Brothers, de Yu Hua, est un roman picaresque dont les personnages truculents incarnent quarante ans de bouleversements de la Chine. Courrier international a choisi de lui décerner son premier prix du meilleur livre étranger. Ce prix est destiné à récompenser tous les ans un essai, un récit ou un roman traduit en français et témoignant de la condition humaine dans une région du monde. Voici deux extraits du livre lauréat.
LIVRE PREMIER, CHAPITRE XXIII
Le chaos était maintenant total dans les rues. Les masses révolutionnaires s’affrontaient en batailles rangées presque quotidiennes. Li Guangtou ne comprenait pas pourquoi ces gens qui portaient tous des brassards rouges et qui agitaient des drapeaux rouges se battaient entre eux. Ils se tapaient dessus à coups de poings, à coups de hampes de drapeau, à coups de bâtons, et on aurait cru des mêlées de fauves. Li Guangtou les vit une fois armés de couteaux de cuisine et de haches. Beaucoup d’entre eux étaient en sang, et des traces de sang souillaient les poteaux électriques, les platanes, les murs et la chaussée.
Li Lan ne laissait plus sortir Li Guangtou et, comme elle craignait qu’il ne s’échappe par la fenêtre, elle la cloua. Quand elle partait à l’usine, à l’aube, elle enfermait Li Guangtou dans la maison et la porte ne se rouvrait qu’à son retour, le soir. Une enfance vraiment solitaire commença alors pour Li Guangtou. Du lever au coucher du soleil, son univers se limitait à ces deux pièces. Il entreprit de livrer une guerre totale aux fourmis et aux cafards. Souvent, il s’embusquait sous le lit, un bol d’eau à la main, attendant que les fourmis sortent. Il commençait par les asperger d’eau, puis il les écrasait de la main une à une. Une fois, il vit un gros rat filer sous son nez et il eut si peur qu’il n’osa plus se glisser sous le lit. Il s’attaqua alors aux cafards de l’armoire et, pour les empêcher de s’enfuir, il s’enfermait avec eux dans le meuble, une chaussure à la main, observant leurs mouvements grâce à la lumière qui filtrait par une fente, prêt à frapper à tout instant. Un jour, il s’endormit dans l’armoire et, quand Li Lan rentra le soir, Li Guangtou était encore à l’intérieur, plongé dans de doux rêves. La pauvre Li Lan, affolée, le chercha partout en poussant des cris, elle courut même jeter un coup d’œil dans le puits. Quand Li Guangtou, réveillé par les appels de sa mère, sortit de l’armoire, Li Lan s’écroula par terre comme une chiffe molle, le visage livide, les mains sur la poitrine, et ne retrouva l’usage de la parole qu’un long moment après.
Tandis que Li Guangtou était abandonné à lui-même, Song Gang vint le voir de sa lointaine campagne. Sans rien dire à son grand-père, il avait quitté le village à l’aube, avec dans sa poche cinq caramels Lapin blanc, et il était arrivé jusqu’au bourg des Liu en demandant son chemin. Il était presque midi quand il s’arrêta sous la fenêtre de Li Guangtou. Il frappa aux carreaux :
— Li Guangtou ! Li Guangtou… Tu es là ? C’est moi, Song Gang.
Li Guangtou, terrassé par l’ennui, était sur le point de s’endormir quand les appels de Song Gang l’arrachèrent de son lit. Il se précipita à la fenêtre et, frappant à son tour aux carreaux, s’écria :
— Song Gang ! Song Gang ! Je suis là.
De l’autre côté de la fenêtre, Song Gang répondit :
— Li Guangtou, ouvre-moi !
— La porte est fermée à clef, dit Li Guangtou, je ne peux pas l’ouvrir.
— Dans ce cas, ouvre la fenêtre.
— Elle est condamnée.
Les deux frères, tout excités, crièrent ainsi un bon moment en frappant aux carreaux. Li Lan avait collé du papier journal sur les carreaux du bas, si bien qu’ils ne se voyaient pas et ne pouvaient communiquer que par des cris. Mais Li Guangtou parvint, en approchant un tabouret de la fenêtre, à se hisser sur le rebord. Les carreaux du haut n’étaient pas masqués : Li Guangtou aperçut enfin Song Gang, et Song Gang, Li Guangtou. Song Gang portait les mêmes vêtements que le jour de l’enterrement de Song Fanping. Il levait la tête vers Li Guangtou :
— Li Guangtou, tu me manques.
Song Gang avait dit cela en souriant, d’un air gêné. Li Guangtou tambourina avec ses deux mains sur les carreaux :
— Toi aussi, Song Gang, tu me manques, confessa-t-il en beuglant.
Song Gang sortit de sa poche les cinq bonbons et les leva pour les montrer à Li Guangtou :
— Tu vois ? c’est pour toi.
A la vue des bonbons, le visage de Li Guangtou s’éclaira :
— Oui, je vois, Song Gang. Tu es drôlement gentil.
Li Guangtou salivait copieusement, mais les carreaux le séparaient des bonbons que tenait Song Gang, les mettant ainsi hors d’atteinte.
— Song Gang, cria-t-il, essaie de trouver un moyen pour me les passer.
Song Gang baissa son bras et réfléchit :
— Je vais te les passer par la fente de la porte.
Li Guangtou se dépêcha de descendre de son perchoir, puis du tabouret et s’approcha de la porte. Par la fente la plus large, il vit apparaître un papier de bonbon. Le papier s’agitait dans la fente, mais le bonbon ne passait pas.
— Ça ne rentre pas, dit Song Gang de dehors.
Li Guangtou bouillait d’impatience :
— Essaie autrement.
Li Guangtou entendait Song Gang souffler derrière la porte. Au bout d’un moment, celui-ci déclara :
— Ça ne rentre toujours pas… Je vais te les faire sentir en attendant.
Song Gang colla un bonbon contre la fente de la porte, et Li Guangtou colla son nez de l’autre côté. Il aspira profondément et, quand ses narines perçurent enfin le discret parfum de crème, il ne put retenir ses sanglots.
— Pourquoi tu pleures, Li Guangtou ?
— Je sens l’odeur des caramels Lapin blanc, répondit Li Guangtou d’une voix geignarde.
Dehors, Song Gang s’esclaffa, et Li Guangtou fut gagné par son rire. En l’espace d’une seconde, il passait des larmes au rire, et du rire aux larmes. Puis les deux enfants s’assirent par terre, de part et d’autre de la porte et, dos à dos, ils discutèrent longuement. Song Gang parla à Li Guangtou de la campagne, il lui expliqua qu’il avait appris à pêcher, à grimper aux arbres, à repiquer le riz et à le récolter, à cueillir les fleurs de coton. Li Guangtou raconta à Song Gang ce qui s’était passé en ville : Sun Wei les Longs Cheveux était mort ; la mère Su, celle qui tenait la boutique de dim sum, avait été débusquée, et on lui avait accroché autour du cou une grande pancarte de bois. En entendant le récit de la mort de Sun Wei, Song Gang, dehors, sanglota :
— Le pauvre.
Les deux enfants échangèrent des confidences à travers la porte jusque dans l’après-midi. Quand Song Gang s’aperçut que le soleil avait déjà baissé et que ses rayons touchaient le puits, il se leva précipitamment, frappa à la porte et annonça à Li Guangtou qu’il devait s’en aller. Il avait un long chemin à parcourir et ne voulait pas arriver trop tard. Li Guangtou donna à son tour des coups contre la porte et supplia Song Gang de lui tenir compagnie un peu plus longtemps :
— Il ne fait pas encore nuit…
Song Gang frappa à la porte :
— Si la nuit tombe, je vais me perdre.
En partant, Song Gang glissa les cinq caramels Lapin blanc sous une dalle devant la porte, car, expliqua-t-il, on risquait de les lui voler s’il les déposait sur le rebord de la fenêtre. Il s’éloigna de quelques pas, puis revint : il craignait maintenant qu’ils ne soient mangés par les vers de terre. Il cueillit des feuilles de platane, y enveloppa soigneusement les bonbons et les replaça sous la dalle. Puis il colla ses yeux contre la fente de la porte pour apercevoir Li Guangtou :
— Au revoir, Li Guangtou.
— Quand est-ce que je te manquerai à nouveau ? demanda Li Guangtou tristement.
— Je ne sais pas, dit Song Gang en secouant la tête.
Li Guangtou entendit les pas de Song Gang s’éloigner. C’étaient les pas d’un enfant de neuf ans et ils ne faisaient pas plus de bruit que ceux d’un canard. Puis les yeux de Li Guangtou se collèrent contre la fente de la porte pour surveiller les bonbons sous la dalle. Dès que quelqu’un approchait, son cœur battait plus vite : le rôdeur n’allait-il pas soulever la dalle ? Il attendait avec impatience le crépuscule, et avec lui le retour de Li Lan : la porte s’ouvrirait, et il pourrait savourer les bonbons tant convoités. […]
LIVRE SECOND, CHAPITRE XXIII
L’entreprise de Li Guangtou prospérait de jour en jour. Au bout d’un an, il se fit délivrer un passeport et un visa pour le Japon : il souhaitait se rendre là-bas pour monter un commerce international de fripe avec des Japonais. Avant de quitter le pays, il alla trouver Tong, Zhang, Guan, Yu et Wang, et leur proposa de prendre une participation dans ce nouveau projet. Désormais, il n’était plus à court d’argent et il était en passe de devenir un pétrolier de 10 000 tonnes. Il avait alors repensé à ses cinq associés de naguère et il s’était dit qu’il devait leur accorder une seconde chance et leur permettre de s’engager à sa suite sur le chemin de la prospérité.
Li Guangtou se présenta à la forge, vêtu de ses habits râpés. Cette fois-ci, il n’avait plus à la main une carte du monde, mais son passeport.
— Tu n’as jamais vu de passeport, hein ? lança-t-il à Tong le Forgeron, qui battait le fer et s’épongeait.
Tong le Forgeron en avait bien entendu parler, mais ne savait pas comment c’était fait. Il s’essuya les mains sur son tablier et prit avec un air admiratif celui que lui tendait Li Guangtou. Il l’ouvrit, regarda à l’intérieur et s’exclama :
— Il y a un papier étranger collé dedans !
— C’est un visa japonais.
Li Guangtou reprit fièrement son passeport et le rangea précautionneusement dans la poche de sa veste râpée. Il s’assit sur le banc où il se frottait étant enfant, croisa ses jambes et, l’air impérial, commença à exposer ses ambitions à long terme. Il expliqua que la Chine ne suffisait plus à répondre aux besoins de son entreprise, et il n’était même pas sûr que le monde entier pût les satisfaire. Il irait d’abord faire des achats au Japon…
— Acheter quoi ?
— Acheter de la fripe. Je vais me lancer dans le commerce international de la fripe.
Là-dessus, Li Guangtou proposa à Tong le Forgeron de prendre une participation dans l’affaire. Toutefois, son commerce ayant changé d’échelle, ce n’était plus comme il y a quatre ans, et si Tong le Forgeron souhaitait prendre une participation, il lui en coûterait 1 000 yuans et plus seulement 100. La mise, évidemment était importante, mais les bénéfices seraient à l’avenant. Quand il eut fini de parler, Li Guangtou lança à Tong le Forgeron un regard qui voulait dire : “Alors, c’est oui ou non ?”
Tong le Forgeron se souvenait de l’expérience cuisante de la fois dernière. Il examinait les habits râpés de Li Guangtou sans parvenir à se décider. Il songeait qu’en restant bien tranquille au bourg des Liu, sans se rendre nulle part, ce salopard avait effectivement plutôt bien réussi. Mais s’il quittait le bourg, qui sait quelle nouvelle catastrophe il allait déclencher ? Tong le Forgeron secoua la tête et annonça qu’il ne fallait pas compter sur lui :
— Moi, je me contente de peu, je n’ai pas des rêves de fortune.
Li Guangtou se leva, souriant, avec l’air de celui qui a fait tout ce qui était en son pouvoir. Il marcha jusqu’à la porte et sortit à nouveau son passeport, qu’il agita en direction de Tong le Forgeron :
— Maintenant, je suis un combattant internationaliste*.
Ensuite, Li Guangtou se rendit successivement chez Zhang le Tailleur et chez Guan les Ciseaux le Jeune. L’un et l’autre, après avoir écouté le discours de Li Guangtou sur son projet international, restèrent indécis et voulurent savoir si Tong le Forgeron avait pris une participation. Li Guangtou fit non de la tête : Tong le Forgeron, expliqua-t-il, se contentait de peu et n’avait pas de grandes ambitions. Aussitôt, ses deux interlocuteurs affirmèrent qu’il en allait pareillement pour eux. Li Guangtou jeta un regard de commisération sur ses deux ex-associés, et il murmura dans sa barbe :
— Il faut du courage pour être un combattant internationaliste.
A peine Li Guangtou était-il parti que Zhang le Tailleur et Guan les Ciseaux le Jeune se précipitèrent chez Tong le Forgeron, afin d’obtenir de lui d’autres détails. Tong le Forgeron fronça les sourcils :
— Dès que ce type-là quitte le bourg des Liu, je ne suis pas tranquille. En plus, la fripe, ce n’est pas un commerce digne de ce nom.
— Tu as raison, approuvèrent Zhang le Tailleur et Guan les Ciseaux le Jeune.
Tong le Forgeron cracha par terre et poursuivit :
— Il y a quatre ans, c’était 100 yuans l’action, et aujourd’hui 1 000 yuans. Et encore il prétend qu’il nous fait une fleur. Avec ce salopard, les prix montent en flèche.
— Tu as raison, approuvèrent Zhang le Tailleur et Guan les Ciseaux le Jeune.
— Même pendant la guerre de résistance contre le Japon les prix n’augmentaient pas aussi vite, dit Tong le Forgeron, agacé. Et maintenant que nous sommes en paix, ce salopard voudrait encore s’enrichir sur les malheurs du pays.
— Tu as raison, approuvèrent Zhang le Tailleur et Guan les Ciseaux le Jeune. Quel salopard !
Li Guangtou tomba dans la rue sur Wang les Esquimaux. Comme Tong le Forgeron, Zhang le Tailleur et Guan les Ciseaux le Jeune lui avaient réservé un accueil mitigé, il lui exposa sans conviction, et pour la forme, son offre de participation. Quand il eut fini, Wang les Esquimaux s’absorba dans une profonde réflexion. Lui aussi avait en tête l’expérience douloureuse de la fois précédente, mais à la différence de Tong le Forgeron il ne s’arrêta pas à cette idée. Songeant à la façon dont Li Guangtou s’y était pris pour éponger ses dettes, il se dit qu’il avait l’étoffe pour se sortir des situations extrêmes. Puis Wang les Esquimaux commença à réfléchir à la situation pitoyable dans laquelle il se débattait lui-même. Les 1 000 yuans, il les avait sur son livret de dépôt, mais cette somme ne serait certainement pas suffisante pour assurer ses vieux jours. Mieux valait les mettre une fois de plus en jeu, et tant pis s’il les perdait, après tout il avait déjà la plus grande partie de sa vie derrière lui. Li Guangtou, debout, observait Wang les Esquimaux, qui réfléchissait, tête baissée. Et comme celui-ci gardait le silence, il finit par s’impatienter :
— Alors, c’est oui ou non ?
Wang les Esquimaux releva la tête :
— Pour 500 yuans, on a seulement une demi-action ?
— Avec une demi-action, je te fais déjà un cadeau.
— Alors, c’est oui, déclara Wang les Esquimaux, en serrant les dents. Je mets 1 000 yuans.
Li Guangtou le regarda, stupéfait :
— Jamais je ne me serais douté que toi, Wang les Esquimaux, tu avais d’aussi grandes ambitions. On a bien raison : ce n’est pas sur les apparences qu’il faut juger les gens.
Après quoi, Li Guangtou se rendit chez Yu l’Arracheur de dents. Celui-ci était en pleine crise professionnelle. Conformément à un avis du Bureau de l’hygiène du district, les dentistes de rue comme lui étaient désormais tenus de satisfaire à un examen : une licence pour exercice de la médecine leur serait délivrée s’ils étaient reconnus aptes et, dans le cas contraire, interdiction leur était faite de continuer leur pratique. Quand Li Guangtou s’approcha, Yu l’Arracheur de dents tenait entre les mains un épais volume de L’ Anatomie humaine qu’il récitait en fermant les yeux. Le temps de réciter la première moitié de la phrase, il avait déjà oublié la deuxième. Il ouvrait les yeux pour la lire de nouveau, mais à peine les avait-il refermés que c’était la première moitié de la phrase qu’il avait oubliée. Yu l’Arracheur de dents n’arrêtait pas de fermer et d’ouvrir les yeux, comme s’il faisait des exercices de gymnastique oculaire.
Li Guangtou s’étendit dans la chaise longue en rotin, et Yu l’Arracheur de dents, qui avait les yeux fermés, crut qu’un client s’était présenté. En les ouvrant, il s’aperçut que c’était Li Guangtou. Il referma immédiatement son Anatomie humaine et s’adressa à lui furieux :
— Sais-tu quelle est la plus grande saloperie au monde ?
— La plus grande saloperie ?
— C’est le corps humain, dit Yu l’Arracheur de dents en tapant sur l’ouvrage qu’il tenait à la main. Pourquoi diable faut-il qu’en plus de tous les organes il y ait encore tous ces muscles, ces vaisseaux sanguins, ces nerfs ? A l’âge que j’ai, comment pourrais-je retenir tout ça ? Alors, ce n’est pas une saloperie ?
Li Guangtou acquiesça :
— C’est vrai, c’est une putain de saloperie.
Yu l’Arracheur de dents se répandit en lamentations : il exerçait son métier dans la rue depuis plus de trente ans, il avait arraché un nombre incalculable de dents, il était aimé de tout le monde et on le considérait comme le meilleur dans sa spécialité à cent li à la ronde. Or voilà que ce putain de Bureau de l’hygiène lui imposait tout à coup un examen, et ce n’était pas demain la veille qu’il franchirait la barre. Yu l’Arracheur de dents avait les larmes aux yeux : lui qui avait été si brillant, voilà qu’il allait finir comme une barque qui chavire dans un égout, en achoppant sur ce volume de L’ Anatomie humaine. Yu l’Arracheur de dents regarda les masses qui allaient et venaient par les rues de notre bourg des Liu, et il déclara tristement :
— Le meilleur arracheur de dents à cent li à la ronde va disparaître, et tout le monde s’en fout.
Li Guangtou n’arrêtait pas de rire. Il donna une tape sur le dos de la main de Yu l’Arracheur de dents et lui proposa de prendre une participation dans son affaire. A l’instar de ses ex-associés, Yu l’Arracheur de dents, les yeux mi-clos, se mit à faire des calculs. L’échec que Li Guangtou avait essuyé la fois dernière ne le rassurait pas, mais il jeta un coup d’œil sur L’Anatomie humaine et se sentit encore moins rassuré. Après un moment de réflexion, il s’enquit de savoir si Tong, Zhang, Guan et Wang avaient accepté la proposition. Li Guangtou répondit que seul Wang les Esquimaux était partant. Yu l’Arracheur de dents eut l’air stupéfait : comment Wang les Esquimaux osait-il encore s’associer aux affaires de Li Guangtou après la déconfiture subie précédemment ?
— Ce Wang les Esquimaux, d’où tire-t-il autant de culot ? marmonna Yu l’Arracheur de dents, comme s’il se parlait à lui-même.
— Il a de grandes ambitions, expliqua Li Guangtou, élogieux. Tu comprends, Wang les Esquimaux n’a pas de perspectives, alors évidemment il compte sur moi, Li Guangtou.
Yu l’Arracheur de dents regarda L’Anatomie humaine et songea qu’il n’avait pas de perspectives lui non plus. Aussitôt, il prit un air bravache et, tendant deux doigts, il lança :
— Moi, Yu l’Arracheur de dents, j’ai aussi de grandes ambitions. Je souscris pour 2 000 yuans, deux actions.
Sur ce, il jeta L’Anatomie humaine par terre et posa le pied dessus, puis prenant Li Guangtou par la main, il s’enflamma :
— Moi, Yu l’Arracheur de dents, je roule avec toi à cent pour cent. Tu as réussi dans un commerce de
, alors dans un commerce qui ne soit pas un commerce de
, qui sait jusqu’où tu monteras ? Tu serais capable de diriger un pays…
Li Guangtou l’interrompit d’un geste de la main :
— Le pouvoir ne m’intéresse pas.
Yu l’Arracheur de dents, emporté par son élan, continua de plus belle :
— Où est ta carte du monde ? Il y a toujours les petits points dessus ? Quand on aura fait fortune tous les deux, toi Li Guangtou et moi Yu l’Arracheur de dents, je te garantis que j’irai faire un tour partout où il y a des petits points.
Avant de quitter le bourg des Liu pour prendre son deuxième envol, Li Guangtou se rendit comme l’autre fois à la boutique de dim sum de la mère Su pour y manger des petits pains farcis à la viande. Tout en mastiquant, il sortit son passeport de sa veste râpée et le montra à la mère Su pour élargir son horizon. La mère Su prit le document avec curiosité, l’examina sous toutes les coutures et, comparant la photo du passeport avec l’individu qu’elle avait sous les yeux, elle remarqua :
— On dirait vraiment que le type sur la photo, c’est toi.
— Comment ça, on dirait ? Mais c’est moi, répliqua Li Guangtou.
La mère Su n’arrivait pas à détacher ses yeux du passeport :
— Et avec ça, tu peux sortir de Chine et aller au Japon ? s’étonna-t-elle.
— Evidemment, répondit Li Guangtou, qui reprit son passeport des mains de la mère Su. Tu as les mains grasses.
La mère Su, confuse, s’essuya les mains sur son tablier, et Li Guangtou frotta le passeport avec sa manche râpée pour en effacer les taches de gras.
— Tu vas aller au Japon habillé comme ça ? demanda la mère Su en regardant les vêtements râpés de Li Guangtou.
— Rassure-toi, aussi vrai que je m’appelle Li Guangtou, je ne ferai pas honte à mes compatriotes, dit Li Guangtou en s’époussetant. En arrivant à Shanghai, je m’achèterai des habits chicos.
Au moment où, le ventre plein, il s’apprêtait à quitter la boutique de la mère Su, Li Guangtou se souvint que, quatre ans auparavant, celle-ci avait failli prendre une participation. Il fallait donc lui accorder une chance à elle aussi. Il s’arrêta et lui expliqua en quelques mots la teneur de son projet. La mère Su, d’abord tentée, ne tarda pas à se souvenir de la façon piteuse dont les choses s’étaient terminées la fois d’avant, elle se rappela que si elle-même n’avait pas perdu d’argent, c’est parce qu’elle était allée avant au temple faire brûler de l’encens. Ses affaires marchaient bien en ce moment, elle était trop occupée pour pouvoir quitter la boutique, et voilà trois semaines qu’elle n’était pas allée faire brûler de l’encens au temple. Dans ces conditions, elle jugea plus sage de renoncer et elle annonça à Li Guangtou qu’elle préférait passer son tour. Li Guangtou hocha la tête à regret et tourna les talons. Il se dirigea vaillamment vers la gare routière de notre bourg des Liu, prêt à prendre une seconde fois son envol.
* On appelle ainsi ceux qui vont se mettre au service de la cause communiste dans un pays autre que le leur.
© Actes Sud. Roman traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut