoir étranglé sa femme dans une crise de rage. C'était trop humiliant que son beau-père ait fait une scène le jour de son mariage et que sa femme ait hurlé dans la chambre nuptiale. Il avait complètement perdu la face, et sa foi dans un mariage qui avait si mal démarré.

Ce n'était plus une affaire d'homicide puisque la victime n'était pas morte, mais ça restait une tentative d'homicide. La déposition était sur la table, noir sur blanc, signée. Grand-Bol a été écroué. Restait à prouver d'urgence que cette déposition était fausse.

Qian a raconté une histoire différente. A l'en croire, ce n'était pas la faute de Grand-Bol. Quand ils avaient entendu le bruit à l'extérieur, il avait voulu qu'elle aille calmer son père. Elle avait refusé et s'était mise à crier et à le griffer comme une furie. Une dispute dans la chambre nuptiale n'aurait fait qu'ajouter de l'huile sur le feu. Il avait tenté de l'empêcher d'aggraver les choses et lui avait mis la main sur la bouche dans un geste désespéré. Elle s'était débattue trop violemment et avait perdu connaissance.

Le lendemain matin, elle a modifié son histoire et assuré qu'elle s'était évanouie d'épuisement à cause des préparatifs du mariage, dont l'achat des pétards. Son mari n'y était absolument pour rien.

Qui devait-on croire, la mariée ou le marié ?

Nous ignorions ce qui avait pu se passer ce soir-là, mais nous avons choisi de croire Qian. Grand-Bol n'était qu'un brave garçon qui avait joué de malchance. La malchance d'un pétard raté. Pas de quoi en faire toute une histoire.

Quand la police est venue enquêter à la cité, le camarade Jun a donné sa propre interprétation.

"Grand-Bol était ivre. On ne peut pas prendre pour argent comptant ce que dit un homme ivre. Vous savez combien de verres il avait bus ? Je suis contre ce genre de mariage dispendieux, mais on ne m'a pas écouté. De nos jours, le travail de quartier est très difficile pour nous, camarades."

Les voisins qui avaient assisté au banquet ont soutenu cette version en témoignant que Grand-Bol avait consommé plus de dix verres d'alcool de sorgho. Ils ont ajouté que Qian était plus crédible parce qu'elle n'avait pas bu une goutte.

L'employeur et les collègues de Grand-Bol ont aussi témoigné en sa faveur. C'était un comptable honnête et travailleur. Le fait qu'il se soit livré à la police démontrait que, même ivre, il restait un citoyen respectueux de la loi. Et, s'il lui arrivait quelque chose, qu'adviendrait-il de Qian ? Elle allait devoir l'attendre pendant des années à la Poussière rouge, comme dans un opéra de Pékin traditionnel ?

Quand Grand-Bol a été libéré, en octobre, elle était enceinte d'environ trois mois.

La Poussière Rouge s'est mise à bruire de rumeurs et de supputations. Entre le début de la dispute entre Vieux Qian et Petit-Bol et le moment où Grand-Bol était sorti en courant, il s'était écoulé à peu près trois quarts d'heure. Qu'étaient censés faire les jeunes mariés, seuls dans la chambre nuptiale ? Qian était sortie pieds nus, échevelée et les vêtements en désordre, ces détails parlaient d'eux-mêmes.

Mais d'autres avaient des versions différentes. Le jeune couple devait avoir entendu l'altercation dès le début. Comment aurait-il pu être d'humeur à faire la chose ? Elle avait donc dû se passer avant le mariage.

L'humiliation de s'être livré pour un meurtre inexistant le jour de son mariage, aggravée par les commérages à propos des circonstances de la grossesse de Qian - c'en était trop pour Grand-Bol. Il a de nouveau baissé la tête, comme aux premiers jours où il enfouissait sa figure dans son riz.

Heureusement, son oncle lui a envoyé une grosse somme des Etats-Unis, ce que Baguettes-de-Bambou a annoncé fièrement aux voisins. La nouvelle politique permettait aux Chinois d'outre-mer d'acheter un appartement dans la ville en devises étrangères. Le jeune couple allait donc quitter la Poussière rouge pour un appartement neuf.

Il allait pouvoir y commencer une nouvelle vie, c'est ce que nous lui avons tous souhaité.

(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 06.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Mercredi 06 Août 2008 17h53

"Cité de la Poussière rouge"


1. L'attribution de logement (1988), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 06.08.08 | 16h34 • Mis à jour le 06.08.08 | 16h34

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1988.

En mars, l'Assemblée nationale populaire a discuté et approuvé les tâches principales de notre pays pour les cinq prochaines années.

En juin et juillet, l'inflation a atteint les deux chiffres et les prix ont flambé. Shanghaï, comme d'autres grandes villes, a connu une vague d'achats sous l'influence de la panique. Après avoir décidé d'autoriser le décontrôle de la plupart des prix en fonction des marchés, le gouvernement est revenu au plan initial de réforme des prix et des salaires.

*

Dans les années trente, quand Lao She écrivait sa célèbre saga Quatre générations sous un même toit, une famille nombreuse était considérée comme une bénédiction. Or, dans les années quatre-vingt, il y avait une différence fondamentale. Alors que les quatre générations du roman avaient vécu dans une grande maison, la famille de Liang, elle, partageait une seule pièce à tout faire de quatorze mètres carrés dans une maison shikumen de la cité de la Poussière rouge. Les quatre générations devaient utiliser des rideaux pour isoler le lit de son grand-père, le lit de ses parents, la couchette de son frère aîné accompagné de sa femme et de son nouveau-né, le lit de camp pliant de Liang lui-même, et une table qui servait à manger, à étudier, à boire le thé, à coudre et à repasser selon l'heure et l'occasion. Un pot de chambre était dissimulé derrière un rideau en plastique dans un coin. C'était, comme on dit, devoir célébrer un rituel taoïste dans une coquille d'escargot.

La situation a empiré lorsque, après avoir reçu son diplôme à l'université, Liang a obtenu un poste dans un institut d'études littéraires. Il avait désespérément besoin d'une pièce à lui où se consacrer à l'écriture et à la recherche. Les membres de sa famille lui montraient tous les égards possibles. Dès la fin du dîner, ils débarrassaient la table et sortaient pour qu'il puisse lire ou écrire en paix. Mais ça ne pouvait pas marcher plus d'une heure. Son grand-père voulait écouter la radio, ses parents tenaient à regarder la télévision, et son frère aîné souhaitait bavarder avec sa femme, sans parler du bébé qu'il fallait changer.

Liang a bientôt dû affronter une nouvelle difficulté. A près de 30 ans, il n'avait pas de petite amie. Rien d'étonnant à ça, puisqu'il n'était pas question qu'il en ramène une chez lui. Il avait essayé une fois, un soir d'hiver. Sa famille avait évacué les lieux bien avant son arrivée. La fille n'a pas paru s'apercevoir tout de suite de l'encombrement de la pièce et ils se sont mis à parler de Dickens et de Balzac. Perdus dans le XIXe siècle, ils ne voyaient pas le temps passer. Mais Liang n'a pas pu éloigner sa famille très longtemps. Son grand-père a fini par se sentir gêné de tousser chez le voisin. Et son frère aîné, après avoir liquidé dehors la moitié d'un paquet de cigarettes, a décidé de frapper à la porte en s'excusant.

La fille n'est pas revenue en dépit de leurs intérêts communs. A quoi bon fréquenter et épouser un homme sans feu ni lieu ?

La femme la plus intelligente et la plus efficace ne peut pas faire à manger sans riz, dit le proverbe. Tout le monde s'accordait pour penser que si Liang n'avait pas de petite amie à son âge, ça n'était pas sa faute.

Au début de l'année, il a appris que l'institut allait obtenir de la municipalité un certain nombre de logements. C'était une grande nouvelle. Avant 1949, chacun pouvait louer ou acheter une habitation, mais depuis des années les gens ne pouvaient plus se loger qu'à travers leur "unité de travail".

L'institut a constitué un comité destiné à attribuer les logements qu'il obtiendrait. Dans une ville de grande pénurie dans ce secteur, chaque candidat sur la liste d'attente avait ses arguments, et le comité devait faire beaucoup de calculs avant de décider. Sur le formulaire de candidature, Liang s'est inscrit dans la catégorie des "jeunes âgés". Ce terme qui désignait les célibataires de plus de 25 ans n'était pas agréable pour Liang, mais très utile pour convaincre le comité qu'un logement était la condition indispensable à son mariage.

"Camarade Liang, il y a deux ou trois couples sur la liste d'attente, a dit le président du comité.

- Mais ils n'habitent pas dans de mauvaises conditions. L'un dispose d'une mansarde, l'autre, d'une pièce séparée. Ils peuvent vivre dans la même maison que leurs parents, a répliqué Liang. Mon cas est tout à fait différent.

- Nous comprenons, c'est pourquoi vous figurez dorénavant parmi les premiers sur la liste d'attente. Nous ferons de notre mieux pour vous, camarade Liang."

Mais la compétition est devenue féroce. D'autres candidats se sont jetés sur le comité comme des fourmis sur un wok chaud. L'un d'eux a fait remarquer que si Liang était en effet célibataire, rien ne prouvait qu'il avait déjà une fiancée qui attendait qu'il l'épouse. En d'autres termes, sa situation n'était pas si grave et il pouvait encore attendre.

Liang, dépité, a parlé de l'obstacle qu'il rencontrait à ses connaissances. En particulier à Pingping, la libraire, une amie et rien de plus. Bien qu'elle ait été assez séduisante, à peu près de son âge, il ne l'avait jamais considérée comme une compagne potentielle.

"C'est un cercle vicieux. Sans petite amie, pas de logement, mais sans logement, pas de petite amie.

- Tu crois que tu aurais vraiment une chance si tu avais une petite amie ?

- Je crois, oui, une chance sérieuse.

- Alors dis-leur que je suis ta petite amie.

- Bon. " Liang était très surpris. Il n'avait jamais pensé à ça, mais il avait entendu parler de ces "petites amies temporaires". L'offre généreuse de Pingping l'a touché. C'était facile de faire savoir qu'ils se fréquentaient. Ses collègues venaient très souvent à la librairie.

"Ne t'inquiète pas, lui a-t-elle dit. Ça se fait beaucoup."

Liang a donc reparlé au comité en insistant sur l'existence de sa future épouse.

"Voyons, Liang. D'où sort-elle ? Vous ne nous en aviez jamais parlé.

- C'est vrai. Elle s'appelle Pingping, elle travaille à la librairie Xinhua de la rue de Nankin. Elle a beaucoup de clients parmi les membres de notre institut. Vous la connaissez sans doute vous aussi. C'est pour ça que je n'ai jamais parlé d'elle. Nous nous connaissons depuis longtemps, et nous sommes sûrs de nos sentiments à présent.

- Pingping ?" Le président du comité a paru incrédule. "Vraiment ? Eh bien, voir c'est croire."

(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong

*


1. L'attribution de logement (1988)

L'auteur de La Danseuse de Mao (éditions Liana Levi) raconte dans cette nouvelle l'étrange destin de Liang, 30 ans, universitaire doué mais freiné dans ses recherches par l'absence de logement. Les appartements libres sont en effet réservés aux couples. Or Liang est célibataire et sans petite amie connue...


Article paru dans l'édition du 07.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Jeudi 07 Août 2008 16h15
"Cité de la Poussière rouge"
2. L'attribution de logement (1988), par Qiu Xiaolong
LE MONDE | 07.08.08 | 15h42 • Mis à jour le 07.08.08 | 15h42

iang n'a pas eu d'autre choix que de demander à Pingping de venir au bureau. Elle est venue, s'est assise près de lui et lui a parlé longuement sur un ton très intime. Ensuite ils sont partis main dans la main en annonçant qu'ils allaient dîner au restaurant Deda, ce qu'ils ont fait. Il s'y sentait obligé. L'endroit apportait une atmosphère romantique à la soirée.

Mais le comité restait sceptique. "Sa visite ne prouve rien. On entend parler de fiancées de complaisance, vous savez. Si vous êtes prêt à vous marier, mieux vaut avoir un certificat de mariage. Certains disent que vous ne l'avez fait venir que pour la galerie."

Il hésitait à lui annoncer la nouvelle. Ce qu'elle avait fait était très généreux, mais rien ne l'obligeait à s'engager aussi loin. Quelques jours plus tard, c'est elle qui a abordé le sujet dans un café.

"Comment ça s'est passé avec le comité ?

- Ils pensent que ça ne prouve rien.

- Vraiment ? Je vois." Elle l'a regardé bien en face.

Il a eu un sourire gêné et n'a rien ajouté.

Elle a baissé la tête. "Quelle preuve leur faut-il ? Un certificat de mariage. Alors pourquoi pas ? Montre-leur le certificat. C'est pour le logement. Tu n'auras aucune obligation ensuite."

Il est resté sans voix. Elle a relevé la tête, comme animée soudain d'une flamme intérieure, et a dit : "Autant faire les choses jusqu'au bout."

Dans la pénombre du café, le choix a paru inévitable. Le bruit courait déjà peut-être qu'elle était prête à l'épouser.

Le jour même, ils sont allés au bureau de l'administration civile demander un certificat de mariage.

Puis Liang est allé informer le comité qu'ils avaient le certificat. Mais ça n'a toujours pas suffi.

"Nous vous croyons, Liang, mais les autres couples sur la liste sont mariés depuis des années."

"Alors tu dois jouer la dernière carte", a dit Pingping. Elle regardait son bureau en se mordillant un ongle.

"Quelle dernière carte ?

- Il paraît que, pour un couple, dormir dans le bureau est un moyen efficace de faire pression sur le comité d'attribution de logements.

- Mais comment puis-je te demander de faire ça ?

- Il y a une banquette dans ton bureau, et je dois pouvoir dormir dessus. Tu coucheras sur une natte de bambou sur la table. Ça devrait aller pour l'été. Nous mettrons un Thermos dans le coin, et une cuvette. Il y a une cantine au rez-de-chaussée. Tout ira bien."

Ce sens aigu de l'observation a inquiété Liang. Elle n'était entrée qu'une fois dans son bureau. Il s'est aperçu qu'il était trop tard pour refuser. Ce serait perdre la face. Pensant qu'elle ne parlait peut-être pas sérieusement, il a bredouillé sans dire ni oui ni non. Ce serait elle qui perdrait la face en s'installant avec lui.

Mais, ainsi qu'elle l'avait décidé, elle est arrivée le lendemain matin avec un chariot contenant des Thermos, une cuvette, un crachoir, des tasses, un petit réchaud à alcool et, bien entendu, des oreillers, des couvertures et des serviettes.

Les collègues de Liang sont restés muets d'étonnement. Ils se sont vite levés pour se retirer, embarrassés.

"Non, ne partez pas. Je ne fais que laisser quelques affaires. Je ne viendrai retrouver Liang que ce soir après votre travail. Je regrette, nous n'avons pas le choix ; un couple marié a besoin d'une pièce à lui, vous comprenez."

Puis elle a distribué des petits sachets rouges de sucreries de mariage aux collègues de Liang, qui ont murmuré des félicitations. Liang a reçu lui aussi un sachet décoré d'un grand idéogramme Double Bonheur doré.

Le soir venu, ils se sont enfin retrouvés seuls dans le bureau.

C'était un soir d'été. Conscients d'être mariés, ils ne pouvaient pas dormir. La table n'était pas confortable. Ils se sont regardés dans l'obscurité. Pingping s'est assise au bord du bureau et a déboutonné son chemisier. Ensuite, leurs corps sont restés enchevêtrés, laissant des flaques de sueur sur le bureau auquel il travaillait depuis son arrivée à l'institut. Il s'est vaguement dit que ça ressemblait à une revanche contre le système, avant de sombrer dans des ténèbres sans rêves.

Le lendemain matin, il s'est réveillé dans la lumière du jour, désorienté à la vue de Pingping en pyjama, pieds nus, qui accueillait ses collègues en maîtresse de maison. Il a compris qu'il ne devait plus craindre pour son attribution de logement, et voyait déjà l'heureuse conclusion dans le regard de ses collègues. Mais, en ce matin d'été, il se dit que c'était une bataille qu'il devait gagner à tout prix. Il allait prouver qu'il avait le cran nécessaire.

La bataille a continué, jusqu'à la fin qu'avait prévue Pingping : le comité a remis à Liang la clé du logement. Pingping était enceinte de sept mois.

Ce n'était pas une pièce neuve, elle avait été occupée par une famille, mais, pour eux, un logement de douze mètres carrés était une aubaine. Pingping a décidé qu'ils ne s'installeraient pas tout de suite. Elle voulait le remettre à neuf. Comme il n'était plus question qu'elle vienne dans son bureau, il l'a installée à la Poussière rouge, où sa mère s'occuperait d'elle.

Liang a continué de dormir dans le bureau. Surtout parce qu'il ne voulait pas entendre les chamailleries continuelles entre Pingping et sa mère - celle-ci était convaincue qu'elle l'avait embobiné depuis le début pour se faire épouser. Après tout, elle avait plusieurs mois de plus que lui, ils étaient tous les deux des "jeunes âgés", et comme c'était une situation bien pire pour une femme, elle avait dû voir là sa dernière chance.

Il avait du mal à se convaincre qu'il avait réellement obtenu le logement. En voyant une femme bouffie, presque une étrangère, se quereller et criailler dans la cité où il avait grandi, le visage couvert de poussière, les cheveux en désordre, il n'a pu s'empêcher de penser en toute honnêteté que c'était elle qui avait gagné la pièce grâce à ses efforts et à ses sacrifices. Il s'est dit avec un certain remords qu'il ne restait plus en elle la moindre joie de vivre.

Liang n'avait aucune envie non plus d'aller habiter cette pièce, même rénovée, d'y passer des années, avec ses enfants, et peut-être ses petits-enfants, tous sous le même toit comme à la Poussière rouge.

Au dîner de fête organisé à la cité pour le premier mois de son fils, il a remis à Pingping la clé du nouveau logement en déclarant qu'il partait travailler à Shenzhen. Dans cette zone économique spéciale, la nouvelle politique du gouvernement offrait aux habitants des avantages inaccessibles aux autres parties de la Chine socialiste. Ils pouvaient par exemple gagner davantage d'argent et s'acheter des appartements neufs bien à eux.

Il a simplement dit : "La Chine va changer. Je vais acheter un appartement neuf là-bas, à nous."
(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 08.08.08



Ecrit par: P'tit Panda Vendredi 08 Août 2008 19h49
"Cité de la Poussière rouge"

1. Le bol de riz en fer (1990), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 08.08.08 | 16h33 • Mis à jour le 08.08.08 | 16h33

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1990.

La Chine a surmonté avec succès la tempête politique de 1989. La loi martiale a été levée à Pékin. Des centaines de manifestants ont été relâchés après avoir avoué leur participation au mouvement étudiant.

En avril a été adoptée la Loi fondamentale de la région administrative spéciale de Hongkong de la RPC afin de garantir la permanence du système économique d'Hong-kong pendant cinquante ans.

Avec la poursuite de la réforme économique, la restructuration ou la fermeture des entreprises d'Etat se sont accélérées. Cette année a également été mise en oeuvre la modernisation de l'Armée populaire de libération. "Un ciel clair après la pluie", nous sommes confiants dans l'avenir de la Chine socialiste.

*

Dong Keqiang avait été considéré comme un des jeunes veinards de la cité de la Poussière rouge. Les Dong habitaient là depuis la génération de son grand-père. Contrairement à la plupart des résidents, celui-ci, un technicien qualifié qui avait un bon salaire avant 1949, avait pu installer sa famille dans toute une aile de la maison, composée d'une salle à manger, d'un salon, d'une chambre et d'une petite pièce aveugle servant de toilettes. Au cours des années, la famille s'était agrandie et ces pièces avaient perdu leur fonction. Dong avait pourtant sa chambre, et comme il était le seul héritier mâle, il allait finir par posséder toute l'aile.

Ça n'était pas tout. Après 1949, son grand-père avait conservé son statut d'ouvrier dans le nouveau système de classes, et son père aussi. Dans les années soixante-dix, de telles origines ouvrières avaient été très bénéfiques pour Dong. Il était devenu petit garde rouge, puis membre des Jeunesses communistes et finalement technicien aux télécommunications de Shanghaï, entreprise d'Etat rentable - il avait un "bol de riz en fer".

L'expression était issue de la tradition de manger le riz dans un bol. Les gens n'ayant pas toujours les moyens de se nourrir, quand quelqu'un perdait son emploi, on disait souvent qu'il avait perdu son bol de riz, ou qu'il l'avait cassé. Depuis l'instauration du système des entreprises d'Etat après 1949, les employés n'étaient plus jamais licenciés, et à leur retraite ils bénéficiaient d'une pension et de l'assurance médicale. Tous avantages dus au système socialiste.

Un "bol de riz en fer" désignait cette garantie de sécurité de l'emploi. Dans le système égalitariste, presque tout le monde touchait à peu près le même salaire, et quand, au milieu des années 1980, certains ont commencé à avoir leur propre affaire, ceux qui tenaient un bol de riz en fer n'y ont pas vu de motif d'inquiétude. Personne ne pouvait prévoir comment ces nouveautés fonctionneraient.

Un après-midi, Tante Liu, la célèbre marieuse de la cité, a présenté Dong à Lulu, une jeune fille dans le vent. Au début, celle-ci rechignait à rencontrer un technicien ordinaire, mais Tante Liu l'a convaincue en lui expliquant que le grand-père de Dong avait plus de quatre-vingts ans et que dans pas longtemps Dong hériterait de toute une aile.

Ils se sont retrouvés au parc du Bund. Dong a eu le coup de foudre. Ils ont bavardé et ri et se sont promenés pendant une heure ou deux dans le parc. Il l'a invitée à dîner le soir même. Lorsqu'elle a proposé le restaurant de l'Hôtel de la Paix, de l'autre côté de la rue, un hôtel cinq étoiles où il n'avait jamais mis les pieds, il n'a pas hésité, persuadé d'avoir assez d'argent sur lui pour la soirée.

Ils sont donc montés au restaurant du huitième étage et ont choisi une table près de la baie vitrée donnant sur la rivière. Lulu a dit qu'elle aimait beaucoup l'atmosphère de l'endroit.

Mais les prix sur la carte dorée lui ont donné un coup. Il n'allait pas pouvoir impressionner Lulu en choisissant les spécialités du chef. Sans lui tendre la carte, il a commandé en habitué : "Porc aux champignons, poulet de la concubine impériale, boulettes de viande des quatre bonheurs, soupe de pousses de bambou d'hiver..." Chacun de ces plats coûtait moins de cent yuans. Elle ne disait rien et regardait par la fenêtre, l'air absent.

"Que diriez-vous d'un poisson et de crevettes ?", a demandé la serveuse, avec un regard à la carte qu'il avait en main.

C'était la question qu'il redoutait. Une langouste australienne à manger de trois façons - tranches crues, sautée à l'échalote et au gingembre, et riz au jus de langouste - coûtait neuf cents yuans. Il n'a même pas essayé de vérifier le prix exact d'une grosse courbine frite en forme d'écureuil. Il n'était pas radin, mais il n'avait que huit cents yuans sur lui. Il a parcouru la carte encore une fois. A son grand soulagement, il a trouvé quelque chose parmi les spécialités du chef : "Carpe vivante du fleuve Jaune."

A sa connaissance, la carpe n'était pas considérée comme un délice onéreux. Au marché derrière la cité, on l'achetait à pas plus de trois ou quatre yuans le kilo. Une carpe vivante pouvait sauter un peu plus haut, mais pas trop. La spécialité du chef était suivie d'un prix dit "à l'unité" : seize yuans. Qu'il s'agisse de kilo ou de jing, l'équivalent d'une livre, le prix semblait acceptable.

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros (A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008

Ecrit par: P'tit Panda Samedi 09 Août 2008 16h37
"Cité de la Poussière rouge" - 2 . Le bol de riz en fer (1990)

LE MONDE | 09.08.08 | 15h08 • Mis à jour le 09.08.08 | 15h08

La serveuse attentionnée qui suivait le regard de Dong sur la carte a suggéré : "Une carpe d'un kilo, un kilo et demi ? Plus petite elle n'aurait pas beaucoup de chair, mais plus grosse elle ne serait pas tendre.

- C'est parfait."

Lulu l'a regardé avec des vagues de printemps ondulant dans ses yeux - la carpe y nageait probablement.

La commande est vite arrivée. En dépit de tous les plats tentants, il ne se délectait que de la vue de Lulu. Elle a commencé à manger en tapotant ses lèvres pulpeuses avec une serviette rose, et elle avait un sourire radieux.

Puis la carpe vivante a été servie par une autre serveuse vêtue de batik, les pieds nus dans des socques de bois, ses chevilles blanches ornées de bracelets d'argent étincelant sur la moquette rouge. Elle a déposé la carpe devant eux dans un immense plat décoré de saules.

"Regardez !", s'est exclamée Lulu.

Les yeux du poisson tournaient encore. Il n'avait aucune idée de la façon dont le poisson était cuit. Ça tenait du miracle. Elle lui a servi un morceau du dos du poisson avec ses baguettes. Ce geste intime lui a gonflé le coeur de tendresse. Le goût était extraordinaire, frais et exquis. Elle a sucé la joue du poisson avec une grâce sensuelle qui dépassait ses rêves les plus fous, ses doigts fins effleuraient à peine ses lèvres. Soudain maladroit, il a sorti un oeil de la carpe avec le bout d'une baguette et a éclaboussé la nappe.

Elle a dit avec un doux sourire : "Le meilleur, c'est la chair autour de l'oeil. A Hongkong, il y a une spécialité d'yeux de poisson. Mais pas de carpe. Huit commandes par jour seulement."

La chair autour de l'oeil avait le goût de tofu gras et une texture indescriptible. Il n'en avait encore jamais entendu parler. Il en a conclu qu'elle devait être une habituée des restaurants chics. Mais elle le méritait, un sourire sur ses lèvres valait des tonnes d'or, comme on dit.

Il ne voyait pas le temps passer telle la rivière au-dessous d'eux dans le crépuscule.

Elle a poussé un soupir de satisfaction. La serveuse a apporté l'addition sur un plateau d'argent.

Le coup a été plus rude encore, une addition de plus de deux mille cinq cents yuans. Il avait fait un calcul mental. Avec le poisson d'un kilo environ, elle ne devait pas dépasser les six cents yuans, ou à peine. Il a appelé la serveuse et l'a questionnée.

"Le prix à l'unité c'est le prix au liang, aux cinquante grammes.

- Comment est-ce possible ?

- C'est l'usage dans les restaurants cinq étoiles. Vous n'y étiez encore jamais allé ?

- Si, bien entendu.

- Alors vous devriez savoir ce qu'est le prix à l'unité." Elle lui a montré la dernière page de la carte. "Regardez. C'est clairement indiqué."

En effet, c'était imprimé là, en tout petits caractères, bien qu'il n'ait jamais eu l'idée de vérifier. En d'autres circonstances, il aurait pu admettre son ignorance, payer avec ce qu'il avait et s'acquitter du solde plus tard. Mais il n'a pas voulu, pas en compagnie de Lulu. Il ne pouvait pas se permettre de perdre la face de cette façon. L'alternative était de passer pour un homme qui défend un principe, pas son argent. C'était le seul moyen de pouvoir conserver une chance de se racheter à ses yeux.

"Allons donc. Les journaux de Shanghaï sont pleins d'histoires d'arnaques de ce genre. J'ai un copain au Wenhui. Il serait prêt à publier un article là-dessus.

- Et qu'est-ce qu'il peut dire ?" La serveuse était sarcastique.

"Nous ne sommes plus au temps de Victor Sassoon, le magnat juif qui a construit l'hôtel avec l'argent qu'il avait gagné sur le dos du peuple chinois. Nous vivons dans une société socialiste. Je suis ouvrier dans une entreprise d'Etat. Ce poisson coûte plus de deux mois de mon salaire. Vous trouvez ça juste ?

- Alors vous avez un bol en fer. Vous savez quoi ? Ici les clients ont des bols en or et en argent. Ils possèdent leurs propres entreprises. Je vais vous dire une chose. Nous ne sommes pas un restaurant d'Etat. Si vous êtes si fier de votre bol en fer, vous n'avez rien à faire ici."

Pendant qu'il continuait à discuter, Lulu s'est levée et a quitté la table sans un mot. Il s'est dit qu'elle était sans doute allée aux toilettes. Mais elle n'est pas revenue.

Le responsable de la sécurité est arrivé, a exigé tout l'argent qu'il avait sur lui, l'a pris au collet et l'a mis dehors.

Quand il a téléphoné à Lulu pour la revoir, elle lui a répondu simplement : "Vous pouvez peut-être vous permettre de perdre la face de cette façon, mais moi pas."

Dong ne le pouvait pas non plus. Il a donc quitté son entreprise d'Etat et Shanghaï pour Shenzhen avec un projet d'affaire bien à lui. Il s'est mis à fabriquer des bols à riz en acier inoxydable, créant ainsi l'archétype d'un bol qui avait encore une importance symbolique pour les gens. C'était une trouvaille commerciale géniale, et très vite son produit s'est vendu dans tout le pays.

(Fin de l'épisode)

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 10.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Lundi 11 Août 2008 16h33
Cité de la Poussière rouge
1. Vieux Fang le Bossu (1995)

LE MONDE | 11.08.08 | 16h54 • Mis à jour le 11.08.08 | 16h54

Ceci est le dernier Bulletin d'information de la Poussière Rouge pour l'année 1995.

Au début de l'année, la Chine a procédé à des essais de tirs de missiles et à des manoeuvres militaires dans le détroit de Taïwan, démontrant sa détermination à lutter pour la réunification du pays.

La durée de l'enseignement obligatoire a été portée à neuf ans.

En septembre, le Comité central du Parti a adopté la proposition de poursuivre la réforme économique à travers la transformation de l'économie planifiée traditionnelle en économie socialiste de marché.

Notre gouvernement a pris des mesures efficaces pour enrayer l'inflation, qui a atteint 17 %.

*

Permettez-moi de dire tout d'abord qu'une histoire est rarement indépendante de celui qui la raconte. Pourquoi en choisir une plutôt qu'une autre ? Eh bien parce que celle-là a une signification particulière pour le narrateur. Par exemple ce que je vais raconter ce soir à propos de Vieux Fang le Bossu. C'est très lié à ce qui m'est arrivé pendant de longues années. Plus de vingt ans.

Ensuite, une histoire ne tombe jamais du ciel, elle n'a pas non plus de conclusion claire. Entre Vieux Fang le Bossu et moi, le face-à-face n'a eu lieu que cette semaine, bien que des choses beaucoup plus graves nous soient arrivées à lui et à moi il y a des années.

Je n'ai aucun préjugé contre la difformité d'un homme. Mon père est devenu infirme lui aussi - pendant la révolution culturelle. Il se trouve seulement que je ne connais pas le véritable nom de Fang. Aussi loin que remontent mes souvenirs, tout le monde ici l'appelait par son surnom. Et lui aussi. Vous avez quelque chose contre les surnoms ? Très bien, alors je l'appellerai Fang. S'il arrive que ma langue fourche, c'est parce que sa bosse a une importance, une correspondance symbolique dans l'histoire.

J'ai entendu parler de Fang pour la première fois au début des années soixante. C'était un ouvrier qui venait de prendre sa retraite de l'aciérie n° 3 de Shanghaï, et aussi un membre honorable du comité de quartier. Un homme âgé, petit, chauve, avec des lunettes démodées aux verres en cul.jpg de bouteille, et une bosse comme un wok retourné. J'étais enfant et je ne m'intéressais pas au comité de quartier. C'était pour moi un simple bureau où les ménagères allaient se plaindre ou recevoir les bons d'alimentation.

La révolution culturelle a tout changé. Le comité s'est concentré sur la mobilisation des gens dans la lutte contre les ennemis de classe. Mao disait : "Nous devons mener jusqu'au bout la révolution de la dictature du prolétariat." Fang s'est distingué à une réunion de quartier en prononçant un discours passionné sur le thème : "Savourer la douceur du présent et se rappeler l'amertume passée."

"Qu'est-ce que je suis ? Un pauvre infirme. Dans l'ancienne société, partout on me méprisait, j'étais un moins que rien. Un jour j'ai glissé et je suis tombé devant la cité, et plusieurs jeunes voyous sont venus me donner des coups de pied, me cracher dessus et m'injurier en me traitant de vieille tortue renversée. Camarades, ce n'est que dans le système socialiste que j'ai commencé à mener une existence heureuse, merveilleuse. A cause de mon infirmité, j'ai été autorisé à prendre ma retraite à quarante-cinq ans et à en toucher l'intégralité. J'aurais pu rêver de ça avant la Libération en 1949 ? Jamais de la vie. Je dois tout au Parti, au président Mao. Quiconque ose être contre le président Mao, je le combattrai jusqu'à mon dernier souffle dans la direction la plus nouvelle de la lutte des classes."

Le discours était sincère, mais bref. L'exemple cité n'était pas bien choisi. Les voyous sont de tous les temps. Il n'était nul besoin de l'ancienne société pour se moquer de Fang. Quant à la direction la plus nouvelle de la lutte des classes, Fang comprenait à peine le langage politique mouvant des journaux, il l'enregistrait et le répétait comme une machine.

Peu après, un groupe s'est formé dans le quartier sous le nom d'Equipe de propagande de la pensée de Mao Zedong. Elle se composait d'une douzaine de retraités, d'un tambour gigantesque, de plusieurs gongs et cymbales de cuivre, et d'un tas d'affiches colorées. Fang tenait un mégaphone d'une main, et dans l'autre, une liste des ennemis de classe. Avec son brassard rouge aussi éclatant qu'un nuage enflammé par l'aurore, il conduisait l'équipe au domicile désigné des ennemis de classe dans la cité.

Devant chaque maison visée, son mégaphone retentissait. "A bas le suppôt du capitalisme Zhang Shan. Nous devons le piétiner mille fois pour qu'il ne puisse pas se retourner pendant les cent prochaines années." A la porte suivante, "A bas le contre-révolutionnaire Li Si. Pour ton crime contre le socialisme, tu mérites de mourir mille fois." Et à la troisième, "A bas le droitier Huang Huizhong, tu dois confesser ton crime au peuple."

Fang avait une voix forte, et sa capacité pulmonaire maximale lui donnait une qualité métallique. Ses yeux lançaient des couteaux, ses narines jetaient des flammes. L'espace d'un quart de seconde il était gigantesque - la colère prolétarienne incarnée.

Les activités révolutionnaires de l'équipe étaient censées exercer une pression sur les ennemis de classe. Un slogan répandu à l'époque était : "La dictature prolétarienne doit s'appliquer dans chaque recoin de notre société socialiste." C'est ainsi que le chemin de Fang et le mien se sont croisés pour la première fois. Mon père était un cadre du Parti de rang moyen qui est devenu soudain un "suppôt du capitalisme" en 1966. Donc un ennemi de classe. Fang est arrivé à notre porte avec son mégaphone, comme il était de son devoir. "Brûlons le suppôt du capitalisme puant ! Faisons frire le suppôt du capitalisme pourri ! Aux ordures le suppôt du capitalisme maudit !"

La critique révolutionnaire de masse s'intensifiait. Bientôt les ennemis de classe ont été amenés sur une estrade improvisée, un énorme tableau noir autour du cou avec leur nom écrit dessus et barré. Vieux Fang le Bossu s'est révélé le plus actif et le plus imaginatif dans ces tableaux, à croire qu'il tirait une énergie inépuisable de sa bosse. Sa vue inspirait une terreur nouvelle à ceux dont il tenait la liste à la main.

Une jeune mère disait à son bébé au berceau : "Si tu pleures, Vieux Fang le Bossu va venir." Adaptation très appropriée du traditionnel : "Si tu pleures, le loup aux yeux blancs va venir."
(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis), par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 12.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Mardi 12 Août 2008 16h24
"Cité de la poussière rouge"
2. Vieux Fang le Bossu (1995), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 12.08.08 | 16h21 • Mis à jour le 12.08.08 | 16h21

J'étais jeune, et pourtant assez grand pour trembler pour mon père. Il me semblait que c'était une question de temps avant qu'il monte sur l'estrade, où je l'imaginais avec un tableau noir suspendu autour du cou.

Il avait eu une jambe cassée pendant une réunion de critique publique à l'usine. Dans une réunion de quartier de ce genre, j'allais devoir lui servir de béquille, debout avec lui sur l'estrade. Cette image de béquille humaine me donnait des cauchemars. Une nuit, j'ai été tiré de mon lit par la voix de tonnerre de Fang. "Suppôt du capitalisme Guohua, tu es condamné !" Je me suis précipité en bas en me frottant les yeux, mais il n'y avait personne. J'aurais juré que j'avais entendu sa voix. Mon père a dit que des enfants du voisinage avaient pu l'imiter pour me faire une blague, ou bien que j'avais rêvé.

Heureusement, je n'ai pas eu à subir l'humiliation publique. Mon père a été libéré tout à coup de son statut de "suppôt du capitalisme" par une organisation de gardes rouges qui, par une prise de pouvoir surprenante, ont déclaré que mon père était de leur côté et que c'était un cadre révolutionnaire éducable.

J'étais loin de m'attendre à ce que Fang devienne une menace plus directe. En 1969, Mao a lancé le mouvement des jeunes instruits à la campagne. Des millions de lycéens et d'étudiants sont partis se faire rééduquer par les paysans pauvres et moyen pauvres, mais quelques-uns sont restés, dont moi, "jeune en attente d'affectation" à cause d'une bronchite.

L'équipe de propagande de la pensée de Mao a axé son action sur de nouvelles cibles : les jeunes instruits restés en ville. Fang et ses compagnons ont utilisé sur eux la même tactique d'humiliation publique avec des slogans différents. "Comme nous l'enseigne notre grand dirigeant le président Mao, il est nécessaire que les jeunes instruits aillent à la campagne..." La voix forte de Fang s'élevait au-dessus d'un fracas assourdissant de gongs et de tambours. A la consigne générale il ajoutait au fur et à mesure les noms de sa liste en allant de maison en maison. "Zhou Wu, tu n'écoutes pas le président Mao. Tu en subiras les conséquences !" "Chen Liu, tu es contre le mouvement des jeunes instruits. Tu dois te corriger !"

Il y avait deux jeunes instruits dans la même maison shikumen, Zhengming et moi. La seule différence entre nous était qu'il n'avait pas d'excuse pour être resté. J'étais épargné pour le moment, mais son nom a été prononcé haut et fort par le mégaphone de Fang. "Tu dois partir maintenant, Zhengming, sinon nous ne te laisserons jamais en paix, ni le jour ni la nuit."

Fang et ses compagnons faisaient leur ronde trois fois par jour : tôt le matin, l'après-midi et tard le soir, de façon à ce que le maximum de gens entendent le message. C'était une tactique efficace, car non seulement elle faisait pression sur les jeunes instruits de la liste, mais en outre elle empoisonnait la vie de tous les voisins, lesquels, ne pouvant pas se plaindre de cette propagande, se retournaient contre les jeunes.

"Tu ferais mieux de partir, Zhengming, a dit Grand-Mère Hua dans la cuisine collective, sinon nous ne serons jamais tranquilles ici."

Zhengming m'a demandé mon avis. Il se sentait tellement coupable qu'il était prêt à céder sous la pression. Je ne lui ai donné aucun conseil. Mon père souffrait de rhumatismes. Je ne pouvais pas me permettre de créer davantage de tension chez moi.

J'ai répondu mollement : "A l'instant où Fang dira mon nom, je risque de devoir partir aussi."

Zhengming est parti. Moins d'un an plus tard, il a perdu trois doigts dans un accident de tracteur. On a dit qu'il l'avait fait exprès pour pouvoir rentrer en ville, en application des dispositions gouvernementales relatives aux jeunes instruits handicapés. Je n'ai pas suivi l'affaire. Je m'inquiétais trop pour mon propre sort. Dès que j'entendais le bruit familier des tambours et des gongs, je bondissais et j'épiais en tremblant derrière le rideau. Une bronchite n'était plus un motif de dispense. L'équipe de propagande de la pensée de Mao Zedong était décidée à trouver de nouvelles cibles parmi les jeunes instruits restés en arrière.

Encore une fois, j'ai eu de la chance, et le mouvement des jeunes instruits s'est interrompu brutalement avant que le mégaphone de Fang n'appelle mon nom. Au lieu de se transformer avec succès en paysans pauvres et moyen pauvres à la campagne, les jeunes n'arrivaient pas à gagner leur vie dans ces villages reculés. Mao lui-même a écrit une lettre admettant qu'il pouvait y avoir eu des erreurs dans ce mouvement.

Mais l'équipe de Fang avait déjà entrepris une autre campagne. De ma fenêtre, j'entendais Fang crier de nouveaux slogans. A cette époque-là, les campagnes se multipliaient et Fang ne risquait pas d'en manquer.

Après la fin de la révolution culturelle, je suis allé à l'université à Pékin. Je me suis surpris à penser parfois à Vieux Fang le Bossu pendant mes études. Mon père m'a appris que, depuis la dissolution de l'équipe de propagande, il travaillait pour le comité de quartier et patrouillait toujours au marché comme une sorte de chien de garde en portant un brassard rouge - mais différent.

Je n'ai eu une idée précise de la nouvelle activité révolutionnaire de Fang qu'à mon retour à Shanghaï au début des années quatre-vingts, où je suis entré comme journaliste au Wenhui. Le Parti avait déjà entrepris la réforme économique à Shenzhen, mais la présence de marchands privés au marché d'État du quartier représentait encore une menace aux yeux des orthodoxes. Le travail de Fang consistait à confisquer les paniers de bambou des marchands ambulants et à les piétiner de toutes ses forces. Il devait en tirer une satisfaction intense et se prendre pour un loyal champion du socialisme chaque fois qu'il chassait une jeune paysanne en pleurs.

Je n'ai pas été très étonné de voir Vieux Fang le Bossu apparaître au marché et patrouiller avec énergie comme s'il était monté sur ressort, mais sa férocité à l'égard des marchands ambulants m'a surpris. Ils n'étaient pas des ennemis de classe. Et la presse du Parti parlait de coexistence de formes différentes de propriété dans la nouvelle économie.

"Ce vieux salaud est cinglé", a pesté Zhengming en ligotant un crabe de rivière vivant qu'il venait d'acheter à un marchand privé.
(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong-Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 13.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Mercredi 13 Août 2008 17h33
"Cité de la Poussière rouge"
3. Vieux Fang le Bossu (1995), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 13.08.08 | 15h46 • Mis à jour le 13.08.08 | 15h46

Je ne gardais pas autant de rancune personnelle contre Fang. Ce qui m'a poussé à le braver a été encore un égarement du yin et du yang. Et j'ignorais que notre vie à tous deux en resterait influencée, de manières très différentes.

Mon travail au Wenhui m'accaparait. Un samedi après-midi, je suis rentré très vite à la Poussière rouge pour préparer le dîner de mon père. Au marché voisin, j'ai vu une femme nettoyer un plein seau d'anguilles de rizière près de l'évier public. Je ne saurais dire ce qui a retenu mon attention, mais j'ai ralenti le pas et je me suis arrêté pour la regarder. Elle battait l'anguille sur le sol de ciment, accrochait sa tête à un gros clou fixé au bout d'une planche, tirait dessus, lui ouvrait le ventre, la vidait, lui tranchait la tête et découpait le corps avec délicatesse. C'était la préposée aux anguilles du marché et elle gagnait quelques fens en vendant les arêtes et les entrailles aux restaurants qui en font des soupes de nouilles. Le sang couvrait ses mains, ses bras et ses pieds nus.

C'est alors que je l'ai reconnue. C'était Qing, la "reine" de mon lycée, partie à la campagne avec le premier groupe de jeunes instruits en 1970. J'avais entendu des histoires tragiques sur sa vie là-bas. A présent mère célibataire de deux enfants, elle paraissait au moins quinze ans de plus que son âge, les têtes des anguilles à ses pieds, à peu près de la taille de ses orteils nus, leurs yeux encore vivants. Elle ne m'a pas reconnu.

Sur une impulsion, j'ai décidé d'acheter un kilo d'anguilles vivantes. Pour préparer un plat bien shanghaïen d'anguilles frites à mon père. J'allais sortir mon portefeuille quand des cris m'ont fait me retourner. Vieux Fang le Bossu fonçait sur nous, rappelant bizarrement un faucon, et saisissait Qing par la peau du cou comme un poussin. Ahuri, je l'ai vu l'entraîner en direction du comité de quartier...

Je suis soudain devenu furieux. Pendant toutes ces années, cet homme avait été une malédiction. D'abord pour mon père, ensuite pour moi, et à présent pour elle. Elle était pitoyable, cette ancienne jeune instruite, sans travail et sans qualification, obligée de nourrir ses enfants de ses mains couvertes de sang. Ce qu'elle vendait au marché ne lui appartenait pas. Combien pouvait-elle tirer de ces déchets ?

J'ai décidé de faire quelque chose. Ce soir-là j'ai rassemblé des documents récents du parti relatifs à la réforme du système socialiste de propriété. Après les avoir étudiés avec soin, j'ai eu une longue conversation avec le camarade Jun, président du comité de quartier.

Je lui ai expliqué : "Nous ne sommes plus à l'époque où la lutte des classes passait avant tout. D'après Le Quotidien du peuple, lui accorder trop d'importance ne profite pas à la réforme. Les temps ont changé, et un marché privé libre est devenu un supplément nécessaire au marché d'État. Fang a tort de traiter les marchands ambulants de cette façon."

Le camarade Jun a hoché la tête pendant tout mon discours sans tenter de m'interrompre.

"Donc je pense que vous devez lui confisquer son brassard rouge. Cette affaire pourrait faire du bruit. Ce serait très mauvais pour l'image de la Poussière rouge."

Le camarade Jun a dû trouver la menace grave. En effet, quand je suis retourné au marché, il n'y avait plus signe de Fang. On a dit qu'il tremblait comme une feuille quand il avait rendu son brassard rouge. Je n'ai pas vu Qing non plus. C'était sans doute tant mieux. Le sang des anguilles avait changé l'image que je conservais d'elle.

J'ai vu mes propres chances dans la réforme économique en cours. En réalité, j'avais eu l'idée de monter une affaire quand j'avais étudié les documents ce soir-là pour chasser Fang du marché. J'ai quitté Shanghaï pour Shenzhen, puis Shenzhen pour Hongkong. La suite a été une succession de bonnes affaires. Disons que j'ai eu de la chance jusqu'ici.

Un voyage professionnel m'a ramené à Shanghaï il y a quelques jours. Tant de choses avaient changé dans le quartier de la Poussière rouge que j'en croyais à peine mes yeux. Les stands de casse-croûte sont apparus comme les pousses de bambou après la pluie. Près de l'entrée de la cité, il y a aussi une baraque qui sert des repas en barquettes avec deux ou trois tables de bois, sept ou huit bancs, et un gros poêle à charbon en plein air. C'est commode pour les résidents de la cité, et pour les employés des nouvelles entreprises proches.

Mais j'ai eu un choc en y voyant Vieux Fang le Bossu. Bien différent - ce qui n'avait rien d'étonnant - de celui que je me rappelais avec son mégaphone et son brassard rouge. Il s'était ratatiné, un nain avec une bosse encore plus prononcée, un angle de quatre-vingt-dix degrés entre sa tête et le bas de sa colonne vertébrale. Ce qui m'a réellement stupéfié, c'est qu'il était aide-serveur, et il devait se dresser sur la pointe des pieds pour attraper les assiettes sur l'étagère.

Je me suis assis à table et j'ai commandé un bol de nouilles au porc frit avec des légumes au vinaigre. Il est venu me servir. Croyez-le ou non, c'était notre premier face-à-face, son visage au niveau du mien. Le vieil homme ne m'a pas reconnu et j'ai pris le bol sur le plateau qu'il tenait à hauteur de sa tête.

L'endroit était une de ces entreprises privées contre lesquelles il s'était si longtemps battu. Et le propriétaire n'était autre que Zhengming, à qui j'ai demandé de venir s'asseoir avec moi.

Il m'a dit que la réforme économique avait durement frappé plusieurs retraités de la cité. Autrefois, qu'une entreprise ait été rentable ou pas, les retraités bénéficiaient d'une pension et des soins médicaux gratuits, mais désormais c'était laissé à la décision de l'entreprise, et l'aciérie d'Etat de Fang était tombée très bas. Il ne touchait même pas la moitié de sa retraite. Avec l'inflation, il était courant que les retraités prennent un emploi de complément.

"Il gagnait un peu plus en travaillant au comité de quartier, mais, pour une raison que j'ignore, il a été renvoyé il y a plusieurs années. J'ai eu pitié de lui ; je le paie deux cents yuans par mois et je le nourris."

Je n'ai pas dit à Zhengming que j'étais peut-être responsable du renvoi de Fang. On pouvait aussi voir ça comme une ironie du sort : Fang était peut-être responsable de mon entrée dans le monde des affaires.

Après que Zhengming eut quitté la table, j'ai regardé autour de moi. Personne ne laissait de pourboire. En Chine socialiste, d'un point de vue politique, c'était encore mal vu de recevoir un pourboire. Pendant que Fang s'éloignait, je suis parti en laissant un billet de dix yuans sur la table.

(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis), par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 14.08.08

Ecrit par: P'tit Panda Jeudi 14 Août 2008 16h44
"Cité de la Poussière rouge"

1. Le masseur des pieds (1998), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 14.08.08 | 15h21 • Mis à jour le 14.08.08 | 15h21

Ceci est le dernier "Bulletin d'information de la Poussière rouge" pour l'année 1998.

En mars, le camarade Zhu Rongji a succédé au camarade Li Peng au poste de premier ministre et s'est employé à faire entrer la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce.

A l'automne, la Chine a connu de graves inondations sur le cours du Yangzi et d'autres fleuves, mais sous la direction de notre grand parti, le peuple chinois a remporté la victoire contre la catastrophe naturelle. Puis une crise financière a éclaté en Asie, et la Chine a mérité le respect du monde pour son rôle économique majeur.

*

La chance de Ding-Cheveux-Noirs a tourné de façon spectaculaire cette année-là. Mais comme toute chose en ce monde, c'était l'aboutissement d'un long enchaînement de causes et d'effets, car, comme le dit la maxime, une chiquenaude, une goutte d'eau, tout est prédéterminé et déterminant.

Cette longue chaîne avait commencé à la fin des années soixante-dix, quand Ding-Cheveux-Blancs, un vieux célibataire de la cité de la Poussière rouge, avait pris sa retraite de l'établissement de bains du Yangzi. Il avait transmis alors son emploi et son tingzijian à son neveu Ding-Cheveux-Noirs, qui était encore jeune garçon et habitait dans la campagne de Jiangbei, au nord du Yangzi. C'était une dérogation spéciale par égard pour le statut du vieil homme, que le président Mao avait reçu dans les années soixante en tant qu'ouvrier modèle national.

Avant de repartir à la campagne, l'oncle n'a dit qu'une phrase à son neveu. "Tu peux réussir dans n'importe quelle profession." Travailler dans un établissement de bains n'était pas considéré comme très enviable, pas même en Chine socialiste. Avant 1949, les employés des bains venaient pour la plupart du district de Jiangbei, une région pauvre et arriérée plutôt mal vue à Shanghaï. Ajoutons que l'emploi dévolu au jeune garçon était celui de masseur des pieds au bord de la grande piscine.

Le jeune homme, quant à lui, trouvait qu'il avait beaucoup de chance d'être employé dans un établissement d'Etat à Shanghaï plutôt que de travailler la terre. Il bénéficiait de toutes sortes d'avantages annexes. Entre autres, il n'avait plus à se soucier de l'eau chaude et pouvait se baigner autant qu'il voulait tout au long de l'année, un luxe que même les résidents les plus aisés de la Poussière rouge n'auraient pas pu se permettre.

Il n'avait pas à préparer ses repas chez lui, car il disposait d'un grand poêle dans l'établissement, où les employés chauffaient ou faisaient cuire leur riz du petit déjeuner au dîner. Enfin, et surtout, il n'avait plus à s'occuper de ses vêtements.

Dès qu'il arrivait aux bains, il se déshabillait, prenait une douche et s'enveloppait dans une serviette, c'était son uniforme de travail. Et aussi une nécessité, puisqu'il massait et transpirait près de la piscine chaude toute la journée. Il n'avait donc presque jamais besoin de s'acheter de nouveaux vêtements. Le costume Mao hérité de son oncle paraissait encore neuf au bout de plusieurs années.

De son oncle, il avait aussi hérité le savoir-faire. Il s'est bientôt fait une réputation dans son domaine et, à son tour, il s'est découvert une réelle passion pour son travail. Peu à peu, il s'est intégré à la cité, même si on le considérait encore comme un "Jiangbeien" à cause de son accent marqué.

Finalement, le jour est venu pour lui de penser à se trouver une petite amie. Par l'intermédiaire de Tante Liu, il a rencontré Linlin, une jeune fille qui travaillait dans un magasin collectif de sauce soja. Dans la "balance des alliances" de Tante Liu, une employée d'une entreprise collective moins payée pouvait se montrer l'égale d'un employé d'un établissement d'Etat.

Linlin n'a pas tardé à lui rendre visite à la Poussière rouge. Comme il avait sa pièce indépendante, ses voisins retenaient leur respiration quand elle venait et tendaient l'oreille, à l'affût de bruits suspects. Le comité de quartier restait lui aussi sur le qui-vive. Mais Linlin a tout à coup cessé de venir.

Ding n'a pas voulu parler de sa volatilisation. Le bruit courait qu'elle était due à une erreur qu'il avait commise : un jour où elle lui avait apporté des fruits aux bains, il était venu à sa rencontre sans rien d'autre qu'une serviette autour des reins. Elle avait été plus qu'embarrassée. Puis une autre explication a surgi : il avait un problème d'orientation sexuelle, en raison de sa longue fréquentation des corps d'hommes nus. Et le fait que Ding-Cheveux-Blancs soit resté célibataire toute sa vie ajoutait à la crédibilité de cette histoire.

Ding-Cheveux-Noirs ne semblait pas attacher trop d'importance à la perte de sa petite amie. Il n'essayait pas non plus de réfuter les explications de son célibat prolongé. Il continuait d'aller travailler avec ardeur, portant toujours la même veste Mao.

Le temps s'est écoulé, comme l'eau sale des bains.

En ces années de révolution culturelle, il y avait beaucoup plus important que les supputations sur son éventuel problème personnel. On n'en a plus parlé, même si son existence semblait confirmée.

La révolution culturelle a commencé dans le fracas et s'est achevée dans un gémissement. Après la mort du grand dirigeant le président Mao et la démission de notre sage dirigeant le président Hua, c'est notre dirigeant vétéran le président Deng Xiaoping qui a entrepris la réforme économique, au moment où Ding-Cheveux-Noirs atteignait ses trente ans avec tout son accent de Jiangbei presque intact ; mais il avait perdu la moitié de ses cheveux, et son surnom par voie de conséquence. C'était tout aussi bien, puisqu'il était depuis longtemps le seul Ding de la Poussière rouge. Ses remarques occasionnelles pendant les conversations du soir laissaient entendre que, s'il avait ses soucis comme nous tous, ceux-ci s'effaçaient dans la piscine d'eau chaude.

"Au fond, quelle est la différence entre les gens quand ils sont nus ?"

Mais la réforme économique a fait une grosse différence pour l'établissement de bains d'Etat. Le service qu'on y trouvait était désormais considéré comme trop bas de gamme pour les nouveaux riches qui s'intéressaient au "service spécial" assuré par les jeunes masseuses des bains privés. Par ailleurs, ils étaient devenus trop chers pour les nouveaux pauvres, aussi l'établissement d'Etat a-t-il périclité.

Ding a été licencié, et mis "en attente de la retraite" avec un tiers de son salaire. Cette disposition de la nouvelle politique permettait de chercher d'autres emplois, mais, contrairement à certains, l'expérience de Ding était parfaitement inutile hors des bains.

(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 15.08.08

Ecrit par: P'tit Panda Vendredi 15 Août 2008 16h44
2. Le masseur des pieds (1998), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 15.08.08 | 15h58 • Mis à jour le 15.08.08 | 15h58

Mais on ne peut jamais savoir comment la chance va tourner. Un de ses anciens clients, devenu un Gros-Sous propriétaire de plusieurs entreprises, avait rendu son épouse furieuse en s'amusant un peu trop dans les nouveaux bains privés. Pour se dédouaner, il avait juré à celle-ci qu'il ne s'agissait que de massage des pieds, et il lui a suggéré de faire appel aux services de Ding à domicile, afin d'en apprécier les incroyables bienfaits. Le Gros-Sous, qui avait entendu parler de l'orientation sexuelle de Ding, n'a pas hésité à lui proposer une somme considérable.

"Va la voir, Ding, et réussis à la convaincre des effets miraculeux du massage des pieds."

Il y est allé. C'était une résidence somptueuse. Et l'épouse était une déesse en peignoir blanc qui est sortie de la salle de bains pour l'accueillir en laissant sur le parquet des empreintes de fleurs de lotus. Il ne pourrait jamais comprendre comment ce Gros-Sous pouvait aller voir ailleurs avec une telle femme chez lui. Mais quelque chose de plus immédiat et de plus personnel le préoccupait. Les pieds nus qui étaient posés sur ses genoux, aussi parfaits que s'ils avaient été sculptés dans du jade blanc, aux ongles tels des pétales frémissants, faisaient trembler le repousse-peau dans sa main. Certains auraient payé très cher rien que pour toucher son petit orteil, doux et blanc comme un litchi pelé. Ding est quand même parvenu à assurer un bon massage, qui lui a valu un généreux pourboire, et c'est devenu une habitude.

De temps à autre, il pouvait prendre une douche gratuite, lorsqu'elle s'endormait sur le canapé pendant qu'il lui massait les pieds avec application. C'était presque comme au bon vieux temps, quand il venait d'arriver à Shanghaï. Sa réputation s'est répandue parmi les dames riches. Comme son orientation sexuelle ne faisait aucun doute, elles le recevaient chez elles tel un eunuque du palais. Certaines aimaient se faire masser dans leur chambre et lui tendaient leurs pieds tout en continuant à bavarder au téléphone, adossées à leurs oreillers de duvet, d'autres l'invitaient carrément dans la salle de bains et se prélassaient dans la baignoire, un pied entre ses mains. Le spectacle devenait trop éprouvant pour lui. Mais il savait qu'il devait se contrôler et continuer de transpirer dans l'atmosphère lourde.

Désormais, il veillait aussi à s'habiller convenablement pour travailler, et même à suivre la mode. Il portait un pantalon très ample, presque trop exotique pour la Poussière rouge. En dehors de ça, il se considérait comme un sacré veinard. Il gagnait vraiment beaucoup d'argent. En deux soirs, il pouvait se faire plus que son ancien salaire mensuel. C'était un travail facile et fantastique, il se nourrissait de la vue de ces femmes nues ou demi-nues, de leurs orteils gracieux qui se tortillaient entre ses doigts, de leurs plantes de pied élégantes qu'il pouvait pétrir et modeler tout à loisir.

On disait depuis quelque temps que l'argent brûle un homme. Avec celui qu'il avait dans sa poche, Ding brûlait de désir. Le spectacle permanent de ces beautés nues n'arrangeait rien. Encore une fois, il a envisagé d'avoir une petite amie, mais à cause de sa réputation douteuse, personne ne voulait lui en présenter une. Il ne pouvait pas non plus passer par les petites annonces. Il perdrait toutes ses clientes.

Il a alors pensé aux établissements de bains privés. Il était curieux de savoir en quoi consistait leur massage des pieds. Comment ces jeunes filles pouvaient-elles travailler sans l'expérience qu'il avait ? Un après-midi, il s'est rendu dans un de ces nouveaux lieux. D'après la liste des services affichée au mur, un simple massage des pieds ne coûtait pas cher.

Un grand barbu lui a demandé à l'entrée : "Une fille ?"

C'était ce qu'il avait imaginé. Il a acquiescé.

"Double service ?"

Ça, il ne l'a pas compris, mais il a acquiescé de nouveau, décidé à ne pas trop parler de peur de montrer son inexpérience. Une jeune fille l'a conduit dans une cabine où elle l'a fait s'asseoir sur un lit étroit. Elle lui a enlevé ses chaussures, lui a mis les pieds dans une bassine d'eau chaude et a commencé à les lui masser. Rien de remarquable dans sa technique, mais la douceur de ses doigts changeait tout, notamment quand elle s'est mise à gratter les callosités de son talon avec ses ongles. Il se posait encore des questions quand elle a demandé : "Je descends votre pantalon ?"

Il a hoché la tête, ne sachant ni quoi dire ni quoi faire. Sans se déshabiller, elle lui a baissé le pantalon, s'est penchée et s'est mise à le lécher avant de le prendre dans sa bouche. Elle devait s'être gargarisée avec un produit magique, car sa bouche est devenue très chaude, presque brûlante à mesure qu'elle accélérait son rythme. C'était plus qu'il ne pouvait humainement endurer. Il a explosé dans sa bouche.

C'est alors que plusieurs policiers ont fait irruption et l'ont pris en flagrant délit. Les heures suivantes ont été un cauchemar, il était paralysé, incapable de parler ou d'agir. Il a passé la nuit au poste de police le plus proche.

On l'a relâché dès le lendemain matin faute d'antécédents, mais le comité de quartier de la Poussière rouge a été informé. C'était à lui de déterminer la peine appropriée. D'ordinaire, elle prenait la forme d'une séance de critique, où Ding devrait avouer sa faute en donnant tous les détails et plaider coupable. Mais le camarade Jun, président du comité, hésitait, et il est venu en discuter avec Vieille Racine, qui habitait la cité depuis de nombreuses années.

"Quelle tuile. Se faire prendre la première fois !

- Qu'est-ce qu'on va faire ?

- Si cette histoire se sait, il perd gravement la face, mais avec un résultat positif. Au moins, il a prouvé qu'il était un homme. Et toutes les histoires sur son orientation sexuelle disparaîtront du jour au lendemain dans le quartier.

- Oui, mais si ça sortait du quartier ?, a demandé Vieille Racine inquiet.

- C'est bien le problème", a reconnu le camarade Jun.

Le travail de Ding reposait sur ses préférences sexuelles présumées. Quand la nouvelle se répandrait, ce serait la fin de sa carrière. Il y avait déjà beaucoup de chômeurs dans le voisinage, un boulet de plus en plus lourd pour le comité.

"Mais il doit être puni. Sinon je ne pourrai pas faire mon rapport au poste de police du district.

- Attendez, il n'y a pas une campagne de lutte contre la libéralisation bourgeoise ? Et si on le punissait à ce titre ? a proposé Vieille Racine. Tous ses nouveaux vêtements chics, surtout son pantalon trop ample avec un tas de poches. J'ai entendu dire que c'est une nouvelle mode américaine, hip-hop.

- Excellente idée, Vieille Racine. Vous êtes un génie. La libéralisation bourgeoise, c'est vraiment un mot parapluie. Et pour Ding, une solution juste et convenable."

(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 16.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Dimanche 17 Août 2008 00h02
"Cité de la Poussière rouge" : 1. Père et fils (2000)


LE MONDE | 16.08.08 | 13h23 • Mis à jour le 16.08.08 | 13h23

Ceci est le dernier Bulletin d'information de la Poussière rouge pour l'année 2000.

La Chine a lancé avec succès le satellite de communications Chinasat-22. Avec l'introduction d'Internet dans notre vie quotidienne, le gouvernement a renforcé la réglementation dans ce secteur.

Le président Jiang Zemin a prononcé un discours important sur les "Trois Représentations" qui doivent être la ligne directrice du travail du parti.

Les autorités de notre Parti ont intensifié la répression contre la corruption des officiels en exécutant un ancien vice-président du Congrès national du peuple.

Cette année a aussi vu le début du transfert des populations nécessité par le projet de barrage des Trois Gorges.

Le PNB a augmenté de 8 %.

"Regardez cette photo. Il est tout jeune, son foulard rouge de jeune pionnier resplendit au soleil doré de la Chine socialiste", a dit le camarade Kang, assis à l'entrée de la cité de la Poussière rouge. Il parlait avec difficulté et toussait, le poing devant la bouche, tout en tournant la page d'un album de photos.

Nous savions pourquoi le camarade Kang avait tenu à venir nous montrer cette photo ce soir-là malgré sa maladie de coeur. A cause de son fils Kang Gros-Sous, qui était devenu le contraire de ce qu'il avait espéré, à savoir "un digne successeur dévoué à la grande cause du communisme".

Nous savions aussi que son fils n'était pas le seul motif d'accablement du camarade Kang : ce qui se passait dans le pays en était un autre. Il voulait revoir le passé une fois de plus, vraisemblablement pour tenter encore de justifier la quête de toute sa vie. Il y avait peu de chances que sa santé chancelante lui permette de passer avec nous beaucoup d'autres soirées comme celle-là. Nous faisions donc cercle autour de lui en agitant nos éventails de feuilles de roseau au rythme des conversations.

Le camarade Kang était entré au Parti communiste en 1948, un an avant la libération de Shanghai. Au début des années 1950, il a été nommé directeur d'une grande usine de textile. Cadre consciencieux du Parti de rang moyen, il s'est consacré à son travail : transformer une entreprise privée en entreprise d'Etat avec les avantages du socialisme - sécurité de l'emploi et assurance médicale pour tous les employés - et accroître la production en accord avec le plan quinquennal.

Il aurait pu quitter la cité de la Poussière rouge au début des années 1960 pour aller dans un appartement plus grand, mais, tel le généreux camarade modèle Lei Feng, il y avait renoncé en faveur de quelqu'un d'autre. La révolution culturelle l'a pourtant transformé en "suppôt du capitalisme" et il a porté le grand tableau noir accroché autour du cou avec son nom barré dessus. Il a été envoyé ensuite dans une "école des cadres" pour se réformer par le travail forcé. Sa femme est morte deux ans plus tard en laissant leur fils unique tout seul en ville. Le camarade Kang n'est rentré chez lui qu'à la fin de la révolution culturelle ou presque, ombre ratatinée de l'ancien bolchevik, traînant une jambe estropiée, devenu un parfait étranger pour son fils.

Il a expliqué en toute sincérité à ce dernier : "Dans la longue histoire de l'humanité, le socialisme est un nouveau système qui ne peut que connaître des cahots sur sa route", citant mot pour mot le Quotidien du peuple. "Nous ne devons jamais perdre la foi en notre Parti, en notre système."

Puis, lorsque la nouvelle politique de retraite des cadres est entrée en vigueur au milieu des années 1980, le camarade Kang s'est retiré sans essayer de s'accrocher à son poste. Même s'il ne pouvait pas s'empêcher d'être préoccupé par les problèmes de l'usine, il ne voulait pas se mêler du travail du nouveau directeur.

En bref, le camarade Kang est resté fidèle toutes ces années à son idéal de membre loyal du Parti. A l'exception peut-être d'une occasion : il a accepté les indemnités pour ce qu'il avait perdu pendant la révolution culturelle, afin de payer le billet d'avion de son fils, qui a voulu partir au Japon dans une école de langues au milieu des années 1980. Le camarade Kang n'aimait pas cette idée, mais son fils lui a dit qu'il n'avait pas pu étudier ici à cause de lui, un "suppôt du capitalisme" dans les années 1970. Et il se sentait coupable.

Mais ce qui a désolé le camarade Kang, c'est la transformation subie par son fils. A son retour du Japon, il avait reçu un surnom, Kang Gros-Sous.

Au Japon, au lieu de suivre les cours à l'école de langues, Kang Gros-sous avait travaillé partout où il avait pu et économisé comme un avare. A la fin des années quatre-vingt, alors que de plus en plus de gens étaient prêts à quitter la Chine, il est revenu avec un petit capital en déclarant qu'il voyait ici davantage d'opportunités pour ses affaires.

"Au Japon, les réglementations commerciales ne laissent pas beaucoup de marge de manoeuvre. Mais ici, c'est différent, les possibilités de gagner beaucoup d'argent abondent, a-t-il dit. Le gouvernement encourage à présent les entreprises privées qui apportent un supplément à l'économie. Tout est nouveau. Malgré tous les manuels qui existent sur les affaires, certains cadres du Parti n'en ont encore pas lu une seule ligne."

Il a donc monté son affaire, un immense restaurant dans le faubourg de Qibao. En ce temps-là, il n'y avait pas beaucoup de restaurants dans cette ville. Les établissements d'Etat n'avaient pratiquement pas changé leur menu depuis vingt ans.

Dernier roman paru en France La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros

(A suivre)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong-Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong

*


Résumé

C'est l'histoire de Kang le pur et de Kang Gros-Sous. Le père et le fils. Le militant maoïste convaincu et l'homme d'affaires vacciné contre les turpitudes marxistes-léninistes. Qiu Xiaolong raconte ici l'irrésistible ascension financière de Kang Gros-Sous qui, après une formation au Japon, revient avec des idées bien précises sur le commerce et la manière de le mener au mieux dans une Chine en transition. Loin du puritanisme et de l'austérité maoïste


Article paru dans l'édition du 17.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Lundi 18 Août 2008 17h28

Cité de la Poussière rouge
2. Père et fils (2000), par Qiu Xiaolong
LE MONDE | 18.08.08 | 15h34 • Mis à jour le 18.08.08 | 15h34

lL a introduit un nouveau style, avec dans des aquariums des poissons, crevettes, clams, langoustes, et crabes vivants que les clients pouvaient choisir eux-mêmes comme au marché. L'objet de leur choix était ensuite pesé, nettoyé, et aussitôt cuit en fonction de leurs exigences particulières. Ce service proche de celui du marché donnait l'impression d'une meilleure qualité et d'un prix plus avantageux. Les clients ont commencé à affluer. Ils ont bientôt dû attendre leur tour à l'accueil en prenant un numéro.

A la conversation du soir, Kang Gros-Sous nous a proposé avec enthousiasme : "Venez dans mon restaurant. Je vous ferai cinquante pour cent.

- Mais alors tu ne gagneras rien ?

- Pas avec vous, mes vieux voisins. Nous sommes maintenant à l'âge des "dépenses professionnelles socialistes". Avec la réforme économique, c'est la mode et c'est politiquement juste que les cadres du Parti invitent aux frais de l'entreprise, dans leur intérêt. Ça n'est pas leur argent, ils peuvent se permettre de le jeter par les fenêtres. Ce sont mes mines d'or, et j'ai plusieurs salons spéciaux pour ce genre de clients."

Kang Gros-Sous a ajouté sérieusement : "Les braves gens honnêtes comme mon père se font de plus en plus rares. Il s'est consacré tout entier au Parti, avec quel résultat ? Ne lui parlez surtout pas des dépenses professionnelles socialistes."

Nous n'avons rien dit. Nous avons appris qu'outre les salons, Kang Gros-Sous fournissait aussi à ses clients des reçus spéciaux. Pour un repas de huit cents yuans, le reçu pouvait s'élever à trois mille. Ses clients se multipliaient. Combien il gagnait, nous n'en avions pas la moindre idée. Il a déménagé dans un appartement luxueux des beaux quartiers. Il a essayé de convaincre son père de le suivre, mais le vieil homme a dit non.

Quand d'autres restaurants privés du même genre sont apparus, Kang Gros-Sous est passé au karaoké. Il nous a expliqué : "Le karaoké est une distraction très appréciée au Japon. On chante en lisant les paroles sur un écran de télé.

- Arrête, Kang Gros-Sous. Tu crois que les Shanghaïens vont payer pour chanter ? lui a demandé un résident. Nous pouvons chanter tout notre soûl chez nous ou dans la cité, et sans rien payer.

- D'abord, qu'on soit japonais ou chinois, les Asiatiques ne se laissent pas aller très facilement. Le karaoké offre une sorte de consensus qui permet de faire ce qu'on n'oserait pas normalement." Kang Gros-Sous a ajouté avec un sourire mystérieux : "Et puis un club de karaoké peut satisfaire toutes sortes de besoins."

Les résidents de la Poussière Rouge ne croyaient pas à sa théorie, mais il avait foi en lui-même. Il a transformé son restaurant en club de karaoké doté de nombreux salons privés. Encore un succès colossal. De toute évidence, on ne se satisfaisait plus d'un bon repas. Un sage confucianiste l'a dit il y a un millier d'années : Quand vous êtes bien nourri et vêtu, votre esprit s'égare.

Le karaoké est devenu une pratique à la mode obligatoire, surtout pour ceux qui "s'enrichissent d'abord" comme l'avait prévu le camarade Deng Xiaoping. Car les gens n'allaient pas là seulement pour le karaoké. Comme les hôtels de la ville exigeaient encore un certificat de mariage quand un couple se présentait, ces salons privés aux portes fermées répondaient à des besoins reconnus, mais non formulés. Bientôt sont apparues des hôtesses de karaoké censées chanter avec les clients. On pouvait imaginer sans peine quels autres services elles assuraient derrière la porte fermée.

Lorsqu'on a entendu parler de ces filles à la Poussière Rouge, le camarade Kang a piqué une crise de rage. "Ne vous inquiétez pas, père. Notre club respecte la loi. Le commissariat de Jin'an n'est qu'à cinq minutes. Si nous faisions quelque chose d'inconvenant, la police se précipiterait tout de suite."

Ce n'était vrai qu'en partie. On disait que le chef de la police du district était un client régulier du club. Il faut reconnaître néanmoins que Kang Gros-Sous était un bon fils qui faisait de son mieux pour rassurer le vieil homme. Il nous a dit : "A quoi bon discuter avec son père ? Autant discuter avec l'histoire. Ça n'avance à rien de jeter un manuel d'histoire."

Il avait d'autres raisons de s'abstenir de discuter avec le vieil homme, dont la santé déclinait. Et la réforme de l'assurance médicale n'arrangeait rien. Par le passé, les retraités des entreprises d'État bénéficiaient d'une prise en charge médicale complète ; désormais, cet avantage subissait une réduction sévère. Le camarade Kang ne disposait plus que de huit cents yuans par an, qui suffisaient à peine à l'achat de son médicament pour le coeur pendant trois mois, et il essayait de limiter ses visites à l'hôpital, malgré l'aide financière que lui proposait son fils.

Le succès de son affaire de karaoké empêchait Kang Gros-Sous de venir à la Poussière Rouge aussi souvent qu'il l'aurait voulu. Il nous a donc demandé de l'aider à prendre soin de son vieux père. Pour nous remercier, il a invité quelques-uns d'entre nous à son club où nous avons été traités comme des princes, et où les hôtesses de karaoké ont dansé pour nous. Au tarif horaire de trois cents yuans pour une soirée dans un salon privé de luxe, plus le repas et les boissons, l'addition devait être monstrueuse.

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros
(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 19.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Mardi 19 Août 2008 17h13
"Cité de la Poussière rouge"
3. Père et fils (2000), par Qiu Xiaolong

LE MONDE | 19.08.08 | 15h45 • Mis à jour le 19.08.08 | 15h45

On a calculé et discuté pendant des jours dans la cité. Comme les clients du club étaient pour la plupart des chefs d'entreprise ou des cadres du gouvernement, ils pouvaient dépenser sans compter. Les bénéfices du club devaient atteindre chaque nuit une somme à six chiffres. Sans compter les à-côtés. A commencer par le pourcentage reversé par les hôtesses sur leurs "services privés".

Avec la poursuite de la réforme économique, Kang Gros-Sous a pris une nouvelle décision commerciale qui nous a tous laissés perplexes, sauf le camarade Kang, qui était à l'hôpital et ne savait encore rien. Cette décision concernait l'usine même pour laquelle le camarade Kang avait travaillé pendant plus de trente ans.

Celle-ci connaissait de graves difficultés depuis longtemps. Dans l'ancien système, elle fabriquait en fonction des commandes du gouvernement sans se préoccuper de faire ou non des bénéfices. Elle devait à présent se battre pour survivre sur le marché, et elle était responsable des salaires et des bénéfices.

Fei, le nouveau directeur, était désarmé devant les problèmes qui assaillaient l'usine. La production ne valait rien et ne trouvait plus preneur dans les années 1990. Les ouvriers, qui tous avaient leur "bol de riz en fer" depuis très longtemps, ne pouvaient pas grand-chose. Le grand nombre de retraités devenait un fardeau. Fei était aussi désespéré qu'une fourmi qui rampe sur un wok brûlant.

Mais Fei n'était pas le seul dans cette impasse. Plus de la moitié des usines d'Etat se trouvaient dans une situation similaire, menacées par la faillite. Une nouvelle politique a été instaurée : une entreprise d'Etat pouvait se déclarer en faillite, et les employés seraient renvoyés chez eux avec une indemnité forfaitaire. Tout individu était encouragé à racheter cette entreprise à bas prix, avec une réduction supplémentaire s'il conservait des salariés pendant deux ans au moins - à raison de 10 000 yuans de remise par salarié.

Quand l'usine de textile du camarade Kang a été mise en vente elle aussi, le repreneur s'est révélé n'être autre que Kang Gros-Sous. Après avoir accepté de conserver environ deux cents employés - encore que personne ne savait comment il le pourrait -, il a obtenu l'usine pour une somme symbolique. C'était une escroquerie, mais dans la logique des affaires. Quant au camarade Kang, il l'a inclus dans un licenciement collectif des cadres, ce qui signifiait que le vieil homme continuerait de toucher son ancien salaire.

Ce qui nous a vraiment surpris, c'est le projet secret qui a été dévoilé après la signature de l'accord. Kang Gros-Sous allait faire de l'usine un terrain à bâtir. Son emplacement à proximité de la future ligne de métro attirait de nombreux investisseurs. Le terrain nu valait le double de ce qu'il avait payé pour l'usine. Il a conclu un accord avec un promoteur pour un projet commun qui lui permettait de tenir parole en conservant les employés comme ouvriers temporaires du bâtiment. Après quoi il posséderait un tiers des appartements.

Il faisait d'une pierre trois coups. Ce projet aidait l'Etat à se débarrasser d'un fardeau financier ; il continuait de nourrir les ouvriers, au moins pour deux ans ; il répondait aux besoins de logements de la ville. Sans parler du profit incroyable qu'il procurait à Kang Gros-Sous lui-même.

Les résidents ont posé des questions. Pourquoi Fei n'avait-il pas pu faire la même chose ? Les ouvriers auraient pu se partager une partie du profit. Et peut-être, par la suite, une partie des appartements. Kang Gros-Sous n'a pas eu l'air de vouloir en discuter avec nous, il devait aller voir son père qui venait de rentrer de l'hôpital. C'était un bon fils, qui essayait encore de laisser le vieil homme dans l'ignorance...

Mais le camarade Kang n'allait pas passer une soirée calme. Il examinait les photos de son fils portant le foulard rouge des jeunes pionniers quand une ouvrière retraitée de son usine est arrivée à la Poussière rouge en trébuchant. Elle ignorait que le "camarade directeur Kang" était malade et voulait lui faire part de ses doléances. Sous le coup de l'émotion, elle s'est mise à sangloter et à se plaindre devant les résidents.

"Oh, camarade directeur Kang, vous n'auriez jamais dû prendre votre retraite. Vous savez ce que Fei a fait à notre usine ? Ce salaud a détourné la propriété de l'Etat à son profit. Tout le monde sait qu'il a touché des indemnités de licenciement à six chiffres pour vendre l'usine. En plus, il a reçu une "enveloppe rouge" en douce, et un certificat pour un appartement de trois pièces quand le projet de construction sera réalisé. Le monde et la société ne sont plus ce qu'ils étaient. Le président Mao est mort, et vous êtes à la retraite. Qui va s'occuper de pauvres ouvriers retraités comme nous, à présent ?"

Le camarade Kang était médusé. Il avait passé les derniers temps entre sa maison et l'hôpital sans rien savoir de l'usine. Son front s'est couvert de sueur froide, et il a glissé de son siège, évanoui.

Ce soir-là, nous avons fait transporter d'urgence le camarade Kang à l'hôpital et nous avons prié pour son rétablissement. Mais nous étions inquiets de la réaction qu'il aurait au réveil quand il apprendrait tous les détails et le rôle de Kang Gros-Sous.

Petit Hua, nouveau résident à la Poussière rouge, s'est montré moins pessimiste. "Pourquoi tant d'histoires ? L'usine du père est maintenant au fils."

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros
(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 20.08.08

Ecrit par: P'tit Panda Mercredi 20 Août 2008 18h30
"Cité de la Poussière rouge"

1. Confucius et les crabes (2001), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 20.08.08 | 15h49 • Mis à jour le 20.08.08 | 15h49

Ceci est le dernier Bulletin d'information de la Poussière rouge pour l'année 2001. Encore une année de grands succès pour le peuple chinois.

En dépit d'un incident diplomatique à propos de la capture d'un avion espion américain et de son équipage après sa collision avec un chasseur chinois en mars, la Chine a fait d'énormes progrès dans ses relations internationales.

En juin, les présidents de Chine, de Russie et de quatre pays d'Asie centrale ont signé le traité de l'Organisation de coopération de Shanghaï, destinée à promouvoir les échanges et les investissements entre eux.

En juillet, Pékin a été choisi pour accueillir les Jeux olympiques de 2008, signe éloquent du statut élevé de la Chine dans le monde d'aujourd'hui. En novembre, après des années de négociations, la Chine a rejoint l'Organisation mondiale du commerce.

C'était le retour de la saison des crabes. Aiguo, professeur de lycée retraité de la cité de la Poussière rouge, n'a pas pu s'empêcher de jeter un coup d'oeil vers le marché qui en vendait, mais il n'a pas ralenti. A quoi bon aller voir ramper les crabes vivants s'il ne pouvait pas se les payer, pas même une fois en mille ans ? Confucius dit : le temps s'écoule comme l'eau. Puis ses pensées se sont mises à vagabonder...

Plusieurs années avant la réforme économique commencée dans les années 1980, Aiguo, professeur confucianiste très déçu que Confucius ait été banni de l'enseignement, a commencé à avoir une obsession : les crabes. Il tenait à déguster les crabes de la rivière Yangchen trois ou quatre fois pendant la saison. Comme il était veuf, que son fils venait de commencer à travailler dans une aciérie d'Etat et fréquentait une jeune fille, Aiguo justifiait son unique passion par des références à des écrivains célèbres tels que Su Dongpo, un poète de la dynastie des Song pour qui un festin de crabes était le moment le plus heureux de sa vie - Que ne puis-je manger des crabes sans un surveillant des vins à côté de moi -, ou Li Yu, un érudit de la dynastie des Ming, qui avouait écrire pour gagner l'argent des crabes, autant dire de sa survie. Intellectuel pétri de "Confucius dit...", il devait s'abstenir de discourir sur le sage en public, mais il avait ses règles rituelles pour manger les crabes chez lui.

"Confucius ne mangeait pas un mets qui avait perdu sa couleur ou son odeur ordinaire. Il ne mangeait pas un mets qui n'était pas cuit convenablement. Il ne mangeait pas ce qui n'avait pas été coupé d'une manière régulière, ni ce qui n'avait pas été assaisonné avec la sauce convenable. Il avait toujours du gingembre sur sa table. Il ne manquait pas de faire une offrande aux ancêtres, et il l'offrait toujours avec respect." Aiguo citait les Analectes de Confucius devant un plat de crabes fumants en ajoutant : "C'est en réalité à propos des crabes de la rivière Yangchen, de tout ce qu'ils exigent, jusqu'au morceau de gingembre."

""Confucius dit..." Tout est bon pour excuser sa folie des crabes, disait son fils aux voisins avec un haussement d'épaules résigné. Ne l'écoutez pas."

En effet, Aiguo avait cette faiblesse, et il entrait dans une frénésie de crabes caractéristique quand le vent d'ouest se levait en novembre, comme si des crabes pinçaient et grattaient son coeur. Il devait vaincre ce besoin avec "deux crabes de la rivière Yangchen et un verre de vin jaune". Alors seulement il pouvait travailler toute l'année, plein d'énergie et de "Confucius dit...", jusqu'à la saison des crabes suivante.

Aiguo a pris sa retraite au moment où la réforme économique s'accélérait et où le prix des crabes a flambé. Une livre de gros crabes coûtait trois cents yuans, plus de la moitié de sa retraite mensuelle. Les crabes étaient désormais un luxe réservé aux nouveaux riches de la société en transition. Pour la majorité des amateurs de crabes de Shanghaï tel Aiguo, la saison des crabes est presque devenue une torture.

Dans la même maison shikumen habitait Gengbao, un ancien élève d'Aiguo. Gengbao reconnaissait à peine celui-ci comme son professeur, parce qu'il lui avait donné beaucoup de mauvaises notes qui l'avaient fait abandonner les études. Le Livre de la voie et de la vertu dit : Dans l'infortune réside la fortune. A la suite de son échec scolaire, Gengbao a créé une affaire de grillons dans les premiers temps de la réforme et il est devenu riche. A Shanghaï, les gens pariaient sur les combats de grillons, et un insecte féroce pouvait se vendre des milliers de yuans. Gengbao était capable de capturer les combattants les plus redoutables dans un "cimetière secret", où les grillons absorbaient l'énergie infernale et se battaient donc comme des diables.

Quoi qu'il en soit, c'était un fabuleux créneau. Bien qu'il ait gagné beaucoup d'argent et se soit acheté un appartement neuf ailleurs, il avait décidé de ne pas quitter le feng shui de sa mansarde à la Poussière rouge, dont il pensait qu'il lui avait porté chance. Il partageait toujours la cuisine collective et une passion commune avec Aiguo : les crabes. A la différence que Gengbao pouvait en manger autant qu'il voulait, ce dont il faisait grand étalage en exhibant ses crabes dans la cuisine et en clouant les carapaces sur le mur au-dessus du poêle à briquettes, comme des masques monstrueux. Aiguo en souffrait, soupirait et citait une maxime classique de Confucius : "C'est la faute du maître si l'élève n'apprend pas convenablement."

"Qu'est-ce que vous racontez ?, répliquait la bru d'Aiguo. Gengbao est un Gros-Sous. Vos ancêtres ont dû brûler de grandes baguettes d'encens pour que vous ayez un élève qui réussisse aussi bien."

La seule consolation d'Aiguo depuis quelque temps, c'était de pouvoir reparler ouvertement de Confucius. Mais comme il était retraité, il ne pouvait faire ses discours que devant son petit-fils Xiaoguo, encore à l'école élémentaire.

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros
(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 21.08.08

Ecrit par: P'tit Panda Jeudi 21 Août 2008 18h29
"Cité de la Poussière rouge"
2. Confucius et les crabes (2001), par Qiu Xiaolong


LE MONDE | 21.08.08 | 16h07 • Mis à jour le 21.08.08 | 16h07

L'exposition des mystérieuses carapaces de crabes sur le mur de la cuisine intéressait davantage l'enfant, qui n'avait jamais goûté au crabe.

"C'est comment le goût du crabe, grand-père ?"

Une mission impossible pour le professeur retraité. On ne peut pas connaître le goût du crabe sans le mettre dans sa bouche. Aiguo adorait son petit-fils. Confucius dit : "Sachant que c'était impossible, il s'efforça quand même de le faire, car c'était ce qu'il devait faire." Finalement, il a réussi à démontrer - jusqu'à un certain point - combien un crabe pouvait être délicieux, en préparant la sauce spéciale pour crabes : du vinaigre noir, du sucre, une tranche de gingembre et de la sauce soja.

Aiguo a laissé Xiaoguo tremper une baguette dans la sauce et la lécher. "Ça ressemble un peu à ça, lui a-t-il dit, mais en bien meilleur, Xiaoguo."

Cette expérience a fait découvrir à Aiguo un moyen inattendu de satisfaire sa passion ; tous les souvenirs de crabes lui sont revenus à l'instant où la baguette a touché sa langue. Il est allé plus loin en faisant frire le jaune et le blanc d'oeuf séparément dans un wok et en les mélangeant ensuite avec la sauce spéciale. Le résultat rappelait la célèbre "chair de crabe frite" du restaurant Wangabaoh. Et, à sa grande surprise, les petites crevettes ou le tofu séché trempés dans la même sauce produisaient parfois un effet similaire. Les jours où il ne trouvait rien dans le réfrigérateur, qui restait sous la stricte surveillance de sa bru, il trempait simplement ses baguettes dans de la sauce spéciale en buvant son vin jaune à petites gorgées et en mâchant les tranches de gingembre.

Inutile de dire que toutes ces expériences ont aiguisé la curiosité de Xiaoguo, qui les observait de près et ne se lassait pas de poser des questions à Aiguo à propos des crabes.

Aiguo, succombant de nouveau à Confucius, a déclaré à son petit-fils abasourdi : "On peut quand même profiter de la vie en habitant dans une cité pauvre et en ne trempant ses baguettes que dans la sauce pour les crabes. Confucius dit quelque chose de très approchant à propos d'un de ses meilleurs élèves..."

Mais un jour, au moment où il tournait dans l'allée et arrivait près de la maison shikumen de la Poussière rouge, Aiguo a senti qu'il se passait quelque chose de grave chez lui. En entrant, il a vu son petit-fils Xiaoguo en train de laver sa casquette dans l'évier de la cuisine collective. Il a aperçu avec consternation une carapace de crabe rouge clouée sur le mur blanc. Il a aussitôt interrogé Xiaoguo.

Et voici l'histoire : ce matin-là, en allant à l'école, Xiaoguo était passé devant la porte ouverte d'une nouvelle maison et avait vu des gens préparer un gigantesque banquet d'offrandes à leurs ancêtres. Ce devait être une famille riche, plusieurs voitures magnifiques étaient garées devant la maison, et des moines embauchés dans un temple bouddhiste psalmodiaient. Il n'a pas pu s'empêcher de regarder de plus près. Soudain, il a vu un crabe, qui avait dû profiter de la frénésie de la cuisine pour s'échapper, filer sur le trottoir. Alors Xiaoguo a ôté sa casquette, et en un éclair il a ramassé le crabe vicieux. Au lieu d'aller à l'école, il est retourné chez lui en courant, a préparé une sorte de sauce spéciale et a fait bouillir le crabe. Après l'avoir dévoré sans vraiment le goûter, il a peint sur la carapace un visage multicolore et l'idéogramme "serment". Puis il l'a mise au mur comme un masque primitif.

"Comment peux-tu manquer l'école pour un crabe ? Honte à toi !", a crié Aiguo, en colère, et il a giflé son petit-fils. "Et, en plus, un crabe égaré appartenant à l'offrande d'autres personnes ! C'est tout à fait contraire aux rites confucianistes. Et tu as mis le crabe dans ta casquette. C'est un comble. Alors qu'un des élèves de Confucius a tenu à redresser sa toque avant de mourir pour respecter les rites."

Aiguo s'est radouci en voyant Xiaoguo pleurer à fendre l'âme. "Applique-toi à étudier. Quand tu entreras à l'université, je t'achèterai des crabes.

- A quoi ça sert ? a répondu Xiaoguo en ravalant ses sanglots. Toi et mon père vous êtes allés à l'université, et après ?

- Alors qu'est-ce que tu vas faire ?

- Je serai un Gros-Sous, et je t'achèterai des crabes. Des tonnes de crabes, je le jure. C'est ce que j'ai promis sur la carapace du crabe.

- Confucius dit...

- Fait chier !"

Dernier roman paru en France : La Danseuse de Mao, éditions Liana Levi, 318 pages, 19 euros
(Fin de l'épisode)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 22.08.08



Ecrit par: P'tit Panda Vendredi 22 Août 2008 19h41
"Cité de la Poussière rouge"
1. Le billet de loterie (2005), par Qiu Xiaolong
LE MONDE | 22.08.08 | 16h04 • Mis à jour le 22.08.08 | 16h04

Ceci est le dernier Bulletin d'information de la Poussière rouge pour l'année 2005. Encore une année de victoires pour nos grands pays.

Les avions affrétés pour les vacances du nouvel an lunaire ont effectué les premiers vols entre la Chine et Taïwan depuis 1949. La Chine et la Russie ont procédé à des manoeuvres militaires conjointes.

En octobre, la Chine a réussi son deuxième vol spatial habité au cours duquel deux astronautes ont tourné autour de la Terre dans la capsule Shenzhou.

Nous sommes aussi conscients des problèmes de notre temps. L'explosion de l'usine pétrochimique de Jili a entraîné une pollution très grave de la rivière Songhua, un accident qui a attiré l'attention sur les problèmes environnementaux en Chine, et notre gouvernement a pris les mesures appropriées.

Cette année, le PNB a augmenté de 9,9 %.

*

A la cité de la Poussière rouge, dans la vie des gens ordinaires, beaucoup de choses allaient de soi. Notamment pour Tante Liu, la célèbre marieuse, quand elle calculait les chances de deux personnes. C'est ainsi qu'elle voyait depuis des années la possibilité que Jin et Qing deviennent un couple.

Jin avait un "bol de riz en fer" dans une usine d'Etat et une petite pièce à la Poussière rouge. C'était un homme bon, mais faible, qui manquait cruellement d'assurance. Qing, ancienne jeune instruite et mère célibataire, travaillait à un stand d'anguilles au marché. Ils avaient tous deux plus de trente ans. Ainsi, dans la balance des alliances de Tante Liu, ils iraient bien ensemble.

"Qu'est-ce qui fait le bonheur dans un couple ?, demandait Tante Liu, et elle répondait elle-même. L'équilibre. Quand l'équilibre est rompu, les ennuis commencent."

Jin et Qing se sont unis sur cette base réaliste. Ainsi que Tante Liu l'avait prédit, ils semblaient bien s'entendre. Les soirs d'été, on pouvait parfois voir Qing déposer un morceau de porc dans le bol de son mari, et lui, éventer sa femme. Le fils d'un premier mariage de Qing à la campagne aimait bien Jin lui aussi.

Comme la plupart des gens ordinaires de la cité, ils allaient probablement passer là une vie ordinaire.

Mais on ne peut compter sur rien en ce monde. Avec la réforme économique, l'usine d'Etat de Jin s'est essoufflée et son salaire a subi une réduction sévère. Il ne s'est pas cru en mesure de protester, mais le fait était là, intolérable : il gagnait moins que sa femme avec ses anguilles.

Elle n'avait pas un travail facile, car les anguilles de rizière devaient être nettoyées vivantes, ce qui leur donne un goût tout à fait unique. Les ménagères averties de Shanghaï n'achèteraient jamais des anguilles déjà préparées par les marchands ambulants. Qing commençait tôt le matin, debout à un stand près de la sortie arrière du marché, et préparait les anguilles fuyantes pour les clients qui exigeaient que tout se passe sous leurs yeux. Ils payaient peu pour ce service, parfois rien du tout. Il était convenu qu'ils lui laissaient les arêtes et les viscères. Elle gagnait sa vie en les vendant à un restaurant connu pour sa spécialité de soupe aux nouilles et aux arêtes d'anguille, et à ses voisins qui avaient des chats et qui cuisaient les restes de riz parfumés à l'anguille, une gâterie pour leurs chasseurs de rats. C'était une épouse douée qui utilisait les déchets pour cuisiner et en faisait une soupe délicieuse, crémeuse, et prétendue très nutritive, avec une poignée de ciboule émincée.

"Quand le toit fuit, il faut qu'il pleuve toute la nuit", dit le proverbe. Au moment où le salaire de Jin était réduit, la préparation des anguilles s'est mise aussi à péricliter. Le bruit courait que les anguilles étaient à présent nourries aux hormones, et le restaurant de nouilles a perdu des clients. Pour des raisons mystérieuses, la population de rats a diminué dans le quartier et les jeunes ont dénoncé le fait de donner du poisson et de l'anguille aux chats comme une forme de cruauté envers les animaux. Elle n'a eu d'autre choix que de se tuer à la tâche.

Aussi est-elle devenue une mégère se plaignant à tout bout de champ de son "incapable de mari". Sans son incompétence, elle ne serait pas obligée de trimer comme ça, les mains couvertes de sang d'anguille toute la journée.

Jin reconnaissait au fond de lui qu'elle n'avait pas tort, bien qu'il ait fait de son mieux lui aussi. Lorsqu'il la voyait rentrer et s'effondrer sans s'être lavée après avoir peiné plus de douze heures au stand d'anguilles, il se sentait terriblement coupable. Comment pourrait-il répliquer ? Il se faisait un sang d'encre et maigrissait à vue d'oeil. L'été, il s'asseyait dehors, nu jusqu'à la ceinture, et sa poitrine décharnée ressemblait à une planche à laver qui a beaucoup servi. En fin de compte, personne ne pouvait vivre de soupe aux arêtes d'anguille, aussi bonne soit-elle.

Leur situation était d'autant plus triste que les choses s'arrangeaient pour beaucoup de leurs voisins, à qui la réforme apportait de bien meilleures conditions matérielles. Ce contraste exacerbait le dépit et l'indignation de Qing.

"Avec un homme pitoyable comme toi, qu'est-ce que je peux attendre ?"

Désespéré, Jin s'est mis à acheter des billets de loterie, d'abord en secret. Il trouvait de temps en temps des boulots de menuiserie après son travail et en économisait chaque fen à cet usage. Comme il donnait tout son salaire de l'usine à sa femme, elle ne le soupçonnait pas de faire quelque chose dans son dos. D'autres résidents de la Poussière rouge achetaient aussi des billets de loterie. Ils en ont parlé le soir, et quelqu'un a fait allusion à Jin.

Assise dehors, ses pieds nus couverts de sang d'anguille posés sur un tabouret de bambou, elle disait : "Il n'a pas un fen, et pas de chance non plus." Elle ne s'était pas lavée après sa journée de travail. Dans la petite pièce unique, son fils faisait ses devoirs, et Jin était censé l'aider un peu. "Comme une tortue écrasée par une pierre tombale, sa chance ne pourra jamais se retourner."

Un soir où elle était assise dans sa position habituelle en attendant que son fils ait terminé ses devoirs et que ce soit à son tour de se laver, Jin s'est précipité dehors chaussé d'une seule sandale en plastique en criant : "J'ai gagné ! J'ai gagné à la loterie ! Le gros lot !

- Quoi ? Tu veux rire !" Elle lui a lancé un regard sévère, sa main agrippée au dossier de la chaise de bambou comme une anguille qui se tortille.

(A suivre)
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 23.08.08


Ecrit par: P'tit Panda Lundi 25 Août 2008 20h07

2. Le billet de loterie (2005)

Le couple formé par Jin et Qing se heurte à de grandes difficultés financières. Sans le lui dire, Jin commence alors à acheter des billets de loterie. Jusqu'au jour où Jin sort de leur minuscule logement de la cité de la Poussière rouge en criant : "J'ai gagné ! Le gros lot ! " Mais Qing n'a pas l'air d'y croire

Cité de la Poussière rouge

LE MONDE | 23.08.08 | 15h01 • Mis à jour le 23.08.08 | 15h01

Il n'avait pas l'air de plaisanter. En fait, il ne plaisantait plus avec elle depuis des années. Il y avait quelque chose de différent dans sa voix. Une lueur folle dans les yeux, il est parti au trot vers l'entrée de la cité en brandissant une page arrachée au journal.

Il répétait : "Le gros lot", la bouche couverte d'écume blanche tel un crabe égaré.

Avant que Qing ne réagisse, il avait disparu. Les voisins se sont rassemblés autour d'elle. Ils savaient qu'il avait acheté un billet la semaine précédente, Jin l'avait montré à l'un d'eux. Personne, toutefois, ne pouvait être sûr qu'il ait vraiment gagné. Ils devaient trouver le billet. Qing ne savait pas où il l'avait mis. Sans le billet, tout était perdu.

A la grande surprise de tous, Jin, qui était parti par l'entrée de devant, est revenu par la sortie arrière de la cité, comme si la Poussière rouge constituait tout son univers.

Il n'avait pas de billet de loterie à la main, rien que la page de journal, que Liu Quatz'yeux lui a arrachée. Nu jusqu'à la ceinture, Jin ne portait qu'un short sans poches. Il a continué à courir vers l'entrée de devant.

En fouillant dans la pièce, elle a trouvé un carnet où étaient notés les numéros des billets qu'il avait achetés. Tante Liu est venue elle aussi et a examiné la page de journal avec le numéro gagnant imprimé en rouge. Il correspondait à un de ceux du carnet. Il gagnait un million de yuans.

Qing gémissait, le coeur brisé. "Je suis maudite. Nous gagnons enfin à la loterie et il perd le billet, et aussi la tête."

Le soir venait. De plus en plus de gens s'attroupaient. Ceux qui étaient venus pour les conversations du soir assistaient au drame.

Un voisin a demandé : "Qu'est-ce qu'on fait, Vieille Racine ?

- Eh bien, a répondu Vieille Racine en plissant les yeux à cause de la fumée de sa cigarette, de qui a-t-il le plus peur ?

- De sa femme, bien sûr, le tigre rugissant à l'est de la rivière.

- Amenez-la."

Elle est arrivée en courant. Elle savait que le célèbre Vieille Racine était de bon conseil.

"Gifle-le aussi fort que tu pourras. Dis-lui de ta voix la plus perçante que ça n'était qu'un rêve de printemps et d'automne, et qu'il n'a pas gagné à la loterie.

- Mais comment faire ça ? Il est millionnaire à présent. S'il apprend que je l'ai giflé, il ne me le pardonnera jamais.

- Tu ne l'as jamais fait ?

- Cette fois c'est différent.

- Ne t'inquiète pas. Fais-le maintenant, femme."

Quand Jin est encore revenu en courant, elle s'est avancée vers lui et l'a giflé avec force.

"Tu rêves, imbécile !"

Immobile, étourdi, une traînée de sang d'anguille laissée par sa main sur sa figure, il a eu un regard horrifié avant de chanceler et de s'écrouler.

Elle a tapé du pied dans la poussière en gémissant. "Oh, et maintenant, qu'est-ce qu'on va faire ?"

Mais Jin revenait à lui. Toujours chancelant, il s'est remis debout. La lueur folle dans ses yeux avait disparu et il a bredouillé, penaud.

"Pardonne-moi, ma femme, j'aurais dû te le dire plus tôt. J'ai acheté des billets de loterie en cachette.

- Non, toi, pardonne-moi, mon mari, pour tout..."

Vieille Racine les a interrompus. "Où est le billet, Jin ? Donne-le-lui !

- Je vais le faire. Il est dans ma boîte à outils", a répondu Jin docilement.

Mais elle ne l'a pas suivi dans la pièce, elle est restée plantée là, les mains nouées, comme si elle souffrait.

"Qu'est-ce qui se passe ?

- Je peux à peine bouger la main. On dit qu'un gagnant à la loterie est prédestiné dans le ciel, et moi je l'ai giflé. J'ai peur que ma main soit paralysée pour me punir.

- Ne sois pas ridicule. Ta gifle a sauvé ton mari.

- Comment ça ?, a demandé un jeune garçon curieux.

- Trop d'excitation l'avait rendu fou. Il avait besoin d'un choc, un coup sur la tête, comme dans une histoire zen, pour le faire revenir dans la réalité.

- Ça tient debout, a remarqué Liu Quatz'yeux. Ne t'en fais pas, Qing. C'était vraiment une gifle d'affection."

Mais elle n'a pas écouté jusqu'au bout. Elle est entrée chez elle d'un pas décidé.

"C'est probablement grâce au sang d'anguille, a conclu un autre voisin comme sous l'effet d'une inspiration soudaine. Il était possédé par le mauvais esprit. Qu'est-ce qui est le plus efficace pour chasser le mauvais esprit ? Le sang animal, comme on le lit dans beaucoup de romans classiques.

- Ça devait être une gifle nourrissante, a dit un troisième, avec assez de sang d'anguille sur sa figure pour faire un bol de soupe."

"Fini la soupe aux arêtes d'anguille, a déclaré Qing, qui sortait de chez elle en souriant à travers ses larmes et en tenant un bout de papier à la main. Avec le billet de loterie, plus besoin."

*


Cité de la Poussière rouge

sort en librairie le 25 août,

avec plusieurs nouvelles inédites.

Editions Liana Levi, 200 pages, 17 €

(Fin)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis)

par Fanchita Gonzalez Batlle

© Qiu Xiaolong - Liana Levi 2008


Qiu Xiaolong
Article paru dans l'édition du 24.08.08

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